Extraits de la recension par Éric Zemmour du livre La Haine de la culture par Konrad Paul Liessman. On trouvera également de longs extraits du début de l’ouvrage à la fin de ce billet.
Bildung : un mot que seuls les germanistes connaissent ; et les lecteurs des grands romanciers allemands, les Theodor Fontane et Thomas Mann. Bildung, c’est à la fois l’éducation, la culture et la formation, comme nous l’expliquent, dès la première page du livre, nos traducteurs. Bildung était bien sûr dans le titre original de cet ouvrage : bildung abandonnée, bildung rejetée, bildung méprisée, bildung martyrisée mais bildung debout, bildung…
Si je me permets ainsi de jouer, c’est que notre auteur ne se prive pas lui-même de manier l’ironie avec une efficacité grinçante. Et si je joue sur un registre franco-allemand, c’est que les thèmes de son ouvrage évoquent des auteurs français bien connus : le Finkielkraut de La Défaite de la pensée ou le Régis Debray de L’Éloge des frontières. Konrad Paul Liessmann a écrit une formidable charge contre les progressistes ; en France, il aurait été catalogué dans les « nouveaux réacs ». Mais Liessmann est un philosophe autrichien qui peut s’ébrouer librement, loin des sectaires et des sicaires du boulevard Saint-Germain. Il est libre Konrad ! Libre d’appeler à de nouvelles Lumières contre l’Islam sans craindre les reproches d’islamophobie [...]
Libre de nous démontrer que l’école d’aujourd’hui, qui a abandonné la culture pour les compétences, est devenue une école « barbare ». Qu’on n’éduque plus les enfants, mais qu’on cherche « l’acquisition de compétences telles que la capacité à travailler en équipe, la disposition à communiquer, le goût de l’innovation et la virtuosité numérique ». Que « la culture n’est pas un savoir-faire. » Que le « savoir inutile voilà ce qui distingue l’homme cultivé ». Que la littérature a connu le sort du latin et du grec ancien dans les années 1960, devenue obsolète, car symbole de la culture bourgeoise. Et que « faire en sorte de barrer systématiquement l’accès à la littérature aux jeunes gens, par la mise en œuvre d’une politique éducative obsédée par les compétences et ne jurant que par la technique, cela ne saurait être interprété que comme un acte barbare ».
Qu’il y a un lien (évident, mais que personne ne veut voir) entre la dévalorisation des connaissances et l’entrée dans l’ère de la post-vérité. Et de finir sur cette ironie réjouissante : « On peut y voir un processus démocratique : ce que jadis seuls 10 000 privilégiés avaient le droit de lire, aujourd’hui plus personne n’a le droit de le lire. Inégalité pour tous. »
Liessmann nous montre le paradoxe de notre époque qui vide l’éducation de sa substance culturelle et qui, en même temps, pare l’éducation de toutes les vertus et de tous les objectifs. « De nos jours, parler de l’éducation, c’est croire aux miracles (…) (L’école est devenue) une sorte de religion dans une société sécularisée. » Mais justement, ceci explique cela. C’est parce qu’on a détruit la culture littéraire, ce qu’on appelait la « culture » et que l’extrême gauche appelait « la culture bourgeoise », qu’on a pu ainsi transformer les salles de classe en un lieu de propagande mise au service du développement durable, de la théorie du genre, etc. Et parce qu’on a renoncé au « processus de conquête de soi-même par la culture » qu’on peut donner le bac à tout le monde.
Liessmann dénonce avec lucidité des profs privés de « tout contact avec leur discipline », « au nom d’une pseudo scientifisation de la pédagogie fort douteuse en raison de l’étendue de leur contamination idéologique ».
Il ne respecte rien ni personne pour notre plus grande joie. « À l’époque du numérique, où des tablettes sont utilisées durant les cours, les écoles ne font pas des enfants et des adolescents qui leur sont confiés des citoyens émancipés capables de résister aux tentations totalitaires des multinationales du net, mais, au contraire, des agents de ces firmes ». On transmettra le message à Valérie Pécresse qui, au nom de la région Île-de-France, a distribué des ordinateurs à tous les enfants des écoles !
Même notre société de l’intelligence est brocardée par notre iconoclaste : « Seuls les pays affichant un faible pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur — la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne — affectent un faible taux de chômage de ces personnes (…) Ailleurs, (se développe un) précariat académique [des diplômés universitaires] grandissant (qui signifie sans doute “que la lutte pour les talents” appartienne déjà au passé). »
On l’a dit, Liessmann est autrichien. Sa critique acerbe de la société et de l’école concerne le système éducatif du monde germanique. Chez nos voisins, l’école est fédéralisée, régionalisée, même les programmes peuvent être différents d’une région à l’autre. Des fondations parfois privées gèrent le système. Pas de Rue de Grenelle, pas de ministère centralisé, pas « de plus gros employeur du monde depuis la disparition de l’Armée rouge ». Pas de sclérose bureaucratique, pas de Jules Ferry disant « tous les enfants de France font la même dictée à la même heure ». Pas de pédagogistes et de gauchistes qui se sont introduits dans le cœur du système pour mieux le piloter et le désintégrer. Pas de profs fonctionnaires « fainéants » qu’on ne peut pas virer et qui ne pensent qu’aux vacances !
Rien de tout cela et pourtant les mêmes résultats, les mêmes constats, le même mépris de la culture et de la littérature, la même obsession des compétences, le même Graal des classements Pisa, le même modèle finlandais, la même propagande des lobbys gays, antiracistes, écologistes, féministes. En lisant Liessmann, on comprend que la France a subi comme ses voisins le même processus de Bologne (Union européenne), les mêmes instructions de l’OCDE (inspirées des méthodes américaines d’après-guerre), le même mépris de la transmission au bénéfice de l’innovation, la même incapacité à mener un nouveau combat des Lumières contre l’Islam, la même détestation de la culture bourgeoise, patriarcale, hétérosexuelle et blanche. Cela nous rend plus indulgents pour nos faiblesses hexagonales. Et plus lucides sur nos véritables ennemis.
LA HAINE DE LA CULTURE
par Konrad Paul Liessmann,
paru à Paris
le 16 septembre 2020
aux éditions Armand Colin,
173 pages,
ISBN-13 : 978-2200627928
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