lundi 30 décembre 2019

Louisiane — De plus en plus d'élèves scolarisés dans des classes francophones

Pour arriver à La Nouvelle-Ibérie, paisible ville de 30 000 âmes, il faut longer les champs de cannes à sucre que la brise moite du golfe du Mexique fait onduler.

Au cœur du pays cajun, entre deux bayous, s’élèvent les murs de brique de la North Lewis Elementary School. Une école publique classique, comme il y en a des milliers aux États-Unis, à un détail près. Maths, sciences, histoire, conjugaison, lecture… Les instituteurs enseignent ici le programme scolaire américain traduit en français. En Louisiane, la formule connaît un succès inédit. En deux ans, le nombre d’inscriptions a bondi de près de 20 %. À chaque rentrée, dans tout l’État, de nouvelles classes d’immersion francophone sont créées. 5 300 enfants de langue maternelle anglaise fréquentent cette filière dans 34 établissements. Ils commencent dès la kinderschool, la maternelle.



15 h 30. La sonnerie retentit. Garçons et filles, vêtus de l’uniforme de l’école sur lequel est brodée une fleur de lys, se mettent en rang. « On se calme ! » Quand on se fait réprimander, c’est dans la langue de Paris. Dans les couloirs, des affiches punaisées en VO : « Ici, on est fier de parler français. » Tour à tour, les écoliers s’engouffrent dans les pick-up de leurs parents, qui défilent devant le porche. « Durant toute ma scolarité, j’ai étudié cette langue. Mon fils, qui a commencé il y a quelques semaines, en sait déjà plus que moi », s’amuse Hillary Landry, une jeune mère de famille. La journée continue pour les enseignants qui carburent au café en salle de réunion. À l’ordre du jour, la préparation de la « French pride », un défilé célébrant la culture de plusieurs pays francophones. « Il faudrait trouver des costumes typiques », s’inquiète l’un d’eux.

À La Nouvelle-Ibérie, le français est partout et nulle part. Sur les panneaux, des noms aux sonorités familières : Thibodeaux, Charenton, Jeanerette… Entre le vieux cinéma Évangéline et le Napoléon’s bar, les effluves de poulet frit harcèlent les narines. La langue ne survit en réalité que dans le folklore, une douce nostalgie héritée de l’histoire de la région. Elle a pris racine lors de l’installation de colons venus de métropole, au début du XVIIIe siècle. Puis avec les Acadiens, arrivés à partir de 1763 [certains pourraient être arrivés plus tôt], déportés depuis l’est du Canada par les Britanniques.

Ces exilés francophones, devenus par déformation linguistique les Cajuns, ont su faire perdurer leur culture sur ces terres marécageuses jusqu’en 1921. Cette année-là, et pour presque un demi-siècle, la loi américaine interdit de parler un autre idiome que l’anglais en classe.

Leur dialecte — sorte de vieux français criblé de mots amérindiens et africains [confusion de l’auteur avec le créole ?] — tomba en désuétude. Des générations furent sacrifiées sur l’autel de l’anglicisation des États-Unis. De nos jours, seuls quelques anciens, dans des bayous reculés, maîtrisent encore la langue de leurs aïeux. Le cajun n’est plus parlé que par 25 000 personnes. « Le français, c’est notre héritage. Mais celui enseigné ici n’a rien à voir avec la langue de nos ancêtres », reprend Tim Rosamund, le directeur de la North Lewis School, bonhomme affable empruntant quelques traits à un George W. Bush rajeuni. Dans son établissement, près de 50 % des élèves déclarent discuter de temps à autre avec un aîné parlant le patois.

En inscrivant leurs enfants en immersion linguistique, les parents américains ne font pas qu’honorer leurs racines. Ils rêvent de réussite scolaire à moindre coût. Les écoles primaires qui proposent ce programme sont presque toutes publiques, gratuites et les enseignants francophones jouissent d’une excellente réputation aux États-Unis. Le Codofil, Conseil pour le développement du français en Louisiane, en chapeaute 160. « Votre pays nous envoie ses meilleurs instituteurs », susurre Tim Rosamund, comme s’il trahissait un secret industriel. Ces derniers sont détachés de leur poste dans l’Éducation nationale dans le cadre d’accords franco-louisianais pour une période d’un an, qui peut être prolongée. Certains choisissent de s’installer ici définitivement, librement recrutés par les écoles. « Tous ces professeurs sont les meilleurs ambassadeurs de notre culture, de notre langue et de notre pays », se félicite Vincent Sciama, le consul de France.

Trouver facilement du travail

Il y a aussi d’importants contingents du Québec, de Belgique et de pays d’Afrique de l’Ouest. Ils seraient environ 400, en tout, rémunérés par les paroisses [laïques] l’équivalent des comtés. Les parents sont séduits par la « french touch » de ces instituteurs : créativité et rigueur. « J’essaye de continuer à travailler comme en France, bien que le programme soit plus lourd, car le rythme de l’enfant y est mieux respecté », affirme Julie Romanello, enseignante en grande section de maternelle. « Mes confrères américains, eux, ont tendance à faire plus de cours magistraux », continue-t-elle. « Nos petits sont moins chouchoutés que dans le système éducatif américain classique », se félicite Jennifer Taylor, une maman.

Certains parents voient aussi dans ce programme linguistique une occasion pour leur progéniture d’obtenir plus tard un bon emploi, dans un État où le taux de chômage (4,5 %) — bien qu’en baisse — reste plus élevé que la moyenne nationale (3,6 %). « C’est la promesse de trouver du travail partout dans le monde », estime Annah Killgore, qui a trois enfants en immersion. À quelques kilomètres des plateformes pétrolières et gazières offshore qui continuent de faire vivre la région, « c’est une chance de faire du business avec les entreprises francophones, les firmes du secteur de l’énergie par exemple, imagine le directeur de l’école de La Nouvelle-Ibérie. Et surtout de faire tourner l’industrie du tourisme. Nous attirons beaucoup de visiteurs de France… » Tout un écosystème se met progressivement en place en Louisiane, pour faciliter les débouchés. Un premier forum pour l’emploi francophone a réuni 500 visiteurs, mi-novembre, pour mettre en relation des jeunes et des entreprises comme Total, Airbus ou la chaîne hôtelière Mariott. Une première aux États-Unis. « L’avenir en français est là, il faut le rendre possible pour tous », s’enthousiasme Vincent Sciama. Autre ambiance, au cœur d’un quartier huppé de La Nouvelle-Orléans. Face à un parcours de golf, dans une rue bordée de chênes centenaires, se dresse la Audubon School. Une institution, une marque, un modèle. Autour de l’imposante bâtisse, un potager, un terrain de sport, des aires de jeux… C’est le plus vieil établissement de tout l’État qui propose l’immersion. On y joue à la marelle en français depuis 1984.

À la différence de la plupart des autres écoles francophones, on enseigne ici le programme de l’Éducation nationale. « Il a très bonne réputation. Les parents trouvent les exigences très élevées, souligne Laure Vermeulen, la directrice. Ils réclament des dictées, ce qui n’existe pas d’habitude aux États-Unis. » Au cours de leur scolarité, ces élèves doivent réussir les tests américains. De leurs résultats dépendent les fonds publics alloués par l’administration locale. Pas question, donc, de se mettre totalement à l’heure de Paris, les enfants doivent redoubler d’efforts. « La communauté Audubon est une famille, et l’école met à notre disposition toutes les ressources pour qu’ils réussissent », explique Leland Smith, un père de famille. De l’aide aux devoirs est par exemple proposée.

L’engouement pour l’immersion passe par le bouche-à-oreille. À l’échelon national, le chinois et l’espagnol font aussi partie des programmes les plus plébiscités. En 2000, en tout, seulement 260 classes de ce genre étaient répertoriées aux États-Unis. Aujourd’hui, elles sont presque huit fois plus nombreuses. Quelques heures d’anglais permettent à ces élèves de rester au niveau de leurs camarades à la scolarité traditionnelle.

Maîtriser une deuxième langue jeune, c’est la promesse d’avoir plus de facilités dans les autres apprentissages, jure la communauté enseignante. Les enfants deviendraient à terme meilleurs que les autres ; les encadrants en sont persuadés. Surtout, les écoliers pourraient développer plus tard des facilités pour apprendre de nouveaux idiomes. Pourtant, il n’existe pas de consensus scientifique sur la question. « Les résultats des études sont très variés selon le contexte et la méthodologie. Un certain nombre d’entre elles montrent des bénéfices. En tout cas, une chose est certaine, il n’y a pas d’effet négatif », résume Patrick Rohrer, doctorant en sciences du langage au laboratoire de linguistique de Nantes, et natif de La Nouvelle-Orléans. « Cela donne des outils sur lesquels l’élève pourra s’appuyer pour apprendre d’autres langues », continue-t-il. Les retours d’expériences sont flatteurs. « Leurs professeurs au lycée remarquent aussi leur plus grande ouverture d’esprit. Ce sont des étudiants plus synthétiques, plus analytiques », souligne Laure Vermeulen.

Si les chiffres des inscriptions sont en constante hausse, l’immersion en français reste une démarche un brin extravagante au pays de l’Oncle Sam. Ici, à Audubon, c’est même presque un message politique. L’établissement est laïque dans une ville où l’enseignement catholique est très puissant. « Les parents sont plutôt des gens de gauche, du milieu artistique », pointe la directrice. Nous sommes bien loin de l’Amérique de Trump. Dans la salle des professeurs, le portrait d’Obama n’a toujours pas été décroché. Il se raconte que l’oubli est volontaire !


Source : Figaro