mercredi 10 juillet 2019

Bibliothèque nationale escamote Jésus Christ qui explique la vision de l'univers du Moyen Âge

    Comme nous l’avons déjà écrit ici le Moyen Âge occidental n’a jamais cru que la Terre était plate comme on aime à le raconter. Pour la bonne raison que les gens instruits en Occident voyaient la Terre comme une sphère depuis l’Antiquité grecque...

      Le Louvre Abou Dhabi a présenté une exposition au printemps 2018 pour retracer 2500 ans d’une histoire des sciences et des représentations. Il s’agit de l’exposition « Le Monde en sphères », conçue par la Bibliothèque nationale de France (BnF). Près de 200 œuvres impressionnantes, objets d’art et de savoir, issues des collections de la BnF et de prêts exceptionnels incarnent cette vision sphérique du monde : globes terrestres et célestes, sphères armillaires, astrolabes et manuscrits..

      L’exposition fait la lumière sur l’« invention » du modèle sphérique dans l’Antiquité gréco-latine. Au VIe siècle avant notre ère émerge une conception de l’univers fondée sur l’observation des mouvements cycliques du ciel, complétée par une intuition mathématique sur les propriétés de la sphère qui en font, aux yeux des savants et des philosophes, la forme la plus juste du cosmos. S’impose alors le modèle d’un monde clos composé de sphères concentriques portant astres et étoiles autour d’une Terre sphérique et immobile. Ce modèle est perfectionné par Ptolémée et matérialisé par les premiers globes. La plus ancienne sphère céleste connue, présentée dans l’exposition, date du IIe siècle avant J-C. La présence de la sphère dans les arts antiques illustre par ailleurs sa forte portée symbolique. En témoignent les figures récurrentes des Empereurs tenant un globe — le monde — en leurs mains ou d’Uranie, muse de l’astronomie pointant sa baguette sur un globe suggérant l’influence des astres sur la destinée humaine.



      Pour Montaigne, le système de Copernic était une folie

      Dans le système de Ptolémée — du nom de l’astronome grec qui, au IIe siècle de notre ère, synthétisa les connaissances de l’Antiquité en la matière —, la Terre est tout ce qu’il y a de plus ronde, et occupe le centre du cosmos. Au-dessus d’elle s’étagent les sphères de la lune, du soleil, des différentes planètes et des étoiles.

      À partir du XIXe siècle, un discours s’est répandu selon lequel les oppositions que suscita le système héliocentrique, proposé au XVIe siècle par Copernic, étaient un effet de la vanité des hommes, horriblement vexés à l’idée de ne plus se trouver au centre du monde. Méprise totale : dans l’ancienne distribution cosmique, le centre n’était pas le lieu le plus glorieux, mais le plus vil. Le philosophe Rémi Brague le rappelle fort bien dans « Le géocentrisme comme humiliation de l’homme » (dans Herméneutique et ontologie : Mélanges en hommage à Pierre Aubenque, Presses universitaires de France, 1990). Dès lors, le système de Copernic, loin d’être reçu comme une humiliation pour l’homme, apparut au contraire, à beaucoup, comme le produit d’un orgueil insensé : voilà que l’homme se plaçait au-dessus du soleil, se projetait dans les cieux ! Montaigne, qui ne passe pas pour un esprit obtus et arriéré, considérait le système de Copernic comme une folie :
      La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant [c.-à-d. en même temps] la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici, parmi la bourbe et la fiente du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois [c.-à-d. terrestre, aquatique et aérienne] ; et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la lune et ramenant le ciel sous ses pieds. [Essais, livre II, chapitre XII, « Apologie de Raimond Sebond »]

      Au demeurant, si être au centre du cosmos avait été, pour la Terre et les hommes qui la peuplaient, une gloire, cette gloire aurait dû encore augmenter au fur et à mesure qu’on s’approchait du centre de la terre elle-même. Or, sous la terre ne se trouvait pas le paradis, mais l’enfer. À l’extrême centre du monde : Satan. Une enluminure du XIIIe siècle, empruntée à un livre de Gossuin (ou Gautier) de Metz intitulé L’Image du monde, en offre une illustration spectaculaire. Au centre, la gueule du diable avale les damnés. Autour viennent les quatre éléments qui constituent le monde terrestre — la terre (beige), l’eau (vert), l’air (bleu), le feu (orange) —, les orbes célestes (lune, soleil, planètes, étoiles), le séjour des anges, le tout coiffé par la figure du Christ.

      Gossuin de Metz, L’Image du monde, copie du XIIIe siècle

      Cette image a exposé les responsables de Chroniques, le magazine de la Bibliothèque nationale, dont le numéro avril-juillet met l’exposition « Le monde en sphères » en vedette, à un dilemme. D’une part, cette belle image était trop belle pour ne pas être reproduite, mais d’une part, un monde surmonté par la figure du Christ… quelle horreur ! Une solution fut trouvée : accorder à l’image une pleine page, en quatrième de couverture, mais la décaler vers le haut, tronquer le haut et ainsi escamoter l’élément gênant pour ton bon laïc. Exclusion du Christ, qui pourtant donnait tout son sens à l’image et fournissait une clé de lecture : la Terre n’est pas l’élément le plus enviable, c’est le Ciel, le septième ciel...

      Couverture de la revue de la BnF

       Le quatrième de couverture avec le dessin tronqué...


      La revue de la Bnf n’a nullement signalé, dans la légende, que l’enluminure présentée a été tronquée, ni bien sûr pourquoi alors que la page semble déséquilibrée.  Cette technique est pitoyable de la part d’une institution comme la Bibliothèque nationale dont la mission est de conserver — intact il va sans dire — les documents de sa collection.


      Insistance sur la transmission du savoir par les Arabes, occultation de Constantinople

      Notons également que la Bnf insiste beaucoup sur le rôle de conservation du savoir par la civilisation arabo-musulmane (ses savants n’étaient ni tous Arabes ni tous musulmans). En effet, la science grecque avait pénétré en terre d’islam par les chrétiens syriaques et nestoriens mais l’esprit grec resta toujours étranger à l’islam qui s’intéressait par exemple à l’astronomie grecque pour des raisons de calendrier religieux et d’orientation de la prière, mais très peu à la philosophie grecque et pas du tout à la littérature grecque.

      Le dossier de presse de l’exposition affirme ainsi :
      Suite à l’effondrement de l’Empire romain, la science antique fut en partie perdue en Europe occidentale du Ve au Xe siècle. Grâce aux traductions arabo-latines, l’Occident redécouvre de nombreux textes antiques (Aristote, Euclide, Ptolémée) et accède aux penseurs du monde islamique à partir du XIe siècle. Cet apport intellectuel amorce une véritable renaissance scientifique.

      L’ennui c’est que l’Occident s’alimenta également à une autre source nettement plus évidente jusqu’à 1453 : Constantinople où les textes étaient disponibles en grec et non dans des traductions en arabe, suspectes d’être erronées... On ne le saura pas en lisant le dossier de presse de l’exposition. Plus de détails sur ce sujet ici : La conservation du savoir grec à Constantinople et sa diffusion dans l’Europe romane.

      Rappelons que pour ce qui de la rotondité de la Terre, les savants occidentaux le savaient avant l’arrivée des bédouins arabes en Méditerranée et bien avant les traductions de l’arabe du XIe siècle.

      C’est ainsi que :
      • Au Ve siècle, Martianus Capella décrit, au livre VIII des Noces de Philologie et de Mercure, un modèle astronomique géohéliocentrique dans lequel la Terre, immobile au centre de l’Univers, voit les étoiles, le Soleil et la plupart des planètes tourner autour d’elle, alors que Mercure et Vénus tournent autour du Soleil.
      • Boèce (480-525) dans Consolation de la philosophie parle de la masse arrondie de la Terre.
      • Dans ses Étymologies, Isidore de Séville (~530 — ~636) compare la Terre à une balle.
      • Bède le Vénérable (672-725) dispose d’un manuscrit de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien ; dans ses traités De natura rerum et De tempore ratione la Terre est ronde, pas simplement circulaire comme un écu ou une roue, mais semblable à une balle.
      • Charlemagne, dans plusieurs statues et gravures de son époque, est représenté tenant dans sa main un globe terrestre surmonté de la Croix.
      • Jean Scot Erigène (~ 800-876) étend, dans son Periphyseon le modèle géohéliocentrique de Martianus Capella en faisant également tourner Mars et Jupiter autour du Soleil.
      • Au chapitre XCIII de sa Géométrie, Gerbert d’Aurillac (~ 945-1003) décrit l’expérience d’Ératosthène et Hermann Contract (1013–1054) estime la circonférence de la Terre à partir de cette méthode…

      Traductions directes du grec en latin dès le XIIe siècle

      Pour ce qui est des traductions d’Aristote, l’Occident y eut toujours accès par le grec, de rares copies grecques existaient dans les monastères d’Occident, mais il est vrai qu’elles connaîtront un nouvel engouement au XIIe siècle. Siècle qui marque, globalement, le début de la Renaissance médiévale (voir Jacques Le Goff) pour des raisons d’abord démographiques et économiques, combinées à un optimum climatique médiéval. Renaissance qui s’accompagnera également de réformes religieuses en Occident (la réforme grégorienne).

      Selon l’historien Jacques Heers, « l’enseignement [de la pensée grecque en Occident], celui de la Logique notamment, n’a jamais cessé dans les écoles cathédrales puis dans les toutes premières universités. [...] L’on se servait alors de traductions latines des textes grecs d’origine que les clercs et les érudits de Constantinople avaient pieusement gardés et largement diffusés. [...] “Les traductions du grec en langue arabe et de l’arabe en latin, que l’on attribue généralement à Avicenne et à Averroès, sont apparues relativement tard, alors que tous les enseignements étaient déjà en place en Occident et que cela faisait plus d’un siècle que la Logique, directement inspirée d’Aristote, était reconnue comme l’un des sept ‘arts libéraux’ du cursus universitaire.”



      Des traductions médiévales de grande ampleur rédigées directement du grec en latin sont connues dès le XIIe siècle. Elles remplaceront rapidement celles issues de l’arabe parfois nées de triples traductions (du grec en syriaque, puis du syriaque en arabe et enfin de l’arabe en latin).

      Parmi ces traducteurs, on trouve Henri Aristippe né à Catane, en Sicile, vers 1105–10. Lettré italien d’origine grecque, il fut l’un des acteurs de la Renaissance du XIIe siècle en Sicile sous domination normande (et non pas musulmane). Aristippe, ambassadeur à Constantinople (1158-1160), y reçut de l’empereur Manuel Ier Comnène une copie grecque de l’Almageste de Ptolémée qu’il traduisit en latin. Il est l’auteur vers 1160 de traductions en latin de textes grecs fondamentaux, qui jouent un rôle majeur dans la Renaissance du XIIe siècle. Parmi ses traductions, des dialogues de Platon (Ménon traduit en 1155 et Phédon en 1156), le livre IV des Météorologiques d’Aristote, l’Almageste de Ptolémée déjà cité, la Mécanique d’Horon de Syracuse, l’Optique d’Euclide.

      Jacques de Venise est connu et cité comme le principal traducteur d’Aristote du grec au latin au XIIe siècle, et dans de nombreuses copies du XIIIe siècle la traduction lui est attribuée sous la forme “translatio Jacobi”. On lui doit les premières traductions du grec au latin de la Physique, de la Métaphysique (on n’en a conservé que les livres I à IV, 4, 1007 a31) et du De Anima. On lui attribue également la traduction de parties des Parva naturalia (en particulier la translatio vetus du De morte et vita, le De memoria, le De juventute et le De respiratione), ainsi que de nouvelles versions de textes déjà traduits par Boèce : les Topiques et les Réfutations sophistiques (fragments), les Premiers et Seconds Analytiques (pour ces derniers sa traduction est utilisée pendant tout le Moyen Âge : on en a 275 manuscrits, contre seulement huit pour les trois autres traductions connues).

      Guillaume de Moerbeke, né vers 1215 et mort en 1286, fut un autre traducteur de textes grecs anciens ainsi qu’archevêque catholique latin de Corinthe (Grèce) quand le Péloponnèse était la Morée franque et dont le prince était Geoffroi Ier de Villehardouin. Il fut le traducteur médiéval le plus prolifique de textes philosophiques, médicaux et scientifiques, les traduisant du grec ancien en latin. Ses traductions eurent une influence considérable à son époque, alors que peu de traductions sérieuses étaient disponibles. Elles sont toujours tenues en haute estime par les érudits modernes. Il est surtout connu pour ses travaux sur l’œuvre d’Aristote, dont il révisa les traductions existantes ou qu’il traduisit de novo d’après les originaux grecs (il fut ainsi le premier traducteur en latin de La Politique, v. 1260). Guillaume traduisit également les traités mathématiques d’Héron d’Alexandrie et d’Archimède (avec les commentaires d’Eutocios), ainsi que le Commentaire au livre III du traité “De l’âme” d’Aristote de Jean Philopon. Ses versions des Éléments de théologie de Proclus (1268) sont d’une importance notable, car cet ouvrage est l’une des sources principales de la résurgence du mouvement philosophique néo-platonicien au XIIIe siècle.



      Voir aussi

      La conservation du savoir grec à Constantinople et sa diffusion dans l’Europe romane

      Au moins 75 % des classiques grecs connus aujourd’hui proviennent de copies byzantines

      Moyen Âge occidental n’a jamais cru que la Terre était plate comme on aime à le raconter

      La vérité sur l’affaire Galilée, l’hypothèse sans preuve