dimanche 28 février 2010

Régis Debray sur le succès de l'écologisme et l'enracinement

Extraits d'un entretien entre Elisabeth Lévy et Régis Debray.

Journaliste — Vous observez que nous sommes passés de l'ère de Normale sup à celle de l'Ena. En réalité, nous sommes entrés dans celle de Sup de co, ou plutôt de la Harvard Business School. Il n'y a pas de quoi pavoiser...

Régis Debray — La fin d'un monde n'est pas la fin du monde. Nous perdons certaines compétences, nous en gagnerons d'autres. Le latin-grec s'en va, mais « Avatar » arrive. C'est une merveilleuse fable qui dit l'essentiel du moment : condamnation de l'arrogance technique, rêve de douceur, fusion avec la nature, retour aux sources, tout y est. Au passage, cela montre que l'empire américain a de beaux jours devant lui, car il est le seul à pouvoir produire aujourd'hui un grand récit planétaire, capable de toucher toutes les générations de tous les pays, Chine comprise. Cameron parle au monde en 3D comme Victor Hugo le faisait avec « Les Misérables ».

Pourquoi de jeunes habitants des mégalopoles modernes, qui ne connaissent rien au chamanisme, et chez qui parfois tout arbre a disparu, sont-ils concernés par « Avatar » ?

Question d'équilibre : plus tu te modernises par les mains, plus tu as besoin de t'archaïser par la tête. C'est sur ce couple de forces que repose la grande vague écologiste. C'est dans la Silicon Valley que les chamans prospèrent. L'archaïsme, c'est ce qui est non pas derrière, mais devant nous.


Manuel d'ECR Autour de nous, manuel A, pour la 1re  année du 2e cycle du primaire [8 ans], éditions CEC, Montréal, 2009, page 40.

[...]

Vous semblez penser que le marxisme universaliste a échoué par incapacité à s'ancrer dans les réalités et les histoires locales et nationales. « La guérilla du Che a échoué pour n'avoir pas été assez précolombienne », écrivez-vous...

Le radical en Bolivie, c'est la racine inca, aymara ou quechua. En bons progressistes, l'enracinement dans la longue durée des hauts plateaux n'était pas notre problème. Le grand retour indigéniste auquel nous assistons à travers quelqu'un comme Evo Morales est bien une revanche de la mémoire sur les tables rases du futurisme occidental. Toutes les révolutions socialistes sont des nationalismes. Mao commence pour de bon avec l'attaque du Japon. Pourquoi les talibans sont-ils forts ? Parce qu'ils sont chez eux envahis par des étrangers, infidèles de surcroît. On ne gagne pas contre une civilisation.

Le communisme, c'est fini ! proclamiez-vous en 1984. La seule question qui compte, c'est l'islam. Nous y sommes.

À l'époque, cela n'était pas audible. Et j'avais annoncé que l'intégrisme ne viendrait pas de la campagne mais de la ville, par le biais des sciences et des techniques. Plus tu avances, plus tu recules. Quand tu es dépersonnalisé par les chiffres et les machines, tu retrouves tes marques en affichant tes ancêtres. La seule chose que l'Occident n'a pas pu briser en Orient, c'est l'islam - voir l'Algérie, voir l'Irak, voir l'Afghanistan. Ce que le colon ne peut pas te prendre, c'est ta façon de manger et de t'habiller, une langue, un calendrier, le noyau dur. C'est la barricade identitaire.

Reste qu'on est loin de l'Occident triomphant de Fukuyama.

Tant mieux. En 2025, le PIB de la Chine sera supérieur à celui des États-Unis, le reste est pipeau. Le problème, c'est l'évanouissement de l'Europe comme alternative. Voyez l'obamanie de nos provinces. Faire d'un patriote américain juste milieu [pour Régis Debray] un bon Européen de gauche relève d'une incroyable perte de sens historique. Et géographique. Nous n'avons même plus la force de produire nos propres champions. On s'enamoure en midinette. On dirait qu'en vieillissant l'Europe n'est plus que fleur bleue. Elle regarde l'Oncle d'Amérique en prince charmant, lequel regarde ailleurs, là où les choses se passent : Asie et Pacifique.






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