jeudi 25 septembre 2025

Apparition et diffusion des yeux bleus : une longue histoire européenne

On les dit mystérieux, séduisants, parfois glacials : les yeux bleus sont depuis longtemps chargés d’imaginaire. Mais d’où viennent-ils vraiment ? Une vaste étude génétique, portant sur plus de 4 000 génomes anciens et publiée récemment dans Molecular Biology and Evolution, révèle que cette couleur si caractéristique a une histoire bien plus ancienne et surprenante qu’on ne le croyait.

(cliquer sur l'image pour l'agrandir. IA = Âge du fer, BA = âge du bronze, N = néolithique, HG = chasseur-cueilleur)

Des chasseurs-cueilleurs aux Vikings

Le premier individu porteur du gène lié aux yeux bleus connu à ce jour aurait vécu il y a environ 35 000 ans en Crimée. Mais ce n’est qu’au Mésolithique, chez les chasseurs-cueilleurs d’Europe occidentale, que la proportion d’yeux bleus explose : près de 60 % dans le site d’Oberkassel (Allemagne), il y a environ 9 000 ans.

Ces populations, ancêtres directs des Européens modernes, ont laissé une trace durable. Toutefois, avec l’arrivée des agriculteurs venus d’Anatolie puis des pasteurs des steppes, majoritairement aux yeux foncés, cette proportion a fortement chuté.

Il faudra attendre l’âge du Bronze et surtout le Moyen Âge pour que le bleu regagne du terrain, probablement favorisé par des facteurs de sélection encore débattus : préférence sexuelle, adaptation à la lumière du Nord ou simple hasard génétique.

La France : du brun au bleu

Et la France dans tout ça ? Un des graphiques de l’étude permet de suivre l’évolution sur plusieurs millénaires.

Néolithique (vers 6 000 ans avant notre ère) : la France « néolithique » n’affichait qu’environ 7 % d’yeux bleus, conséquence directe de l’arrivée d’agriculteurs venus du Proche-Orient.

Âge du fer (Iron Age, IA) : la proportion monte à 12 %, signe d’un léger regain.

Moyen Âge : grand bond en avant, la France médiévale atteint environ 67 % d’individus aux yeux probablement bleus, soit le résultat le plus élevé de tout l’échantillon représenté. Cela place la population française du Moyen Âge nettement au-dessus même des Vikings (55 %) ou encore des Néerlandais médiévaux (59 %). Ces chiffres confirment l’image des sociétés du Nord et de l’Ouest de l’Europe largement aux yeux bleus à cette époque. Ceci dit, l'étude ne précise pas où cet ADN a été trouvé ni le rang des personnes à qui cet ADN appartenait (des nobles du Nord de la France ?)

Les Romains et les Méditerranéens : la part du brun

Les chercheurs se sont aussi penchés sur Rome antique. Résultat : seulement 4 % de probabilité d’yeux bleus à l’époque impériale. L’Empire, cosmopolite et méditerranéen, tirait sa diversité génétique vers le brun. Mais dès le Moyen Âge, après les invasions germaniques, on retrouve autour de 21 % de porteurs aux yeux clairs. Voir également la note encadrée ci-dessous.

Et les yeux verts, c'est secondaire ?

L’auteur a défini trois catégories basées sur une règle pour classer les couleurs des yeux (bleu, marron, vert) en fonction de marqueurs génétiques et d’un score global :
  • Bleu : Les personnes ayant deux copies du gène G/G au marqueur rs12913832 et un score élevé (supérieur ou égal à un seuil appelé TH_BLUE) sur au moins 9 des 13 sites génétiques analysés.
  • Marron : Les personnes ayant deux copies du gène A/A au marqueur rs12913832 et un score faible (inférieur à un seuil appelé TH_BROWN) sur au moins 9 des 13 sites génétiques.
  • Vert : Tout ce qui se trouve dans une zone intermédiaire, généralement avec un mélange A/G au marqueur rs12913832 et un score moyen sur le panel génétique.
En d’autres termes, la catégorie « vert » regroupe les cas où les signaux génétiques sont mitigés : le panel indique une tendance vers des yeux clairs, mais le marqueur rs12913832 n’est pas dans l’état G/G (typique des yeux bleus). Le modèle logistique utilisé vise à identifier les cas « probablement bleus » de manière prudente, tandis que les modèles beta/OLS suivent le score continu du panel, qui augmente dans les groupes où la catégorie « vert » est fréquente.
 
(cliquez pour grandir, parts probables des yeux marrons, verts et bleus. 
I
A = Âge du fer, BA = âge du bronze, N = néolithique, HG = chasseur-cueilleur)

Latitude et histoire : un duo déterminant

L’étude montre un facteur central : la latitude. Plus on monte vers le Nord, plus les yeux bleus deviennent fréquents. La dérive génétique et une préférence de partenaires aux yeux bleus dans de petites communautés ont sans doute amplifié le phénomène.

Ainsi, les populations scandinaves ou germaniques atteignent rapidement 40 % à 60 % d’yeux bleus, tandis que les Balkans, l’Italie antique ou la Grèce ancienne plafonnent autour de 0 à 10 %.

Un héritage culturel


Au-delà des chiffres, cette histoire éclaire l’imaginaire collectif : le Viking aux yeux bleus n’est pas un cliché, c’est une réalité génétique. À l’inverse, le Romain impérial aux yeux sombres incarne bien le carrefour méditerranéen. Ceci changera après la chute de l'empire, voir encadré ci-dessous.
Le cas de Rome

De récents résultats d’analyse d’ADN indiquent qu’il y a eu un énorme changement dans l’ascendance des personnes qui ont vécu à Rome à l’époque impériale et que l’apport génétique provenait principalement de la Méditerranée orientale et du Proche-Orient.

Les siècles suivants sont quelque peu agités. L’empire se divise en deux en 395, des maladies ravagent la population romaine et la ville est envahie à plusieurs reprises. Ces événements ont marqué les habitants de la ville, dont l’ascendance est devenue plus proche de l’Europe occidentale. Plus tard, l’avènement et le règne du Saint Empire romain germanique ont entraîné un afflux d’ancêtres d’Europe centrale et septentrionale. Mais « au cours de la période impériale, la tendance la plus marquée est un changement d’ascendance vers la Méditerranée orientale, avec très peu d’individus d’ascendance principalement ouest-européenne », notent les chercheurs. « Une des explications possibles de la prédominance du flux génétique de l’Orient vers Rome est que la densité de population était plus élevée dans l’est de la Méditerranée que dans l’ouest ». (Voir Ancient Rome : A genetic crossroads of Europe and the Mediterranean, dans Science 2019)

Comme on l’a dit plus haut ces résultats se fondent sur des échantillons restreints. C’est ainsi que l’ascendance nord-africaine en Italie n’est étayée que par l’ADN d’un seul individu précédemment signalé de la période romaine impériale (R132) (Antonio et coll., 2019). Une autre étude génétique de 2022 montre que malgré l’hétérogénéité génétique dans la Rome impériale, l’Europe a connu une stabilité des structures génétiques de ses populations depuis d’Âge du fer. Plusieurs hypothèses sont émises pour résoudre cette apparente contradiction : cette hétérogénéité n’aurait pu être qu’urbaine (les sites de fouille d’où provient l’ADN antique sont souvent dans les anciennes villes), les villes ont tendance à faire baisser la natalité (le logement y est cher, les enfants ne peuvent aider dans les travaux des champs), les maladies auraient surtout frappé ces villes densément peuplées et à l’hygiène douteuse, la population aurait été remplacée par une population locale rurale plus homogène et plus féconde, enfin le déclin économique de l’empire d’Occident aurait pu encourager le retour d’étrangers vers leur pays ou du moins l’Empire d’Orient resté plus prospère. Plus de détails dans Stable population structure in Europe since the Iron Age, despite high mobility.

Contexte génétique et méthode

Pourquoi les yeux bleus ?

La couleur des yeux, notamment les yeux bleus, dépend principalement de deux gènes voisins situés sur le chromosome 15 : OCA2 et HERC2. 

Voici comment ça marche en termes simples :

  • OCA2 : Ce gène contrôle la production de mélanine, le pigment qui donne leur couleur aux yeux, à la peau et aux cheveux. Plus de mélanine dans l'iris = yeux bruns. Moins de mélanine = yeux bleus ou verts. 
  • HERC2 : Ce gène agit comme un "interrupteur" qui régule OCA2. Il contient une zone spécifique (un SNP appelé rs12913832, situé dans une partie non codante de HERC2) qui décide si OCA2 produit beaucoup de mélanine ou pas. 

Pour avoir des yeux bruns, HERC2 doit bien activer OCA2 pour produire suffisamment de mélanine. Pour des yeux bleus, une mutation dans rs12913832 affaiblit cet interrupteur, ce qui réduit la production de mélanine par OCA2. 

Résultat : l'iris a moins de pigment, et les yeux paraissent bleus ou verts. Un schéma (non inclus ici) montrerait que ces deux gènes sont voisins sur le chromosome.

Méthode utilisée dans l'étude :

Au lieu de se baser uniquement sur le SNP rs12913832 pour deviner la couleur des yeux, l'auteur a adopté une approche plus précise : 

  1. Analyse d’un haplotype : L’auteur a examiné un ensemble de 13 SNPs (marqueurs génétiques) liés à OCA2 et HERC2, formant ce qu’on appelle le "haplotype des yeux bleus". Ces SNPs ont été pondérés (méthode DR2) pour évaluer leur influence. 
  2. Rôle clé de rs12913832 : Ce SNP est utilisé comme un "gardien". Pour qu’un individu soit considéré comme ayant probablement des yeux bleus, il doit avoir la version G/G de ce marqueur (une mutation spécifique). 
  3.  Score continu : L’auteur a créé un indice (de 0 à 1) pour classer les individus selon leur probabilité d’avoir des yeux bleus. Ensuite, il a attribué des étiquettes : probablement bleu, probablement brun, ou indéterminé (quand ce n’est pas clair). 
  4. Modélisation : L’auteur a étudié la fréquence des yeux bleus en fonction de trois facteurs :
    • Le temps : Comment cette caractéristique s’est répandue à travers l’histoire.
    • La latitude : Les yeux bleus sont plus fréquents dans certaines régions (ex. : Europe du Nord).
    • La couverture génomique : La quantité de données génétiques disponibles pour chaque individu analysé. 

Échantillon

L'étude se fonde sur une base de données : d'environ 4 133 génomes anciens (période 44 000 ans jusqu' à présent). 

Tableau : populations / cultures — proportion estimée d’individus « probablement aux yeux bleus » et taille d’échantillon
Population / culture Proportion estimée Taille de l’échantillon (n)
France — Moyen Âge ≈ 67 %  échantillon limité (non précisé dans la synthèse)
Oberkassel (chasseurs-cueilleurs ouest-européens) ≈ 58,9 %  n = 39
Pays-Bas — Moyen Âge ≈ 59 %  n modéré (valeur non précisée ici)
Vikings (Scandinavie) ≈ 55,3 %  n = 376
France — Âge du Fer ≈ 25–30 %  échantillon variable (non précisé)
Rome — Âge du Fer ≈ 22,2 %  n = 27
Rome — Moyen Âge ≈ 21,4 %  n = 28
Culture campaniforme  ≈ 13,1 %  n = 229
Yamnaya (steppe pontique-caspienne) ≈ 3,0 %  n = 169
Rome — Période impériale ≈ 4,2 %  n = 48
Remarque Les pourcentages sont des estimations issues de l'étude ; les intervalles de confiance varient beaucoup selon la taille d’échantillon (les petits n donnent des marges d’erreur larges). « Appel probablement bleu » = individu classé par l’algorithme comme « probablement-bleu » (voir définition génétique basée sur HERC2/OCA2).

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