lundi 26 juillet 2021

Culte du progrès, croyance au sens de l'histoire, volonté de transformation : tentations totalitaires au cœur des sociétés occidentales

Ryszard Legutko a vécu une partie de son existence dans la Pologne communiste. Professeur de philosophie et éditeur d’une revue clandestine, il a expérimenté le fonctionnement d’un régime totalitaire dans ses aspects les plus concrets. Après la chute du mur et le retour de la liberté, il fut stupéfait de voir les ex-communistes s’adapter bien mieux que les anciens dissidents à la démocratie libérale et aux affaires. Il voulut comprendre les raisons de cette étonnante compatibilité.
 
En étudiant dans les détails les évolutions récentes de la démocratie libérale, il a découvert qu’elle partage en fait de nombreux traits inquiétants avec le communisme. Culte du « progrès », certitude qu’il existe un « sens de l’Histoire », volonté de transformer la société en luttant contre les adversaires de « l’émancipation et de l’égalité », soumission du suffrage populaire à des instances élitaires non élues, et aboutissement dans les deux cas, derrière le discours de la tolérance, à l’incapacité à tolérer aucune opinion contraire.
 
À l’heure où, dans les démocraties occidentales, nombre d’électeurs sentent qu’ils ne sont plus vraiment maîtres de leurs choix politiques et qu’ils doivent même censurer leurs propres opinions, cet ouvrage permet, en remontant le fil des changements récents, d’identifier clairement les erreurs commises et les solutions pour les réparer.

Professeur de philosophie, ancien ministre de l’Éducation en Pologne et député européen, il a répondu ci-dessous aux questions d’Anne-Laure Debaecker de Valeurs Actuelles.

Anne-Laure Debaecker. — Votre étude porte sur un sujet peu abordé : les similitudes entre les régimes démocratiques et communistes. Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre cette enquête ?

Ryszard Antoni Legutko. — Plusieurs choses m’y ont poussé. La première impulsion était une observation selon laquelle les anciens communistes, après l’effondrement du régime, se sont non seulement transformés du jour au lendemain en démocrates libéraux exemplaires, mais ils ont aussi été accueillis comme des partenaires et amis fiables par les démocrates libéraux, alors que les conservateurs des partis postcommunistes étaient considérés de façon assez hostile.

Puis, lorsque je me suis engagé dans la politique européenne, j’ai découvert à ma grande consternation que le pluralisme politique était une imposture. Le pouvoir est entre les mains d’un courant politique résolument de gauche et les soi-disant partis conservateurs ne sont plus conservateurs et ont accepté l’ordre du jour de gauche. Pour donner un exemple, le mariage homosexuel a été introduit par les socialistes en France, par les conservateurs en Grande-Bretagne et par les chrétiens-démocrates en Allemagne. Il y a une hégémonie politique et idéologique et quiconque s’oppose au courant dominant est ostracisé, intimidé et parfois puni par la loi. Nous voyons l’émergence de la censure et le politiquement correct est en train de devenir féroce. Il ne s’agit pas seulement du fanatisme de groupes marginaux, mais de la position officielle du courant dominant, c’est-à-dire un large spectre allant de la gauche à la soi-disant droite. Ce politiquement correct n’aurait pas émergé dans un environnement social véritablement diversifié.

— Certains pourraient vous rétorquer qu’il n’y a pas de comparaison possible entre un régime autoritaire et liberticide tel que le communisme et le régime démocratique, garant des libertés…

— Bien sûr, il existe d’énormes différences, mais ce qui est choquant, c’est qu’il y ait tant de similitudes et que leur nombre augmente. N’oublions pas que les communistes avaient toutes sortes de libertés dans leurs Constitutions. La question n’est pas de savoir ce qui est officiellement déclaré, mais plutôt ce qui se produit réellement. Les droits de l’homme et les libertés fièrement brandies, qui sont pratiquement devenus la religion politique de la civilisation occidentale, n’ont pas beaucoup aidé et ont parfois exacerbé la situation.

Prenez la liberté d’expression. Sous la pression des néomarxistes, des féministes et autres, est apparu le terme de « discours de haine », dont le sens est pour le moins obscur. Mais ce concept a été repris et utilisé comme un bâton pour punir et intimider tous ceux qui ne sont pas d’accord. Regardez le nombre de délits possibles que la démocratie libérale a engendrés. L’un des paradoxes de nos jours est que plus on accorde généreusement des droits aux nouveaux groupes de victimes, moins on peut dire de choses en Amérique et en Europe. Il est devenu beaucoup plus facile que par le passé d’être accusé de violer les droits de quelqu’un, de faire une remarque irrespectueuse, d’avoir des tendances racistes, homophobes, misogynes, transphobes, sexistes, phallocentriques ou autres offenses.

La société prétendument accablée par tous ces crimes devient un endroit de plus en plus dangereux, semblable à un champ de mines où chaque mouvement est risqué. Tout comme il est fortement déconseillé de gesticuler sur un champ de mines, il est tout aussi prudent de ne pas dire des choses qui sont peu orthodoxes, potentiellement répréhensibles, trop dissidentes pour ce qui est politiquement acceptable. La logique politique est irréfutable, quel que soit le système, qu’il soit européen ou soviétique, communiste ou libéral démocrate : plus il y a de victimes, plus il y a de péchés ; plus il y a de péchés, plus il y a d’auteurs ; plus il y a de péchés et plus d’agresseurs, plus il y a d’autocontrôle et d’autosurveillance…

— « D’une certaine manière, la démocratie libérale constitue une mystification idéologique plus insidieuse que le communisme. » Pourquoi ?

— C’est un canular idéologique insidieux parce qu’il est basé sur une mystification ou même sur un mensonge. Ses adhérents affirment qu’ils défendent la liberté, le pluralisme et la tolérance alors qu’en fait, ils font le contraire. Certes, le libéralisme se rapporte étymologiquement à la liberté (libertas en latin signifie liberté), mais il n’a jamais été question de liberté. Tout d’abord, le libéralisme concernait une ingénierie sociale globale. On constate que les programmes libéraux postulent une restructuration de tout selon un modèle libéral. Aucune institution n’est considérée comme pleinement légitime si elle ne répond pas aux critères libéraux.

La présence puissante du libéralisme a abouti à l’acceptation presque universelle de son présupposé majeur, à savoir que la charge de la preuve incombe à ceux qui défendent les institutions existantes et non à ceux qui les attaquent. Face à l’action des groupes qui veulent révolutionner nos institutions Black Lives Matter aux États-Unis, groupes féministes et homosexuels, la réaction est timide. Même la famille n’est pas défendue parce que l’hypothèse largement acceptée est que ceux qui subvertissent les institutions au nom d’un programme libéral ont raison, mais que ceux qui les défendent sont du côté des perdants. Le libéralisme ne consiste donc pas à « vivre et laisser vivre », mais à imposer un ordre libéral qui embrasse la totalité de la vie sociale.

— Vous qui avez pu en voir les arcanes, quel rôle joue l’Union européenne ?

— L’Union européenne est l’incarnation des maux de notre temps. Quelles que soient les raisons de l’intégration communautaire dans le passé, l’Union est aujourd’hui une catastrophe. Elle se transforme en un monolithe politique et idéologique qui veut imposer son agenda aux sociétés européennes. Elle ne tient pas compte de toutes les règles que l’Europe a élaborées au long de son histoire et qui ont plus ou moins été respectées dans les États-nations. Sa structure de pouvoir n’est pas claire et personne ne sait vraiment qui prend les décisions, il n’y a donc aucune responsabilité. Elle ignore la séparation des pouvoirs et viole systématiquement les traités.

Les responsables peuvent s’en tirer parce que dans toutes les institutions de l’Union européenne, il y a la même coalition politique et idéologique des forces libérales de gauche, qui font avancer impitoyablement leurs projets. Elle est imprégnée de malhonnêteté et d’hypocrisie, car deux systèmes politiques de pouvoir coexistent en elle l’un qui est écrit dans les traités, et l’autre qui résulte de la structure réelle du pouvoir. En raison de sa légitimité démocratique limitée, l’Union a perdu tous les mécanismes de contrôle. En tant que membre du Parlement européen, je peux dire que, depuis l’époque du communisme, je n’ai jamais vu autant de doubles standards, d’arbitraire et de jeux déloyaux en politique.

— De quelle façon la démocratie libérale produit-elle de la politisation ?

— La démocratie a toujours été politique, car elle rassemble des personnes plus actives que tout autre système. Mais le problème est qu’en démocratie il y a une tendance à tout démocratiser, même les domaines de notre vie qui sont essentiellement non démocratiques comme l’art, les universités ou les familles. Mais tout démocratiser peut être dangereux. Si vous démocratisez l’art, par exemple en abolissant le canon littéraire, alors vous barbarisez la culture. Quand on observe la tendance à abolir le canon littéraire aux États-Unis, on peut voir qu’il n’a apporté que la destruction. Si vous rejetez Homère parce qu’il était politiquement incorrect, vous perdez une occasion d’apprendre quelque chose et de développer votre sensibilité culturelle. En d’autres termes, vous serez stupide et resterez stupide. Il en va de même pour la démocratisation dans toutes les institutions non démocratiques.

Alexis de Tocqueville avait raison de prédire que la démocratie omniprésente et l’égalitarisme engendreraient une nouvelle forme de tyrannie. À notre époque, l’Union européenne est un bon exemple de la manière dont la démocratie peut créer des structures quasi tyranniques. Avec le libéralisme, c’est différent. Le libéralisme a conduit à l’individualisation, et par conséquent à transformer les gens en particuliers. Mais l’aspect politique était toujours là, le libéralisme proclamant son opposition aux despotismes et s’engageant à lutter pour les droits et à s’opposer aux tendances despotiques. En conséquence, les préoccupations privées de l’homme libéral se sont politisées. La révolution sexuelle a conduit à la politisation du sexe, c’est-à-dire à la politisation de l’un des aspects les plus privés de notre vie. Puis les féministes ont pris le relais et ont dit ouvertement que le domaine privé était politique. Ainsi, ce qui se passe dans notre chambre est devenu un élément central des réglementations politiques, idéologiques et juridiques. Les libéraux américains sont allés encore plus loin, déclarant que les toilettes étaient politiques. Je me demande ce qui sera politisé ensuite.

— À ce sujet, la Pologne a récemment été montrée du doigt, notamment en raison de ses positions sur l’avortement. Qu’est-ce que cela révèle à vos yeux ?

— Cela valide mon analyse sur le monopole du courant dominant et son programme. La Pologne est l’un des rares pays de l’Union européenne où l’avortement n’est pas autorisé à l’exception de deux cas quand la vie de la femme est en danger et en cas de viol ou d’inceste. Dans d’autres pays, il existe de grands groupes qui s’opposent à l’avortement, mais ils n’ont pas la parole sur la place publique tous les médias et toutes les institutions sont favorables à l’avortement. Dans certains pays, dissuader une femme de se faire avorter est puni par la loi. Théoriquement, les questions de vie et de mort relèvent des réglementations nationales, mais en pratique, c’est différent, comme l’a montré la fureur avec laquelle la Pologne a été attaquée par les institutions européennes et les organisations internationales.

Le fanatisme des groupes et des institutions pro-avortement et la disponibilité généralisée et facile de l’avortement indiquent un changement de sensibilité morale des sociétés occidentales. Le droit de se sentir à l’aise a démoli le sentiment d’obligation. Lorsqu’une grossesse interfère avec le droit de la femme (ou de l’homme) de se sentir à l’aise, elle peut être interrompue et le sentiment d’obligation envers l’enfant à naître ne compte plus. Le besoin de se sentir à l’aise à tout prix a rendu la vie et la mort légères et, finalement, sans importance.

— La démocratie veut diriger le monde dans une seule direction : la sienne. En effet, on nous répète régulièrement que la démocratie est le moins détestable des régimes. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Existe-t-il, en réalité, d’autres choix ?

— La réponse est assez simple, du moins en théorie un régime mixte, c’est-à-dire un système qui préserve les institutions non démocratiques en tant que partie intégrante et précieuse de toute la construction politique. Ce n’est pas une spéculation farfelue. Jusqu’à récemment, la plupart des pays d’Europe occidentale étaient des régimes mixtes. Même les États-Unis n’ont pas été fondés en tant que démocratie, mais en tant que république [à l’instar de Rome, d’où les Capitoles, les sénateurs, l’aigle, l’Ordre de Cincinnatus, l’architecture officielle très classique, l’élection indirecte du président par le collège électoral, etc.], ce qui signifiait aussi un système mixte. Il est difficile de dire quand tout a commencé à changer. Sans aucun doute, le changement s’est accéléré avec la révolution sexuelle de 1968 et son attaque contre tout l’édifice, convaincue que la démocratie et les droits sont une solution à tout. Maintenant que le mal est fait, il est difficile de reconstruire un sens de la hiérarchie dans les domaines de la société où des hiérarchies sont nécessaires, mais je pense que ce n’est pas impossible. Il faut avoir une image claire du problème et de l’alternative à la situation existante. Commençons par défendre les domaines qui sont basés sur la hiérarchie : la famille, l’art, l’éducation, la religion, la morale classique et la métaphysique classique. Si nous y parvenons, la politique reculera et nos sociétés se diversifieront à nouveau.

Le Diable dans la démocratie,
tentations totalitaires au cœur des sociétés libres,
de Ryszard Antoni Legutko,
paru le 24 février 2021,
chez L’Artilleur,
368 pages,
ISBN-10 : 2 810 010 080
ISBN-13 : 978-2810010080
22 €.

Voir aussi  

« L’histoire a le sens qu’on lui donne »  

Le Progrès est-il un progrès ?

 « L’esprit conservateur est le souci de ce qui tient ensemble le monde de manière invisible » 

L’invention du progrès

Le « progressisme »
 

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