La moitié de la population de la planète est confinée depuis de longues semaines pour se protéger de la pandémie de coronavirus. Alors que certains pays ont choisi d’autres voies ou sont en train de procéder au déconfinement de leur population. Rares sont ceux qui remettent en cause la stratégie d’enfermement de la population prise par les États. Le confinement serait un postulat face à l’épidémie.
Pourtant, le professeur Jean-François Toussaint, professeur de physiologie, médecin à Hôtel-Dieu et Directeur de l’IRMES scrute avec son équipe de statisticiens, depuis le tout début de l’épidémie, les avalanches de données qui lui arrivent du monde entier. Pour lui, le confinement généralisé serait inefficace et conduirait à des dégâts collatéraux immenses. Preuves à l’appui, Il préconise de sortir du confinement « aveugle » et de nous orienter vers un confinement « personnalisé » qui permettrait de faire repartir le pays avec le minimum de risques.
Le système de soin français montre chaque jour admirablement sa capacité à aligner ses escadres face à la tempête, à réorganiser ses unités pour passer l’œil du cyclone et, par la puissance de ses solidarités et la maîtrise de ses équipes de réanimation, sauver le maximum de ceux qui, jeunes ou vieux, se présentent éreintés à ses portes. Aucun de ses membres n’en sort indemne. Plusieurs ne s’en sont pas relevés.
Que leur soit ici rendu l’hommage que tous méritent.
Une décision fondée sur la simulation numérique ou sur la vie réelle ?
Les mesures prises pour freiner les conséquences de l’épidémie sur les systèmes de santé ont été suggérées par un groupe de l’Imperial College de Londres. Tournant le dos à l’adaptation et à l’inventivité différenciées, gages de résilience du vivant, ce cercle a conseillé une réponse uniforme à tous les gouvernements du monde, par le biais de l’OMS, qui se repose sur cette communauté pour développer les modèles mathématiques de prévention des pandémies.
La première estimation des effets de ce confinement, unique dans l’histoire de l’humanité à cette échelle, vient d’être publiée pour l’Europe. On attend les publications suivantes, pour le continent africain notamment.
Selon ces simulations, les mesures auraient contribué à « épargner » 2500 vies en France soit environ le dixième d’une vague qui risque d’en emporter de 25 à 30 000.
Figure 1. Nombre de décès quotidiens en France (barres rouges) et prédictions (en bleu, avec intervalle de confiance) suggérant une faible différence (Source : Flaxman S et al, 2020)
Or certains postulats de ces estimations numériques sont incohérents : les contaminations ne diminuent pas dès le premier jour du confinement (ceci ne s’est vu dans aucun pays) et l’intensité comme la durée de l’effet ne sont jamais les mêmes partout. Ces deux hypothèses sont pourtant à la base des simulations publiées.
Alors que l’on ne connaît toujours pas la diffusion (R* 0 ou taux de reproduction : nombre de personnes contaminées par un porteur) ni la létalité précises (nombre de décès rapporté à la totalité des sujets contaminés par le virus, qu’ils aient été testés et validés ou non) de cette maladie, les auteurs annoncent ainsi 69 vies épargnées au Danemark, proposant des données qui ne font pourtant apparaître aucune différence avec les valeurs rapportées par ce pays et sans intégrer aucune des limites de telles mesures « en vie réelle ».
De la même façon, ce groupe avait prédit un possible total de 70 000 morts pour la Suède. Or, à sa dixième semaine d’épidémie, ce pays n’en est qu’à 870 décès. On a connu démonstrations plus probantes… mais voilà sur quelles erreurs repose la décision de confiner 3 milliards d’humains.
Il faut donc se reporter à la répartition réelle, maintenant bien décrite, de la mortalité du Covid pour comprendre la nature de ces vies numériquement « épargnées ». Dans le récent registre français on retrouve une distribution similaire à celle des patients décédés en Chine ou en Italie, avec un âge moyen proche de 80 ans (un sur six a plus de 90 ans) avec un taux extrêmement faible (0,1 %) pour les sujets de moins de 45 ans sans facteur de risque.
Les cibles du SARS-CoV-2 sont souvent des patients à risque métabolique ou cardio-vasculaire (homme, sédentaire, obèse, diabétique ou hypertendu), ce qui explique les ravages actuels aux États-Unis. On peut donc penser que parmi les 2500 vies « épargnées » par le confinement global, la moitié soit à risque cardio-vasculaire et ait atteint les 80 ans, soit l’espérance de vie des hommes en France.
Vers un confinement personnalisé
La maladie peut être vécue sans grand symptôme chez quatre personnes sur cinq, mais elle tourne à un combat de boxe acharné de 15 jours pour le cinquième. Le but d’une mesure de prévention efficace est alors de proportionner le confinement à ceux qui ne peuvent supporter cette épreuve : personnes de plus de 65 ans, malades cardiaques et vasculaires, insuffisants respiratoires ou rénaux, transplantés, personnes obèses, etc. Ces risques particuliers étaient d’ailleurs déjà présents en 2009 lors de la pandémie H1N1 sans que nous ayons en quoi que ce soit modulé nos conseils de prévention.
Sans immobiliser 80 % de la population active et surtout pas ceux qui en sortent guéris et immunisés après deux semaines — et contribuent, avec les jeunes et les plus actifs, à éteindre l’épidémie en réduisant la taille de la population cible — on peut alors diriger la prévention vers les seules personnes à haut risque, tandis que l’épidémie ralentit, comme elle l’a fait en Chine, Corée et Australie.
Transmettre et expliquer cette information maintenant connue de tous, pour que chacun d’entre nous comprenne son risque, l’évalue et décide en conséquence de se confiner ou pas est le meilleur gage de réussite. Il permet aussi de considérer les citoyens français pour ceux qu’ils sont : des adultes responsables en capacité de voter et d’agir.
Car l’épidémie n’a peut-être été ni différente ni mieux contenue en Europe que dans les États n’ayant pas eu recours à ces mesures. La pandémie est en effet tout sauf confinée : elle concerne maintenant tous les pays, toutes les régions et tous les cabinets médicaux (on estime à plusieurs millions le nombre de Françaises et Français ayant été en contact avec le virus).
Alors que la France et le monde ont passé la crête de vague entre le 3 et le 4 avril (et entre le 6 et le 8 pour le nombre de décès dans notre pays), l’issue pourrait donc ne pas même avoir été modifiée : aucune courbe nationale ne montre d’inflexion différenciée, mais un parcours toujours semblable, quelles qu’aient été les décisions prises (seul le masquage des contaminations initiales apparaît dans certains pays comme l’Iran, pour des raisons de politique locale).
Les deux pays qui ont refusé la voie du confinement sont en voie de réussir leur pari en 3 semaines, là où les autres ont effectué le parcours en 4 ou 5 (une semaine d’épidémie supplémentaire correspond à 10 fois plus de décès). Les Pays-Bas ont en effet amorcé une décrue le 2 avril rejoignant ainsi la Corée. Pour ces pays, le taux de mortalité au jour du pic est de 25 par million d’habitants contre 177 pour les principaux pays confinés (France, Espagne, Italie).
Quant à l’Allemagne, qui n’a pas confiné toute sa population, elle considère, par la voix de son président Frank-Walter Steinmeier, qu’elle n’est « pas en guerre » (aucune guerre ne laisse survivre 99,4 % de ses soldats [il existe des guerres très courtes... Le Danemark a perdu 26 de ses 13 500 soldats mobilisés avant de capituler aux forces allemandes en 1940]), mais dans un moment révélant notre degré d’humanité. Il est vrai que ce pays disposait avant la pandémie de 22 000 lits de réanimation — contre 5 000 en France (étendu en urgence à 12 000 au cœur de la tempête). Il a pu affronter la vague avec d’autant plus de sérénité et pense donc déjà, comme le Danemark, l’Autriche et l’Espagne, aux étapes d’un très prochain déconfinement.
Or la phase d’extension de la maladie dépend aussi de facteurs environnementaux et populationnels qui n’ont pas été pris en compte dans les modèles. Exemple : des cas sporadiques sont bien rencontrés, mais l’épidémie « ne prend pas » sur le continent africain. L’expansion lente y suit un régime certes exponentiel, mais avec des pentes beaucoup plus faibles qu’en Europe, sans doute pour des raisons climatiques et démographiques.
Les appels au secours pour tenter de « sauver l’Afrique » ont peut-être cherché à servir d’autres agendas, à moins que certains n’aient su se confronter à la réalité pour y observer la très lente ascension de la maladie. Le risque, à ne pas tenir compte de cette réalité, est de détourner les scientifiques et les financeurs de l’objectif principal, car ce continent a plus que jamais besoin d’un soutien massif et constant dans sa lutte contre d’autres prédateurs, à commencer par le paludisme, la tuberculose et le sida. Or ce soutien est d’autant moins assuré que le cadre financier de ses donateurs s’écroule.
Enfin le confinement, appliqué parfois de façon outrancière dans de nombreux autres pays du monde, aura aussi servi au renforcement des régimes autocratiques, jusqu’au cœur de l’Europe. Et malheureusement ce mode de fonctionnement des sociétés humaines prolifère durant leurs effondrements.
Synchronisations délétères
Pour être utile à la décision publique et proportionner la réponse, les modèles pertinents doivent désormais prendre en compte les émergences et les interdépendances entre tous les niveaux, sus- et sous-jacents, y compris quand elles résultent d’une synchronisation inappropriée entre les États (paniques, confinements, affrontement, effondrement). Car c’est principalement de ce côté que va maintenant croître le décompte des victimes.
Nous nous savions instables face au gouffre. Nous avons cependant enclenché la touche « Faites un pas en avant ». Les centaines de milliards d’euros envolés avec la chute d’une économie, qu’on savait pourtant d’une extrême fragilité, interrompront aussi le flux des financements nécessaires aux équipements des hôpitaux et des autres services publics. Car les équipes de réanimation, de soins et leurs administrations, qui ont contribué à sauver des vies bien réelles méritent toute notre admiration pour l’engagement qui fut le leur, mais elles vont maintenant avoir besoin de moyens pour toutes les autres.
Il faudra donc, après le confinement, également prendre en compte son impact sur les patients souffrant d’une leucémie non diagnostiquée, d’un infarctus pris en charge trop tardivement, d’une drépanocytose mal suivie, parmi toutes les pathologies qui manquent à l’appel. Les effets psychologiques (refus de tout déplacement par peur de la contamination) ou contre-productifs (réduction ou arrêt des consultations) de ces mesures devront se confronter aux choix des Néerlandais et des Suédois qui continuent de vaquer, prudemment certes, mais librement, à leurs occupations. La perte de chance risque d’être lourde.
Les auteurs de ces simulations, tout à la charge de démontrer la qualité de leurs modèles, auront toutes les peines du monde à accepter d’inclure ces dégâts collatéraux auxquels s’ajouteront les conséquences sur la recherche et l’annulation de tous les grands rendez-vous scientifiques, culturels ou climatiques, mais aussi la solitude des artistes qui, de théâtre en scènes musicales, ne trouveront plus les moyens de gagner leur vie ni d’enchanter la nôtre et surtout l’abattement des personnes seules qui se seront laissées glisser lentement dans l’abandon.
Paradoxe que de tenter de sauver des vies par des moyens qui en auront peut-être tout autant détruit.
Jean-François Toussaint, Directeur de l’IRMES, Médecin à Hôtel-Dieu, AP-HP, Université de Paris avec Andy Marc, Chercheur en Biostatistiques à l’IRMES
Source
Voir aussiPourtant, le professeur Jean-François Toussaint, professeur de physiologie, médecin à Hôtel-Dieu et Directeur de l’IRMES scrute avec son équipe de statisticiens, depuis le tout début de l’épidémie, les avalanches de données qui lui arrivent du monde entier. Pour lui, le confinement généralisé serait inefficace et conduirait à des dégâts collatéraux immenses. Preuves à l’appui, Il préconise de sortir du confinement « aveugle » et de nous orienter vers un confinement « personnalisé » qui permettrait de faire repartir le pays avec le minimum de risques.
Tribune
Le système de soin français montre chaque jour admirablement sa capacité à aligner ses escadres face à la tempête, à réorganiser ses unités pour passer l’œil du cyclone et, par la puissance de ses solidarités et la maîtrise de ses équipes de réanimation, sauver le maximum de ceux qui, jeunes ou vieux, se présentent éreintés à ses portes. Aucun de ses membres n’en sort indemne. Plusieurs ne s’en sont pas relevés.
Que leur soit ici rendu l’hommage que tous méritent.
Une décision fondée sur la simulation numérique ou sur la vie réelle ?
Les mesures prises pour freiner les conséquences de l’épidémie sur les systèmes de santé ont été suggérées par un groupe de l’Imperial College de Londres. Tournant le dos à l’adaptation et à l’inventivité différenciées, gages de résilience du vivant, ce cercle a conseillé une réponse uniforme à tous les gouvernements du monde, par le biais de l’OMS, qui se repose sur cette communauté pour développer les modèles mathématiques de prévention des pandémies.
La première estimation des effets de ce confinement, unique dans l’histoire de l’humanité à cette échelle, vient d’être publiée pour l’Europe. On attend les publications suivantes, pour le continent africain notamment.
Selon ces simulations, les mesures auraient contribué à « épargner » 2500 vies en France soit environ le dixième d’une vague qui risque d’en emporter de 25 à 30 000.
Figure 1. Nombre de décès quotidiens en France (barres rouges) et prédictions (en bleu, avec intervalle de confiance) suggérant une faible différence (Source : Flaxman S et al, 2020)
Or certains postulats de ces estimations numériques sont incohérents : les contaminations ne diminuent pas dès le premier jour du confinement (ceci ne s’est vu dans aucun pays) et l’intensité comme la durée de l’effet ne sont jamais les mêmes partout. Ces deux hypothèses sont pourtant à la base des simulations publiées.
Alors que l’on ne connaît toujours pas la diffusion (R* 0 ou taux de reproduction : nombre de personnes contaminées par un porteur) ni la létalité précises (nombre de décès rapporté à la totalité des sujets contaminés par le virus, qu’ils aient été testés et validés ou non) de cette maladie, les auteurs annoncent ainsi 69 vies épargnées au Danemark, proposant des données qui ne font pourtant apparaître aucune différence avec les valeurs rapportées par ce pays et sans intégrer aucune des limites de telles mesures « en vie réelle ».
De la même façon, ce groupe avait prédit un possible total de 70 000 morts pour la Suède. Or, à sa dixième semaine d’épidémie, ce pays n’en est qu’à 870 décès. On a connu démonstrations plus probantes… mais voilà sur quelles erreurs repose la décision de confiner 3 milliards d’humains.
Il faut donc se reporter à la répartition réelle, maintenant bien décrite, de la mortalité du Covid pour comprendre la nature de ces vies numériquement « épargnées ». Dans le récent registre français on retrouve une distribution similaire à celle des patients décédés en Chine ou en Italie, avec un âge moyen proche de 80 ans (un sur six a plus de 90 ans) avec un taux extrêmement faible (0,1 %) pour les sujets de moins de 45 ans sans facteur de risque.
Les cibles du SARS-CoV-2 sont souvent des patients à risque métabolique ou cardio-vasculaire (homme, sédentaire, obèse, diabétique ou hypertendu), ce qui explique les ravages actuels aux États-Unis. On peut donc penser que parmi les 2500 vies « épargnées » par le confinement global, la moitié soit à risque cardio-vasculaire et ait atteint les 80 ans, soit l’espérance de vie des hommes en France.
Vers un confinement personnalisé
La maladie peut être vécue sans grand symptôme chez quatre personnes sur cinq, mais elle tourne à un combat de boxe acharné de 15 jours pour le cinquième. Le but d’une mesure de prévention efficace est alors de proportionner le confinement à ceux qui ne peuvent supporter cette épreuve : personnes de plus de 65 ans, malades cardiaques et vasculaires, insuffisants respiratoires ou rénaux, transplantés, personnes obèses, etc. Ces risques particuliers étaient d’ailleurs déjà présents en 2009 lors de la pandémie H1N1 sans que nous ayons en quoi que ce soit modulé nos conseils de prévention.
Sans immobiliser 80 % de la population active et surtout pas ceux qui en sortent guéris et immunisés après deux semaines — et contribuent, avec les jeunes et les plus actifs, à éteindre l’épidémie en réduisant la taille de la population cible — on peut alors diriger la prévention vers les seules personnes à haut risque, tandis que l’épidémie ralentit, comme elle l’a fait en Chine, Corée et Australie.
Figure 2. Nouvelles contaminations quotidiennes (moyenne glissante sur 5 jours) en Chine (rouge), Corée (violet), Australie (vert) et zoom sur ces 2 pays. La Chine passe le pic aux alentours du 9/2 (avec une relative incertitude sur les données déclarées les 13 et 14/2, ce qui peut avoir modifié la date précise, sans changer la dynamique globale). La Corée passe le 3/3, l’Australie le 30/3.
Transmettre et expliquer cette information maintenant connue de tous, pour que chacun d’entre nous comprenne son risque, l’évalue et décide en conséquence de se confiner ou pas est le meilleur gage de réussite. Il permet aussi de considérer les citoyens français pour ceux qu’ils sont : des adultes responsables en capacité de voter et d’agir.
Car l’épidémie n’a peut-être été ni différente ni mieux contenue en Europe que dans les États n’ayant pas eu recours à ces mesures. La pandémie est en effet tout sauf confinée : elle concerne maintenant tous les pays, toutes les régions et tous les cabinets médicaux (on estime à plusieurs millions le nombre de Françaises et Français ayant été en contact avec le virus).
Alors que la France et le monde ont passé la crête de vague entre le 3 et le 4 avril (et entre le 6 et le 8 pour le nombre de décès dans notre pays), l’issue pourrait donc ne pas même avoir été modifiée : aucune courbe nationale ne montre d’inflexion différenciée, mais un parcours toujours semblable, quelles qu’aient été les décisions prises (seul le masquage des contaminations initiales apparaît dans certains pays comme l’Iran, pour des raisons de politique locale).
Figure 3. En France, le sommet de la courbe des nouvelles contaminations au pas de temps quotidien apparaît entre le 3 et le 4 avril et le maximum de la courbe des décès entre le 6 et le 7 avril 2020.
Les deux pays qui ont refusé la voie du confinement sont en voie de réussir leur pari en 3 semaines, là où les autres ont effectué le parcours en 4 ou 5 (une semaine d’épidémie supplémentaire correspond à 10 fois plus de décès). Les Pays-Bas ont en effet amorcé une décrue le 2 avril rejoignant ainsi la Corée. Pour ces pays, le taux de mortalité au jour du pic est de 25 par million d’habitants contre 177 pour les principaux pays confinés (France, Espagne, Italie).
Quant à l’Allemagne, qui n’a pas confiné toute sa population, elle considère, par la voix de son président Frank-Walter Steinmeier, qu’elle n’est « pas en guerre » (aucune guerre ne laisse survivre 99,4 % de ses soldats [il existe des guerres très courtes... Le Danemark a perdu 26 de ses 13 500 soldats mobilisés avant de capituler aux forces allemandes en 1940]), mais dans un moment révélant notre degré d’humanité. Il est vrai que ce pays disposait avant la pandémie de 22 000 lits de réanimation — contre 5 000 en France (étendu en urgence à 12 000 au cœur de la tempête). Il a pu affronter la vague avec d’autant plus de sérénité et pense donc déjà, comme le Danemark, l’Autriche et l’Espagne, aux étapes d’un très prochain déconfinement.
Or la phase d’extension de la maladie dépend aussi de facteurs environnementaux et populationnels qui n’ont pas été pris en compte dans les modèles. Exemple : des cas sporadiques sont bien rencontrés, mais l’épidémie « ne prend pas » sur le continent africain. L’expansion lente y suit un régime certes exponentiel, mais avec des pentes beaucoup plus faibles qu’en Europe, sans doute pour des raisons climatiques et démographiques.
Figure 4. L’évolution du nombre de décès sur le continent Africain suit, dès le début de l’épidémie, une courbe exponentielle très inférieure à la courbe européenne : au bout de quatre semaines, les valeurs logarithmiques correspondaient à 5260 morts en Europe contre 456 en Afrique (Total actualisé au 6/6/20 : 52 494 décès en Europe ; 501 en Afrique). Même si l’on peut contester l’exactitude du nombre de décès déclarés, on ne peut expliquer les deux ordres de grandeur qui sépare ces chiffres : il s’agit bien du même virome mais sa dynamique est très ralentie non pas par les mesures de confinement, mais en raison d’un environnement physique, biologique et humain très différent et défavorable à la transmission du SARS-CoV2. [Ajoutons que l’on connaît le nombre d’hospitalisations et de décès en Afrique du Sud qui a un système hospitalier fiable, les chiffres connaissent bien une croissance nettement moins forte que dans l’hémisphère Nord]
Les appels au secours pour tenter de « sauver l’Afrique » ont peut-être cherché à servir d’autres agendas, à moins que certains n’aient su se confronter à la réalité pour y observer la très lente ascension de la maladie. Le risque, à ne pas tenir compte de cette réalité, est de détourner les scientifiques et les financeurs de l’objectif principal, car ce continent a plus que jamais besoin d’un soutien massif et constant dans sa lutte contre d’autres prédateurs, à commencer par le paludisme, la tuberculose et le sida. Or ce soutien est d’autant moins assuré que le cadre financier de ses donateurs s’écroule.
Enfin le confinement, appliqué parfois de façon outrancière dans de nombreux autres pays du monde, aura aussi servi au renforcement des régimes autocratiques, jusqu’au cœur de l’Europe. Et malheureusement ce mode de fonctionnement des sociétés humaines prolifère durant leurs effondrements.
Synchronisations délétères
Pour être utile à la décision publique et proportionner la réponse, les modèles pertinents doivent désormais prendre en compte les émergences et les interdépendances entre tous les niveaux, sus- et sous-jacents, y compris quand elles résultent d’une synchronisation inappropriée entre les États (paniques, confinements, affrontement, effondrement). Car c’est principalement de ce côté que va maintenant croître le décompte des victimes.
Nous nous savions instables face au gouffre. Nous avons cependant enclenché la touche « Faites un pas en avant ». Les centaines de milliards d’euros envolés avec la chute d’une économie, qu’on savait pourtant d’une extrême fragilité, interrompront aussi le flux des financements nécessaires aux équipements des hôpitaux et des autres services publics. Car les équipes de réanimation, de soins et leurs administrations, qui ont contribué à sauver des vies bien réelles méritent toute notre admiration pour l’engagement qui fut le leur, mais elles vont maintenant avoir besoin de moyens pour toutes les autres.
Il faudra donc, après le confinement, également prendre en compte son impact sur les patients souffrant d’une leucémie non diagnostiquée, d’un infarctus pris en charge trop tardivement, d’une drépanocytose mal suivie, parmi toutes les pathologies qui manquent à l’appel. Les effets psychologiques (refus de tout déplacement par peur de la contamination) ou contre-productifs (réduction ou arrêt des consultations) de ces mesures devront se confronter aux choix des Néerlandais et des Suédois qui continuent de vaquer, prudemment certes, mais librement, à leurs occupations. La perte de chance risque d’être lourde.
Les auteurs de ces simulations, tout à la charge de démontrer la qualité de leurs modèles, auront toutes les peines du monde à accepter d’inclure ces dégâts collatéraux auxquels s’ajouteront les conséquences sur la recherche et l’annulation de tous les grands rendez-vous scientifiques, culturels ou climatiques, mais aussi la solitude des artistes qui, de théâtre en scènes musicales, ne trouveront plus les moyens de gagner leur vie ni d’enchanter la nôtre et surtout l’abattement des personnes seules qui se seront laissées glisser lentement dans l’abandon.
Paradoxe que de tenter de sauver des vies par des moyens qui en auront peut-être tout autant détruit.
Jean-François Toussaint, Directeur de l’IRMES, Médecin à Hôtel-Dieu, AP-HP, Université de Paris avec Andy Marc, Chercheur en Biostatistiques à l’IRMES
Source
Québec songe à rouvrir écoles et garderies avant le 4 mai
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