mercredi 26 novembre 2014

Alain Bentolila : « Continuer d'écrire à la main est fondamental »


Extrait d’un entretien paru dans Le Figaro avec le linguiste Alain Bentolila sur les initiatives américaines ou finlandaises de ne plus enseigner l’écriture cursive aux enfants. Dans ces pays, les claviers sont désormais privilégiés.

La fin de l’apprentissage de l’écriture manuelle est annoncée en Finlande. La maîtrise de la saisie sur clavier est plus importante, a récemment jugé un haut responsable de son système éducatif. Apparemment, cette annonce serait exagérée et due à une mauvaise traduction (voir Les enfants finlandais continueront bien à écrire à la main…), toutefois les arguments de M. Bentolila nous semblent intéressants.

Un virage déjà pris par 45 États américains (toutes les écoles de ces États ne participent pas à ce virage, et ce virage n'est pas complet, voir notre billet).

Spécialiste de l’apprentissage de la lecture et du langage chez l’enfant, professeur à l’université Paris-Descartes, Alain Bentolila s’élève contre de telles réformes.

LE FIGARO. — En Finlande, les écoliers ne vont bientôt plus apprendre à écrire à la main, mais utiliseront un clavier. Qu’en pensez-vous ?

Alain BENTOLILA. — C’est une très mauvaise décision. Non pas que je sois un nostalgique de la calligraphie. Cependant, quand on écrit à la main, on fait un acte singulier. Le fait de tracer sereinement des lettres et des mots permet à mon esprit de les porter. Ce qui n’est pas le cas avec des machines ou des tablettes. En d’autres termes, le rythme de l’écriture manuelle s’associe au rythme de ma pensée qui impose son déroulement à ma main.

Cette noblesse de l’écriture manuelle est-elle compatible avec la vie de tous les jours où tout va très vite ? Qui écrit encore à la main ?

Mais est-on toujours obligés d’aller vite ? Une pensée peut être juste ou fausse, profonde ou superficielle. L’écriture manuelle est nécessaire, car lorsque je trace un « p » ou un « b », je veux me faire comprendre et je discipline donc mon écriture. J’écris pour quelqu’un. L’acte d’écriture manuelle est aussi un acte de reconnaissance de l’autre, ce qui est fondamental dans l’apprentissage des enfants. L’écran fait, lui, écran à ma relation à l’autre.


Mais n’êtes-vous pas en train de magnifier l’écriture qui est aussi un acte très banal ?

Bien sûr, j’envoie aussi des textos et j’ai écrit mes deux derniers livres — il y en avait eu dix-huit avant — sur un ordinateur ! N’empêche, j’irai quand même plus loin : écrire a aussi une signification métaphysique. C’est affirmer que je suis conscient qu’un jour, je ne serai plus. Lorsque je trace moi-même des mots sur une page, j’accomplis un acte de foi dans la transmission.
 
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Le pragmatisme ne doit-il pas l’emporter ? L’écriture sur ordinateur permet aux enfants d’être lisibles, de rendre des textes plus propres, voire d’utiliser le correcteur orthographique…

Ce sont de faux arguments auxquels il faut opposer l’effort, la gratification, la conscience de l’autre que seule permet l’écriture graphique.

Lutter contre l’échec scolaire est un autre argument. L’écriture cursive — dite en attaché — décourage beaucoup d’enfants… Le calcul mental a bien été en partie abandonné au profit des calculatrices.

S’employer à réduire l’échec scolaire ne signifie pas diminuer le niveau d’exigence. Quant au calcul mental, c’est vrai. Mais l’écriture, c’est le propre de l’homme. Les hiéroglyphes, les idéogrammes, l’écriture alphabétique… Tout cela est une longue histoire. L’écriture est une convention : tel son correspond à telle lettre. Mais aussi une affirmation de chacun dans sa singularité. C’est un acte à la fois universel et singulier. La machine, elle, uniformise.

Vous avez l’appui des neuroscientifiques qui sont plutôt favorables au maintien de l’écriture cursive. Elle permet, selon eux, de mieux mémoriser, elle développe la motricité fine chez l’enfant.
Bien sûr. La mémoire se construit grâce à l’écriture manuelle et non avec un écran.
 
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Pourquoi ces choix aux États-Unis ou en Finlande ? Ces pays ne sont pas suicidaires…

Peut-être sont-ils animés par une obsession de la modernité. Ils vont trouver que cette interview est celle d’un dinosaure !

Quelle est la position des enseignants français sur cette question ?

Il existe un consensus, dans l’enseignement public comme privé, pour maintenir l’écriture cursive.

La maîtrise de l’écriture par le plus grand nombre est relativement récente. Jusqu’à l’école de Jules Ferry, beaucoup de Français n’étaient-ils pas analphabètes ?

Oui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la moitié d’entre eux ne savaient pas lire et écrire. Ils ne sont plus que 0,6 ou 0,7 % aujourd’hui. Cette population n’avait pas la possibilité de participer à l’intelligence collective. Cela étant, la transmission passait beaucoup par la tradition orale.




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