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| Cervantès présenté à Hassan Pacha, le roi d’Alger |
Alger, qui ne cesse de demander réparation pour les 130 années de colonialisme français, qui a créé l’Algérie, semble avoir oublié que la région a été continuellement sous férule étrangère pendant des siècles : cinq siècles dans l’Empire romain, conquise par les Arabes à partir du VIIe siècle, pour passer sous domination ottomane à partir de 1526. Elle semble aussi avoir oublié son active participation à la traite et à l’esclavage.
Texte de Marie-Claude Mosimann-Barbier, maître de conférences honoraire de l’École normale supérieure de Paris-Saclay, membre du GRER (groupe de recherche sur le racisme et l’eugénisme) de l’université Paris-Cité.
Pour la plupart de nos concitoyens, la traite continue à être assimilée à la traite négrière et l’esclavage à résulter de la seule traite atlantique. Pourtant la traite des Noirs en Afrique commença dès la fin du VIIe siècle lorsque, vingt ans après la mort de Mahomet, le général arabe Abdallah ben Sayd partit à la conquête de l’Afrique du Nord. Après avoir conquis l’Égypte, il imposa aux chrétiens de Nubie, par un traité, le bakht, la livraison de 360 esclaves par an, puis il continua vers le Maghreb, nom donné par les conquérants arabes à une région que les Européens appelèrent d’abord Berbérie, car peuplé par les Berbères, puis Barbarie. La traite des esclaves de Barbarie est amplement historiographiée : les marchés d’esclaves du littoral maghrébin, dont l’actif marché d’Alger, se livrèrent pendant des siècles à un lucratif commerce d’êtres humains, tant Africains subsahariens qu’Européens. L’Afrique noire paya un tribut particulièrement douloureux à ce commerce arabo-musulman qui demeure mal connu du grand public. Pourtant, dès 2004, le livre d’Olivier Grenouilleau, Les Traites négrières (Gallimard), attirait l’attention sur l’ampleur de cette traite arabo-musulmane que l’historien algérien Malek Chebel qualifie de « tabou bien gardé ».
La traite transsaharienne a précédé celle des chrétiens. Dès le Moyen-Âge, des caravanes partaient de la côte nord de l’Afrique, traversaient le désert du Sahara pour atteindre la région du golfe de Guinée, d’où elles rapportaient de l’or, de l’ivoire ainsi que des esclaves, le plus souvent razziés par les chefs africains à la solde des marchands arabes. Après l’éprouvante traversée du Sahara, les femmes rejoignaient les harems comme concubines ou servantes, les hommes étaient envoyés au service du sultan dans l’armée ou dans les galères, tandis que les jeunes garçons étaient souvent castrés avant leur mise en vente sur le marché pour en faire de futurs eunuques, au prix d’une mortalité effrayante. Au début du XVIe siècle, l’Empire ottoman, en occupant le Maghreb et la région nilotique, continua ces pratiques, bien documentées historiquement. Les spécialistes évaluent à près de 18 millions d’individus le nombre d’Africains victimes de la traite arabo-musulmane du VIIe au XXe siècle (Olivier Grenouilleau l’estime à 11 à 12 millions pour la traite atlantique).
Il y a cependant un second volet, moins connu, à cette traite arabo-musulmane : la capture et l’asservissement des chrétiens. Les ports de la côte des Barbaresques, Alger, Béjaïa (Bougie), Tunis ou Tripoli, servaient de base à des expéditions esclavagistes vers l’Europe qui durèrent jusqu’au XIXe siècle. Cette traite est le plus souvent associée à la domination ottomane sur le Maghreb et aux exactions de ceux que l’on appelle les pirates barbaresques. Elle fut en effet particulièrement active à cette époque. Mais elle est répertoriée dès le IXe siècle et devint si préoccupante que la chrétienté s’en émut. Pour ces captifs européens destinés à l’esclavage, il y avait une libération possible, tout aussi rentable pour les traitants : si le captif avait des biens, sa famille était sollicitée pour payer une importante rançon ; il arrivait même qu’un village entier se cotisât pour faire libérer l’un des siens. Mais, pour la plupart des captifs, il n’y avait guère d’espoir. C’est ainsi que Rome, s’inquiétant de la conversion possible de ces prisonniers à l’islam, décida d’agir. Dans ce contexte apparurent des ordres religieux spécifiquement dévolus au rachat des esclaves chrétiens, que l’on appelle des ordres rédempteurs. Leur création au début du XIIIe siècle montre que la traite était déjà bien développée avant l’arrivée des Barbaresques.
Les trinitaires (qu’on appelait « frères aux ânes », car ils avaient choisi la monture du Christ) furent les premiers à s’investir dans le rachat des captifs. Paul Deslandres, dans L’Ordre des Trinitaires pour le rachat des captifs, décrit le douloureux quotidien des esclaves du Dey d’Alger. L’ordre fut fondé en 1198 par le religieux provençal Jean de Matha avec l’approbation papale. Il fut décidé qu’un tiers des revenus des écoles et des hôpitaux créés serait consacré au paiement des rançons. Dès le premier voyage en Afrique du Nord furent ramenés 186 prisonniers : une réussite exemplaire qui lança le nouvel ordre. Les trinitaires ouvrirent un hôpital à Marseille et divers centres d’accueil, financés par des quêtes et appelés « maisons de miséricorde » pour recevoir les prisonniers libérés, qui étaient souvent dans un état physique pitoyable. Certains y restaient à demeure et y étaient soignés à vie. L’ordre se répandit dans toute l’Europe. En 1450, les trinitaires avaient 600 maisons. C’est la plus ancienne institution officielle non armée de l’Église catholique au service de la rédemption. Ses membres rachetèrent des dizaines de milliers d’esclaves aux arabo-musulmans et aux Barbaresques d’Afrique du Nord, dont le futur grand écrivain espagnol Cervantès, qui resta cinq ans prisonnier à Alger.
Quelques années plus tard, un deuxième ordre rédempteur « pour le rachat des chrétiens captifs des Barbaresques », vit le jour : l’ordre de la Merci, dont les membres étaient appelés mercédaires. Fondé en 1218, il fut d’abord ressenti comme redondant, mais un premier voyage en terre maure fut un succès : 400 prisonniers furent ramenés au pays. De plus, les mercédaires faisaient vœu de s’offrir comme otages pour prendre la place de captifs dont la foi chrétienne serait en danger. En effet certains captifs en grande souffrance se convertissaient pour échapper à l’esclavage, le Coran interdisant à un musulman d’asservir un autre musulman. En 1585, une mission, sorte de nonciature apostolique, s’installa à Alger, pour être à pied d’œuvre. Du XIIIe au XVIIIe siècle, les seuls mercédaires auraient libéré non moins de 60 000 captifs.
Pirates barbaresques
La traite des chrétiens s’intensifia lorsque le Maghreb (à l’exception de l’Empire chérifien du Maroc) passa sous suzeraineté ottomane. Au XVIe siècle, « il y eut presque autant d’Européens enlevés de force vers la Barbarie pour y travailler ou y être vendus comme esclaves que d’Africains de l’Ouest embarqués pour trimer dans les plantations américaines », écrit l’historien américain Robert C. Davis dans Esclaves blancs, maîtres musulmans. La traite s’intensifia et se structura. Les pirates barbaresques capturaient leur butin humain de deux manières. La première consistait à débarquer sur les côtes du littoral méditerranéen nord : ils pillaient villes et villages et amenaient les populations valides pour en faire des esclaves dans les propriétés de notables, dans les harems d’Afrique du Nord ou dans les galères au service du sultan de l’Empire ottoman (rappelons-nous Molière : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère ! »).
Ces razzias couvraient un grand nombre de pays : Espagne, Baléares, Portugal, France et Corse, Italie, îles grecques. Elles se déployaient aussi à l’intérieur même de l’Empire ottoman dans les pays slaves — dont les femmes étaient très appréciées — et dans la région danubienne. On évalue à un million le nombre d’Européens de l’Ouest enlevés par les Barbaresques au cours de batailles navales et de razzias sur les côtes européennes, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, et près de trois millions en Europe de l’Est. Notons que ces raids dépeuplèrent des régions entières, en particulier en Provence et en Italie, où certaines zones côtières de Calabre et de Sicile furent vidées de leur population.
L’autre procédé utilisait une technique dite « de course » bien développée et fort profitable qui consistait à aborder des navires, nombreux en Méditerranée, pour en capturer l’équipage et les passagers. La cargaison du navire revenait au propriétaire de bateau corsaire, qui reversait un pourcentage au sultan : l’équipage était le plus souvent envoyé aux galères et les gens de bien qui se trouvaient à bord jetés en prison, en attendant le paiement éventuel d’une rançon. Dans des geôles sinistres croupissaient ainsi de nombreux Européens. Le but des pirates était non seulement de procurer à leurs compatriotes des esclaves, mais aussi de la main-d’œuvre qualifiée dont ils manquaient (armuriers, artisans, jardiniers…) et de la « chair fraîche » pour les harems, tout en extorquant le plus d’argent possible aux familles qui voulaient délivrer les leurs. On sait qu’en huit ans, de 1689 à 1697, Marseille perdit ainsi 260 navires ou barques de pêche et plusieurs milliers de marins et de passagers, tous réduits en esclavage.
En 1643, un trinitaire, le père Hérat, demanda le soutien de la reine régente Anne d’Autriche, dans une lettre où il décrit les terribles exactions que subissent les captifs. Il écrit : « Les empalements sont ordinaires, et le crucifiment se pratique encore parmy ces maudits barbares, en cette sorte ils attachent le pauvre patient sur une manière d’echelle, et lui clouent les deux pieds, et les deux mains à icelle, puis après ils dressent ladite Eschelle contre une muraille en quelque place publique, où aux portes et entrées des villes (…) et demeurent aussi quelque fois trois ou quatre jours à languir sans qu’il soit permis à aucun de leur donner soulagement. […] D’autres sont écorchez tous vifs, et quantité attachez tout nuds avec une chaine à un poteau, et un feu lent tout autour rangé en rond, de vingt-cinq pieds ou environ de diamètre, afin de faire rostir à loisir, et cependant leur servir de passe-temps, d’autres sont accrochez aux tours ou portes des villes, à des pointes de fer, où bien souvent ils languissent fort longtemps »
Actions des nations chrétiennes
Il y eut diverses actions des nations chrétiennes pour mettre un terme à ces exactions. La plus célèbre fut peut-être la bataille navale de Lépante en 1571 (où s’affrontèrent la flotte ottomane de Sélim II et la flotte de la Sainte-Ligue), à laquelle participa Cervantès, peu avant d’être lui-même capturé par les Barbaresques et racheté, cinq ans plus tard, par les Rédempteurs. Le film Cervantès avant Don Quichotte, d’Alejandro Amenabar, sorti récemment, offre une bonne reconstitution du sort des captifs à Alger.
Au XVIIe siècle, le roi de France Louis XIV relança la guerre contre les corsaires d’Alger et de Tunis en vue d’assainir la Méditerranée et de montrer son attachement à la chrétienté : en 1683, les galères de l’amiral Duquesne bombardèrent Alger ; en représailles, le consul de France et vingt autres captifs furent exécutés à la bouche d’un canon ; Duquesne obtint toutefois la libération de tous les captifs et esclaves chrétiens. Enfin, rappelons qu’au début du XIXe siècle, les États-Unis, las de voir leurs navires harcelés et ponctionnés par les pirates, leur livrèrent par deux fois la guerre, accélérant la fin des exactions barbaresques. Quand les Français débarquèrent à Sidi Ferruch en 1830, marquant le début de la conquête de l’Algérie, la guerre de course était moribonde, mais les Français purent encore libérer 128 esclaves chrétiens qui croupissaient dans les geôles d’Alger.
Voir aussi
Francophonie — L’Algérie [qui se tourne vers l’anglais] en déclin économique, devient le pays le moins riche du Maghreb [Maroc plus francophone la dépasse]
L’Algérie mène la chasse à la langue française [université]
Histoire — Accords d’Évian : de Gaulle et Debré parlent à Joxe, Buron et de Broglie
Alger ordonne la chasse au français dans les écoles
Faits peu connus sur l’esclavage au Canada
7 octobre 1571 — La flotte turque est détruite à Lépante
« Tradition franque » d’hommes libres contre esclavage traditionnel méditerranéen y compris européen
Radio-Canada nous « éduque » : « plus de 800 mille-z esclaves en sol canadien » en 1834
« La traite arabo-musulmane est volontairement occultée dans les mémoires de l’esclavage »
Un million d’esclaves européens chez les Barbaresques
Le génocide voilé (traite négrière musulmane)
Histoire — la traite esclavagiste a-t-elle permis le décollage économique de l’Occident ?

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