dimanche 9 octobre 2022

L’Algérie mène la chasse à la langue française

Fronton de l’université d’Alger (fondée par les Français en 1909) désormais en arabe et en anglais

Depuis cette rentrée, le gouvernement a imposé l’apprentissage de l’anglais dès le primaire, où la mise en concurrence avec le français va évidemment se faire au détriment de « la langue de la colonisation », alors que l’épuration est entamée depuis plusieurs années dans les administrations.

« En Algérie, l’arabe et le français n’arrivent plus à cohabiter. » À quelques mois de la retraite, Khaoula Taleb Ibrahimi, qui a passé sa carrière à former de jeunes Algériens aux sciences du langage à l’université d’Alger, a bien du mal à cacher sa tristesse. Ses étudiants de première année, qui autrefois savaient écrire et parler en français, « ne savent même plus former les caractères latins », constate l’éminente linguiste. « Au cours de leur scolarité, une grande partie d’entre eux n’ont été en contact avec aucune langue étrangère. »

Et pourtant. En Algérie, le français est inscrit au programme en troisième année de primaire (l’équivalent du CE2). Mais face à la raréfaction des instituteurs formés à une telle mission, il a progressivement disparu des emplois du temps.

Le 30 juillet, le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a décidé de l’achever en décidant que l’anglais serait obligatoire dès la rentrée en troisième année, à raison d’une heure et demie hebdomadaire, au même titre que le français. « La langue française est un “butin de guerre”, mais l’anglais est une langue internationale », a-t-il justifié en faisant référence à l’expression d’un des pères de la littérature algérienne, Kateb Yacine.

Pour Charif Ben Boulaïd, petit-fils de Mostefa Ben Boulaïd, un des six « chefs historiques » du FLN, résistants algériens à l’origine de la guerre d’indépendance, cette décision est « historique ». Enseignant-chercheur en langue anglaise — il a participé à l’élaboration de la stratégie linguistique et la diffusion du projet de l’anglais en Algérie —, il rappelle sur son mur Facebook que cette introduction de l’anglais à l’école est le « fruit d’un travail de longue haleine initié [lancé/débuté] dans les années 1990 ».

La résistance des écoles privées

Si la mise en concurrence du français et de l’anglais prend cet automne une nouvelle tournure, des signaux forts avaient été envoyés ces dernières années par les politiques. En 2019, le ministre de l’Enseignement supérieur, Tayeb Bouzid, décrétant que le français « ne mène nulle part », décida, pour attirer les étudiants étrangers en Algérie, que l’anglais devait « remplacer le français ». Une note avait été adressée aux recteurs d’université pour que les en-têtes des documents administratifs soient écrits en arabe et en anglais.

En octobre 2021, après une crise diplomatique provoquée par les propos d’Emmanuel Macron qui s’était notamment interrogé sur l’existence « d’une nation algérienne avant la colonisation française », le ministère de la Jeunesse et des Sports et celui de la Formation professionnelle avaient ordonné à leurs services d’utiliser l’arabe dans leurs correspondances et d’en bannir le français.

L’onde de choc s’était même propagée dans les écoles privées, où sont dispensés à la fois le programme algérien et le programme français dans une spécificité algérienne que l’on appelle « le double programme ». Les enfants étudient sur les mêmes livres que ceux adoptés dans le système éducatif français, mais leurs notes, dans les matières françaises, ne sont pas reportées sur le bulletin.

« Un soir, mon fils de 8 ans est rentré de l’école complètement paniqué. Il m’a dit, au bord des larmes : “Maman, la maîtresse nous a dit de ne pas amener notre livre de français demain et qu’elle nous punirait si elle le trouvait dans notre sac !” », raconte une mère dont l’enfant est scolarisé dans une des écoles privées de la capitale, à ce moment-là menacée d’une inspection.

Si en pratique les autorités tolèrent que le double programme soit enseigné, certains établissements ont pris des précautions en ouvrant des centres consacrés à l’étude des langues, qui échappent aux contraintes réglementaires des écoles. Le matin, les élèves suivent le programme algérien dans l’école principale et, l’après-midi, passent de l’autre côté de la rue pour suivre le programme français, à l’abri dans l’annexe consacrée aux langues.

« Est-ce que vous imaginez un peu les dégâts sur le cerveau des enfants ? », s’emporte Khaoula Taleb Ibrahimi, tout en comprenant « les stratégies développées par les parents ». Car c’est à l’initiative de parents d’élèves que les écoles privées ont vu le jour à fin des années 1990, rappelle-t-elle. « La société n’est pas inerte ! Voyant que l’école publique algérienne perdait pied, ils ont voulu créer des écoles qui permettent d’assurer un avenir à leurs enfants. » En clair : de maîtriser le français pour pouvoir suivre des études scientifiques dans une université algérienne (le cursus de médecine, par exemple, se fait en français) ou… de l’autre côté de la Méditerranée.

Certes, les écoles privées sont minoritaires dans l’ensemble du système éducatif algérien, réservées aussi à une classe moyenne qui a les moyens de payer chaque mois environ 150 euros par enfant (en Algérie, le salaire minimum est de 127 euros), « mais on voit aussi des parents dont les enfants sont scolarisés dans le système public inscrire leur progéniture au CNED (le Centre français d’enseignement à distance, NDLR) ou se saigner pour leur proposer des cours particuliers en français, note Khaoula Taleb Ibrahimi. Y compris chez les arabisants nationalistes pour lesquels l’arabe a une profondeur historique. Ce ne sont pas eux qui récusent le français, mais plutôt les islamistes, qui font le choix de l’anglais ».

Du côté des Français, où l’on a bien pris conscience de cette perte d’influence, on recadre d’abord le débat : cette remise en question de la langue « est une problématique propre aux pays du Maghreb ». Les pays du Golfe, à l’opposé, « cherchant à diversifier leurs partenaires, expriment une réelle demande pour le français et l’expertise culturelle française », explique un responsable de la diplomatie culturelle.

Ensuite, on rappelle quelques faits. En 2021, Campus France, la structure par laquelle passent les bacheliers qui veulent partir faire des études en France, a enregistré quelque 50 000 dossiers algériens, un record. En France, les Algériens représentent le deuxième vivier d’étudiants derrière les Marocains. Aucun pays ne propose par ailleurs aux Algériens une offre de bourses, de coopération ou de résidences artistiques aussi importante que la France.

« L’attrait pour la France et le français reste important. Mais, même si nos cours sont complets, on doit sans cesse se questionner pour proposer une offre de cours moderne, plus ludique pour la jeunesse, et contrer ce discours selon lequel le français est une “langue du passé”, “des romans d’amour”, comme on peut le lire sur les réseaux sociaux, explique ce responsable. À nous de mieux communiquer pour montrer que le français est, comme l’anglais, une langue scientifique et de la recherche, la langue de Victor Hugo, mais aussi celle de l’intelligence artificielle. »

Logique de guerre des langues

Face à la force de diffusion de l’anglais, les Français doivent comprendre qu’en Algérie, la guerre déclarée au français « a toujours eu une dimension politique », souligne Khaoula Taleb Ibrahimi. Lors de la visite d’Emmanuel Macron en août, les présentations des pupitres de la conférence de presse conjointe avec le président Tebboune étaient écrites… en anglais et en arabe. Lors de sa rencontre avec les startuppeurs, c’est aussi en anglais que certaines questions ont été posées au chef de l’état français.

Macron, le 25 août 2022 à Alger avec un lutrin d’où le français était banni
 

« Dès l’indépendance, en 1962, les élites arabisantes se sont rendu compte que les élites francophones avaient pris le pouvoir », raconte la linguiste. L’arabisation imposée dans les années 1970 fut une façon de se réapproprier cette identité algérienne « spoliée » par la colonisation.  [La colonisation arabe a largement effacé le berbère, langue autochtone du Maghreb, alors que le latin (surtout urbain) a été éliminé en quelques siècles d'arabisation. Cette arabisation a été renforcée depuis le départ des Français.]  « Je crains d’ailleurs que l’enseignement de l’anglais se fasse comme celui de l’arabe dans les années 1970, à la hussarde », poursuit-elle.

Des syndicats de l’éducation et des pédagogues ont déjà protesté, dénonçant « une précipitation », affirmant que « l’école n’est pas prête », que les enseignants « ne sont pas assez nombreux » et « pas assez formés » pour enseigner l’anglais, et qu’il aurait fallu « une année de réflexion » pour que la cohabitation avec les autres langues enseignées au primaire se passe bien.

« En 2021-2022, la filière compte plus de 8200 licenciés et 4 400 diplômés en master, et 425 diplômés sont sortis de l’école normale supérieure (qui forme les enseignants). Le nombre d’enseignants ne constitue aucunement un souci. Quant à l’accompagnement pédagogique, les outils numériques peuvent assurer cela », note Charif Ben Boulaïd.

« Le problème n’est pas d’introduire l’anglais, mais la façon dont c’est fait, dans une logique de guerre des langues, dans un pays où la question linguistique est le creuset de toutes les batailles idéologiques depuis les années 1960 », analyse l’écrivain algérien francophone Adlène Meddi, qui se souvient qu’à école, dans les années 1980, « il était mal vu de maîtriser le français, la langue du dominant, c’est-à-dire des classes sociales algériennes supérieures ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Algériens qui ont entre 20 et 30 ans aujourd’hui sont très anglophones. « Ces jeunes, qui ont été exclus des cercles francophones des centres urbains ont, avec la généralisation d’internet, trouvé une revanche dans l’anglais pour se former, animer des clubs de lecture, créer de jeunes startups, se projeter ailleurs qu’en France, etc. », poursuit l’auteur.

« Dans le fond, nous n’avons pas su construire une intelligentsia nationale qui prenne en compte la diversité du pays, ce qui inclut la langue coloniale. L’aliénation est telle que la seule solution pour couper, c’est d’éradiquer. On ne comprend pas qu’entrer dans la modernité n’implique pas de gommer ce passé qui fait aussi ce que nous sommes, conclut Khaoula Taleb Ibrahimi. Or, le français est présent dans l’humus social, nous ne pouvons pas l’éradiquer, quand bien même certains le voudraient. »

Source : Le Figaro

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