mercredi 14 avril 2021

Le grec et le latin, nouvelles cibles des « wokes »

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C’est la nouvelle lubie venue de l’Amérique woke : l’enseignement des lettres classiques, comprenez du grec et du latin, serait une machine à « fabriquer du suprématisme blanc »… Il faudrait donc, accrochez-vous bien, « détruire » (sic) ces disciplines. C’était il y a quelques semaines dans le New York Times, à l’occasion d’un grand portrait de Daniel Padilla Peralta, professeur à Princeton. Né à Saint-Domingue, arrivé en situation irrégulière aux États-Unis, celui-ci est devenu, à la suite d’une passion enfantine pour l’histoire antique, et avec l’aide de quelques mentors touchés par ses talents, historien de la Rome antique dans la célébrissime université. La preuve, s’il en fallait une de plus, que le grec et le latin ne sont pas réservés à une « élite » mais appartiennent à tout le monde, de quelque milieu qu’on vienne. Sauf que le professeur Padilla, parvenu au zénith du monde académique et de son influence, découvre que l’enseignement des « Classics », comme on les appelle outre-Atlantique, « nuit » — sauf à sa carrière, visiblement. Nuit ? Oui, car cet enseignement aurait servi, au cours des siècles, à « justifier l’esclavagisme, la “science de la race” [race science], le colonialisme, le nazisme et les autres fascismes du XXe siècle ». Méfiez-vous donc : traduire Eschyle ou Homère pourrait vous conduire, sans que vous vous en rendiez compte, à faire le salut hitlérien dans les années qui suivent…

On se pince devant ce qui ressemble à un délire complotiste. Là où le bât blesse, c’est que d’autres professeurs américains emboîtent le pas à Padilla quand il arme très sérieusement que « la production de “blanchité” [whiteness] réside dans la moelle des textes classiques », et qu’il est temps que le grec et le latin « descendent de leur piédestal ». Homère et Cicéron, bientôt « cancellés » ?

Éradicateurs déguisés en progressistes.

Il faudrait balayer, un par un, les arguments avancés par ces éradicateurs déguisés en progressistes. « Blanchité » ? Jamais les anciens Grecs et les anciens Romains ne se sont dénis comme « blancs », de même que, n’en déplaise aux nostalgiques de la pureté, leurs statues n’ont jamais été d’un marbre immaculé : elles étaient peintes, et de toutes les couleurs. « Suprématisme » ? Certains exaltés qui ont marché sur le Capitole après la défaite de Trump, disent nos épurateurs pour étayer leur thèse, se référaient à la célèbre sentence de Léonidas « Molôn labé » (« Viens et prends-les ») et portaient des casques grecs… Certes, mais d’autres étaient habillés en chaman ou en supporteur de foot…

Les nazis, rappellent-ils, ont utilisé de nombreuses références antiques. C’est vrai, mais Rosa Luxemburg (1871-1919), aussi. Grande figure communiste, elle avait cofondé la Ligue spartakiste en référence au gladiateur Spartacus, meneur de la plus grande rébellion d’esclaves de la République romaine. Les révolutionnaires français qui mirent fin à l’Ancien Régime connaissaient eux aussi, et sur le bout des doigts, leurs auteurs grecs et latins. Et Albert Camus, auteur du Mythe de Sisyphe, qui portait la culture classique en étendard, peut-il être taxé de fascisme ?

Soyons clairs : il ne s’agit pas de dire que l’Antiquité ne serait que ce soleil brûlant et régénérant auprès duquel Nietzsche appelait à nous réchauffer. Elle a ses nombreuses parts d’ombre, et personne ne le conteste. Oui, l’Antiquité était esclavagiste, mais au même titre que d’autres civilisations anciennes brillantes, qu’elles soient africaines, indiennes ou islamiques. Oui, Aristote a théorisé l’esclavage, mais étudier ses textes, est-ce les plébisciter ? Nos éradicateurs confondent enseignement et endoctrinement.

Ils feraient bien de relire les textes du grand sociologue afro-américain W.E.B. Du Bois (1868-1963) [ci-dessus]. Pour ce précurseur du combat pour les droits civiques des Noirs, il fallait au contraire s’emparer de la culture antique pour lutter contre les thèses esclavagistes, qui contrevenaient aux lumières du philosophe romain Sénèque : « Nous sommes les membres d’un grand corps, la nature nous a créés parents, nous a créés parents, nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. » 
 
Aussi la réduction des classiques gréco-latins à une machine à fabriquer du suprématisme, de la misogynie et des inégalités de toutes sortes dans un Occident obsédé par son déclin et la nostalgie d’une grandeur passée est-elle une grossière erreur… Aujourd’hui, ces textes sont étudiés partout, jusqu’en Chine ou au Japon, qui a construit son propre rapport à l’Antiquité, de l’architecture à la pop culture. 
 
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