jeudi 9 juin 2016

Les étudiants américains et leur lutte contre les « auteurs blancs décédés » (suite et non fin)

Une pétition lancée par des élèves de la prestigieuse université américaine veut « décoloniser » le programme de littérature anglaise qui ne ferait étudier que des auteurs blancs, morts de surcroît.

Étudier Shakespeare serait-il une forme de discrimination ? C’est ce que suggère une pétition lancée par des étudiants de la très prestigieuse université américaine de Yale. Ils veulent « décoloniser » les programmes universitaires. En cause, le cours d’« introduction aux « grands poètes de la langue anglaise », obligatoire en première année de littérature anglaise, qui ne met au programme que des auteurs blancs. Au menu, on trouve en effet les plus grands noms du corpus canonique de la langue anglaise : Geoffrey Chaucer, Edmund Spenser, William Shakespeare, John Donne, John Milton, Alexander Pope, William Wordsworth, et T.S. Eliot.

W. Shakespeare, son étude obligatoire sera préjudiciable
pour tous les étudiants en littérature anglaise de Yale

« Il est temps pour la licence de littérature anglaise de décoloniser — et non pas diversifier — ses cours. Il est inadmissible qu’un étudiant de Yale voulant étudier la littérature anglaise ne lise que des auteurs blancs » écrivent les pétitionnaires. [Note : ceci est faux. Il existe des cours optionnels où l’on étudie des auteurs de couleur, voir par exemple ENGL 306 (Afro-américains), ENGL 352 (Asiatico-américains), etc.] Les élèves demandent l’abolition de l’étude des principaux auteurs anglais, pour « inclure des littératures en rapport avec le genre, la race, le capacitisme [Note : discrimination liée au handicap] et l’ethnicité ». « Une année passée autour d’une table de séminaire où les contributions littéraires des femmes, des personnes de couleur, des queer sont absentes sont néfastes pour tous les étudiants, peu importe leur identité », arguent les pétitionnaires qui parlent un peu vite pour tous les étudiants. S’ils insistent sur le fait que ce programme créerait « une culture spécialement hostile aux personnes de couleur », ils déclarent bien que le programme est nocif, néfaste (harmful) envers tous les étudiants. On aimerait bien en savoir plus sur les étranges raisons qui permettent aux pétiionnaires d’affirmer cela.

La pétition, qui aurait recueilli 160 signatures (la liste est anonyme), n’est pas du goût de tout le monde. « Je suis trop las de commenter de telles sottises », soupire Harold Bloom, un prestigieux professeur d’Humanités de Yale dans le Daily Beast. Kim Holmes, auteur conservateur a, quant à lui déclaré, dans le Washington Times : « Ce n’est pas seulement une offense au savoir, mais à l’idée même d’une éducation libérale. » « Ces gens ne sont pas intéressés par la diversité, mais par la conformité », déplore-t-il. « C’est un mouvement idéologique qui a pour but de fermer les gens à la grande richesse de savoir et de sagesse de la civilisation occidentale. »

Ironie du sort, les étudiants qui réclament un Yale plus « inclusif » intellectuellement ne semblent avoir aucun problème avec le manque patent de diversité politique à l’université Yale. Selon un article écrit en 2012 dans le Yale Daily News, 97 pour cent des contributions politiques des employés de Yale sont allées au Parti démocrate.

Chasse aux « mâles blancs européens morts »

La chasse aux « mâles blancs européens décédés » ne date pas d’hier. C’est une polémique qui revient régulièrement sur le tapis aux États-Unis, en particulier sur les campus américains où le « politiquement correct » règne en maître. L’impératif de « décolonisation » des savoirs universitaires ou de la culture tire ses origines des études dites « postcoloniales ». Née aux États-Unis dans les années 80 sous l’influence notable d’Edward Saïd, cette branche de la sociologie prétend déconstruire l’héritage culturel laissé par la colonisation pour donner une part plus visible aux minorités. En 1992 déjà, le professeur de littérature Bernard Knox avait pris la défense des « Plus anciens mâles blancs européens décédés » dans un livre du même nom où il plaidait pour la préservation des grands classiques.

Yale est à la pointe de ce combat censément antiraciste qui s’apparente à la police de la pensée. En décembre 2015, une professeur avait dû démissionner après avoir envoyé un courriel critiquant la position de l’université sur les déguisements d’Halloweeen.

Les petits Robespierre de Yale


Comme c’est le cas depuis des années, le comité des affaires interculturelles de Yale avait auparavant envoyé un courriel appelant les étudiants à faire preuve de discernement pour les costumes d’Halloween. Il est désormais de mauvais ton aux États-Unis d’arborer un visage noirci au charbon pour incarner un loup-garou, car cela pourrait être interprété comme un dénigrement des Noirs ; ou il est peu recommandé pour les blondes de se déguiser en Mulan ou de porter une coiffe à plumes, car les étudiants indiens américains ou chinois pourraient percevoir ces choix comme « l’appropriation d’une autre culture ». C’est dans ce contexte miné qu’Ericka Christakis a appelé dans son mail les étudiants « à juste détourner la tête » si quelque chose ne leur plaît pas, ou à exprimer leur désaccord. « Les universités américaines… deviennent de plus en plus des lieux de censure… Sommes-nous d’accord ? » écrit-elle. Des mots qui vont déclencher la tempête.

« Sentiment d’invisibilité »

Du coup, son mari est venu à la rencontre des « indignés » de Yale. Mais l’entretien dégénère. « Vous devez vous excuser ! » lance une étudiante qui hurle de plus en plus fort. « Non, je ne suis pas d’accord », répond Christakis, qui écoute avec une patience infinie. Il répète qu’il comprend « la souffrance » des étudiants de couleur, mais qu’il ne s’excusera pas. « Alors, qu’est-ce que vous foutez à ce poste ? » continue l’étudiante afro-américaine, perdant son sang-froid. « Votre boulot ne consiste pas à créer un débat intellectuel… Comment faites-vous pour dormir la nuit ? Vous êtes répugnant », conclut-elle. Scène stupéfiante. Est-on vraiment à l’université de Yale, ce haut lieu de culture ? L’étudiante ne sera ni renvoyée ni réprimandée. Des manifestations vont au contraire démarrer, pour demander la démission… des Christakis.




Quand Le Figaro s’est rendu sur place quelques jours plus tard, un calme trompeur plane sur Yale. En face de la bibliothèque Sterling, véritable cathédrale d’architecture néogothique, les étudiants s’attardent sur les bancs. Mais la plupart restent silencieux sur la fronde qui couve. Les rares qui parlent ne donnent pas leur nom et s’empressent de souligner à quel point ils se sentent « en phase » avec les revendications des « insurgés ». Ce qui frappe, c’est que leur langage est idéologique et codé. Ils parlent « racisme institutionnel », « privilèges blancs », « sentiment d’invisibilité ». Mais ils restent vagues sur tout exemple concret de racisme. Seul incident évoqué, en dehors du courriel : le fait qu’une étudiante noire aurait été laissée à la porte d’une soirée organisée par la fraternité Sigma Alpha Epsilon. Le videur aurait déclaré que seules « les filles blanches » étaient acceptées. La Fraternité a nié catégoriquement l’incident et rappelé que nombre de ses membres sont noirs. Mais le doute, véhiculé par les réseaux sociaux, persiste. Les étudiants sont également nombreux à penser que les Christakis devraient quitter Silliman, parce qu’ils n’ont pas « protégé » les sensibilités des jeunes dont ils ont la charge. « Ils ont profité de leur position de pouvoir », répètent-ils.

Zachary Young, 20 ans, qui préside une association dédiée à la libre parole, a recueilli 800 signatures pour défendre le couple. Membre du collège Silliman, cet étudiant se dit indigné de la manière dont Nicholas Christakis, « un libéral, très à l’écoute », a été traité : « Les étudiants disent être déstabilisés de le croiser à la salle de gym ! C’est puéril ! » « S’ils veulent se battre pour la justice sociale, qu’ils aillent voir les discriminations qui persistent dans les ghettos noirs de New Haven, à quelques kilomètres. Ils parlent du “privilège blanc”, mais ne voient-ils pas qu’ils font aussi partie des privilégiés ? » renchérit une étudiante étrangère qui taira son nom de peur d’être « lynchée » par ses pairs…

« Règne du politiquement correct »

Ces deux jeunes conservateurs — une rareté sur les campus — disent aussi « ne pas être surpris par la révolte » vu « le règne du politiquement correct ». Zach Young mentionne la vague récente d’annulations d’invitations de conférenciers jugés « non conformes », comme la musulmane laïque Ayaan Hirsi Ali ou la directrice du FMI, Christine Lagarde, au nom « du droit à ne pas être offensé ». « Je ne suis pas d’accord avec l’idée qu’il existe ici une oppression raciale systémique vis-à-vis des minorités. Cette université est certainement l’une des plus inclusives du pays », dit-il, notant en riant que les conservateurs sont peut-être les plus discriminés. L’avocat Floyd Abrams, ancien de Yale et spécialiste du premier amendement, estime qu’« il faut répondre au malaise des étudiants de couleur ». Mais il met en garde « contre la tendance grandissante à exiger des limitations à la liberté de parole, notamment dans les salles de classe ». « Exiger de mettre au rancart des œuvres intellectuelles majeures sous prétexte qu’elles pourraient offenser certains, c’est très dangereux. Si les Christakis étaient poussés à partir, ce serait un signe terrible envoyé par l’université. »

Yale cède et embauche davantage de professeurs afro-américains,

Après avoir pris son temps, Yale a finalement refusé l’ultimatum étudiant et conforté les Christakis à leur poste. Acceptant en revanche d’autres revendications, comme l’embauche de davantage de professeurs afro-américains, la mise en place d’un soutien psychologique plus actif et de formations des enseignants aux questions de discrimination.

Cette navigation prudente traduit l’inquiétude des autorités, alors que les protestations se sont répandues comme une traînée de poudre à travers d’autres universités du pays, touchant plus d’une centaine de campus. Le président de l’université du Missouri a dû par exemple démissionner sous la pression d’associations étudiantes noires et de l’équipe de football universitaire, pour ne pas avoir eu une politique d’inclusion des minorités suffisamment « active » après les émeutes de Ferguson. La grève de la faim d’un étudiant inspiré par ces événements a visiblement joué un rôle déclencheur. Mais ce qui frappe, comme à Yale, c’est qu’aucun fait précis de discrimination n’a motivé la « révolte », juste des sentiments diffus d’isolement et la découverte d’une croix gammée dessinée avec des excréments dans des toilettes…


« Déconstruction du modèle occidental »

Signe du vent révolutionnaire qui souffle, un professeur « coupable » de ne pas avoir annulé un examen pendant les manifestations a failli être forcé à la démission pour avoir manqué d’« empathie »…

Rapporter à a police tout « discours haineux »  

L’administration évoque désormais la création de règles enjoignant aux étudiants de rapporter à la police tout « discours de haine » qu’ils pourraient entendre en classe. « Une mesure très dangereuse », dit l’avocat Floyd Abrams. À Claremont McKenna College, en Californie, la doyenne a dû quitter son poste parce qu’elle avait proposé de faire plus pour intégrer « ceux qui ne sont pas dans le moule CMC », une formule jugée… raciste ! Au prestigieux collège Amherst, les étudiants exigent de débaptiser l’établissement — qui doit son nom à un général britannique de l’époque prérévolutionnaire — au motif qu’il avait suggéré de combattre les Indiens avec des couvertures infectées. Ils ont aussi réclamé des « excuses de la direction » pour « l’héritage institutionnel de la suprématie blanche » ainsi que pour « l’hétérosexisme, le cissexisme, la xénophobie » et autres discriminations. À Princeton, un débat féroce a surgi à propos d’un panneau mural mettant en scène l’ancien président Woodrow Wilson, soudain décrété infréquentable en raison de son passé esclavagiste…

Nombre de voix conservatrices comme libérales soulignent en revanche que les griefs des étudiants semblent largement nourris de la revanche identitaire véhiculée par le corps enseignant « progressiste » qui a fait main basse sur les humanités dans les facultés, faisant des études critiques et de la « déconstruction du modèle occidental » sa doxa.

Des universités de moins en moins blanches 
 
Ce mouvement s’étend en même temps que la clientèle des universités américaines devient de moins en moins blanche. Les blancs sont ainsi désormais minoritaires à Yale (voir ci-dessous) alors qu’ils formaient encore 77,4 % de la population américaine en 2014. Et pourtant Yale n’est classé que n° 124 au palmarès de la diversité ethnique des universités américaines.

Diversité ethnique de Yale (étudiants, 1er degré)


« Les héritiers postmodernes des marxistes ont ressuscité le prisme dominant-dominé en remplaçant simplement les ouvriers par les minorités sexuelles ou raciales. Le but est resté le même : lire le monde comme une éternelle bataille entre l’homme blanc, colonialiste et machiste, et ceux qu’il aurait toujours et seulement opprimés », regrettait ce printemps le professeur de théorie politique de l’université de Georgetown Joshua Mitchell. En écho à sa préoccupation, d’autres intellectuels s’inquiètent d’une révolution « culturelle » si préoccupée de diversité qu’elle annihile tout espoir de créer un socle commun entre communautés. Ainsi le New York Times rapporte-t-il la contre-attaque des anciens d’Amherst, qui se sont vigoureusement opposés en interne au changement de nom de leur alma mater. « Nous stérilisons l’histoire en éliminant les anciennes mascottes, a noté William Scott, diplômé de 1979, sur un site internet des anciens étudiants. C’est comme de brûler les livres. »

Nous assistons à la révolte de « petits Robespierre », avertit le Wall Street Journal. Clairement, la révolution culturelle des plus jeunes et leur tendance à la victimisation systématique commence à inquiéter les aînés.

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Mathieu Bock-Côté, né en 1980, était déjà une figure intellectuelle du Québec alors qu’il n’avait pas 30 ans. Sociologue, chargé de cours dans plusieurs universités, il s’est d’abord intéressé au nationalisme québécois et à son destin après le rejet par référendum, en 1980 et en 1995, du projet de « Québec libre ». Mais il a ensuite élargi sa réflexion aux évolutions des démocraties occidentales face aux ruptures sociales et culturelles provoquées par la mondialisation.


Comment définissez-vous le multiculturalisme ?

Mathieu Bock-Côté — Traditionnellement, la vocation de l’immigré était de prendre le pli de la société d’accueil, d’apprendre à dire « nous » avec elle, de s’approprier son histoire et de s’y inscrire. Le multiculturalisme inverse le devoir d’intégration. Désormais, c’est la société d’accueil qui doit transformer ses institutions et sa culture afin de s’adapter à la diversité. Dans cette perspective, la société d’accueil doit multiplier les démarches destinées à favoriser l’inclusion du nouvel arrivant, qui lui-même définira les termes à travers lesquels il participera à la société d’accueil. Ce qui était autrefois considéré comme la culture nationale n’est plus qu’une culture parmi d’autres, dans une société autoproclamée inclusive qui ne sera plus régulée que par les droits de l’homme revisités par le droit à la différence. En fait, cette culture nationale ne conserve qu’un seul privilège, tout négatif, celui de faire pénitence pour avoir supposément persécuté les minorités. Afin d’expier ses péchés d’hier, la culture nationale doit par conséquent travailler à sa propre déconstruction. On arrive ainsi à un monde où les pays conservent leur nom — la France, la Grande-Bretagne, le Québec, etc. —, mais où l’expérience historique qui les caractérisait est appelée à se dissoudre.

Est-ce que le multiculturalisme se confond avec le modèle des États-Unis ?

Non, pas du tout. On en a parfois l’impression, parce qu’en comparaison des vieilles nations européennes, les États-Unis sont un pays jeune, né d’apports de populations diverses. Mais en réalité, le multiculturalisme trouve en partie ses origines dans la question noire, qui représente pour l’Amérique un authentique péché originel. Le multiculturalisme, qui s’érigera en doctrine à partir des années 1980, incitera chaque minorité à calquer son attitude sur la communauté noire. Chacune devrait dénoncer la discrimination que lui imposerait la société dominante en réclamant un statut de victime valant des droits spécifiques. Chaque groupe minoritaire en viendra à prendre la posture victimaire – s’ouvre alors la logique de la concurrence victimaire. Le multiculturalisme a donc poussé en Europe, au Canada comme aux États-Unis, même si le phénomène a revêtu des noms différents.

C’est un phénomène occidental…

Oui. Au Canada, il est officialisé par la Constitution. A l’origine du multiculturalisme canadien se trouve la volonté de désamorcer les revendications historiques du Québec, pour faire en sorte que le Québec ne soit plus une nation, mais une communauté ethnique parmi d’autres au sein du Canada pluriel. Dans le cas des États-Unis, le point de départ du multiculturalisme réside dans les radical sixties, on dirait en France les années 68, cette espèce de désagrégation de la conscience occidentale, cette réécriture de l’Histoire à l’encre de la culpabilité. En Europe, le multiculturalisme naît du constat d’échec du marxisme. Le communisme ayant échoué, le projet révolutionnaire n’est pas abandonné, mais connaît un transfert : on passe de la critique du capitalisme à la dénonciation de la civilisation occidentale. Dans le rôle de la figure honnie, le bourgeois est remplacé par l’héritier de la culture majoritaire, et à l’inverse le héros n’est-il plus le prolétaire, mais l’exclu, l’immigré, le minoritaire. Les questions économiques s’effacent devant les questions sociétales. En vérité, comprendre le multiculturalisme suppose de le considérer dans l’histoire plus large du progressisme, dans l’histoire des mutations de la gauche à partir des années 1960.

Mais la droite n’a-t-elle pas une part de responsabilité dans ce processus ?

Si, mais au départ, le multiculturalisme s’ancre à gauche. Il est l’enfant de théoriciens marxistes qui ont abandonné le paradigme économique, mais en s’accrochant à une vision qui remplace la lutte des classes par la lutte des identités. Intellectuellement, le courant vient de la gauche radicale. Dans les années 1980, toutefois, il devient le projet politique de la gauche dominante. Le meilleur exemple est la third way, la troisième voie de Tony Blair. Une interprétation superficielle a jugé cette politique comme un passage des travaillistes de la gauche à la droite, parce qu’ils ont accepté l’économie de marché. Mais en même temps, Blair embrassait un tout autre programme sur les questions sociétales et identitaires, s’attachant par exemple à convertir la Grande-Bretagne au multiculturalisme. Analogiquement, les socialistes français, lors du premier mandat de Mitterrand, se sont convertis au marché, mais ont fait de l’antiracisme un enjeu politique. En 2012, Terra Nova fera même du multiculturalisme une stratégie électorale, conseillant au PS de chercher ses électeurs parmi les représentants de la diversité. Né comme une utopie au croisement du marxisme en crise et de la contre-culture, utilisé comme arme politique, le multiculturalisme s’est institutionnalisé : il est devenu un langage d’État, une pratique administrative, une pratique dans les entreprises. La droite, vis-à-vis du phénomène, affiche une attitude terriblement timorée. Spontanément, elle résiste au multiculturalisme parce qu’elle se sent gardienne d’un certain héritage. Mais partout, en Occident, la droite a entrepris, au début des années 1990, de faire concurrence à la gauche dans le progressisme, comme si elle n’assumait plus sa part conservatrice. Quel est le progressisme propre à la droite ? C’est la sacralisation de l’économie de marché et de l’individu hors-sol. Inversement, elle a abandonné progressivement tout ce qui était une politique des ancrages, une politique de l’enracinement. S’emparant à sa manière de la nouvelle époque — l’euphorie de la mondialisation heureuse — la droite a occulté les questions culturelles, identitaires, les laissant à ceux qui sauront s’en saisir.

Le populisme est donc une conséquence du multiculturalisme ?

Inévitablement. Une partie de la population occidentale n’apprécie pas le déclassement qu’on lui fait subir. Vous étiez la nation d’accueil, vous voilà le principal obstacle à la création d’une société nouvelle parce que, refusant de n’être qu’une communauté parmi d’autres dans votre pays, vous persistez à considérer votre culture comme une culture de convergence, mais on vous l’interdit. A un moment ou à un autre s’exprime alors une protestation, souvent maladroite, souvent canalisée par des partis discutables. Ce qu’on appelle le populisme, c’est la politisation de la dissidence populaire devant le multiculturalisme édifié par les élites. Soulignons à ce propos que la notion de peuple n’existe plus aujourd’hui que sous forme négative : on ne mentionne celui-ci que pour exprimer sa méfiance à son égard. Le peuple du populisme, c’est le peuple historique des vieilles nations occidentales, le peuple d’hier, tandis que le peuple du multiculturalisme, c’est le peuple de la diversité. Dès lors que la droite a abandonné la nation, l’autorité, la transmission, la mémoire, l’enracinement, et la gauche, la protection sociale et le travailleur ordinaire, les mouvements populistes s’en emparent. Et, comme ces sujets sont stigmatisés sur le plan médiatique, les partis de gouvernement n’osent plus les aborder. Pire encore : dans la mesure où les populistes s’en sont un temps emparés, on les juge contaminés. Ainsi, lorsque la droite cherche à renouer avec son héritage conservateur, on l’accuse de dérive réactionnaire. On aboutit donc à ce paradoxe : les préoccupations du peuple ne sont plus les bienvenues dans l’espace démocratique.

Un des effets du multiculturalisme, auquel vous consacrez un chapitre de votre livre, c’est le rapport au passé : on veut réécrire l’Histoire.

C’est par le récit de sa propre histoire qu’une communauté fait l’expérience du monde. A partir du moment où le passé est raconté comme une série de persécutions manifestant les phobies et les systèmes discriminatoires mis en place par la majorité, à partir du moment où les minorités consacrent toutes un nouveau méchant, le fameux « homme blanc hétérosexuel », l’Histoire apparaît comme un champ d’horreurs. Pourquoi, alors, s’approprier celle-ci ? Il convient plutôt de s’extraire de l’Histoire, notamment à l’école. Ainsi ne cherche-t-on plus à inscrire les jeunes générations dans un monde qui les précède et leur survivra, selon la formule d’Alain Finkielkraut. Au contraire, il faut imperméabiliser les enfants contre cet héritage susceptible de les contaminer. Ce rapport idéologique au passé est fondateur de la nouvelle légitimité multiculturaliste. Ceux pour qui l’Histoire demeure le lieu d’une mémoire positive seront de plus en plus considérés comme d’infréquentables nostalgiques : ils cherchent à faire survivre un héritage dont on devrait se débarrasser. Ils n’auront plus droit de cité dans l’espace public, parce qu’ils seront accusés de répandre des légendes étrangères à la conscience hypercritique qui est la norme médiatique et même universitaire.

Quels sont les autres effets du multiculturalisme sur la cohésion de la société ?

En premier lieu, une fragmentation sociale. Lorsque la norme commune passe pour l’expression de la tyrannie de la majorité sur les minorités, lorsque la norme commune apparaît exclusivement comme un rapport de pouvoir et de domination sur les marges, aucune intégration n’est possible. C’est le contraire du prétendu vivre-ensemble. On le voit avec les politiques qui essaient d’institutionnaliser le droit à la différence ou la discrimination positive. Laquelle, dans les faits, injecte le facteur racial dans la politique. On le voit de même quand certaines communautés ne sont pas intégrées à la nation. Le fait est attribué non pas à des pratiques culturelles trop éloignées de la société d’accueil, et donc du travail que ces communautés devraient faire sur elles-mêmes afin de s’intégrer, mais au système discriminatoire dont la société d’accueil serait porteuse, ce qui lui vaut d’être mise en accusation. Racisme d’État, racisme systémique : on connaît ce vocabulaire qui relève de l’intimidation idéologique bien qu’il se maquille en langage scientifique. Ajoutons que, puisqu’il n’y a plus de culture nationale et que toutes les cultures peuvent cohabiter librement, le multiculturalisme encourage l’immigration massive, prétendant que celle-ci ne provoquera jamais de tensions. Jusqu’à ce que se pointe cette chose inattendue qui est le réel… Les campagnes de sensibilisation du type « Tous unis contre la haine » se multiplient dans les pays occidentaux, qui traitent leur population comme une population malade, étouffée par ses préjugés. Le politiquement correct est l’expression de cette volonté de rééducation du peuple. Mentionnons encore qu’afin de préserver les tabous de chaque communauté, de respecter sa définition du blasphème, on réduit la liberté d’expression. On a tendance à vouloir corseter la parole publique et à voir derrière n’importe quelle critique de la « diversité » un appel à la discrimination qu’on voudra censurer. Notre société, en dernière instance, voit la liberté régresser.

Selon vous, le courant peut-il être inversé ?

Certains pourraient penser que le multiculturalisme correspond au mouvement de l’Histoire. Je ne suis pas d’accord. Le phénomène résulte d’un projet politique qui a pris forme au cours d’une lutte idéologique d’une quarantaine d’années. Nous sommes face à un courant qui prétend définir la démocratie, et ceux qui ne sont pas d’accord avec cette définition sont délégitimés dans l’espace public. Un système socioculturel s’est institué, accordé à une vision du monde. Ce système s’appuie sur un État qui, à l’aide d’un appareil administratif, pilote les comportements sociaux. C’est une action politique. Or cette action politique, il est possible de la contester et de la contrer politiquement. Il est possible de restaurer la souveraineté parlementaire ou la souveraineté populaire devant la judiciarisation exagérée du politique au nom d’une conception falsifiée des droits de l’homme. Il est possible de reconstruire les frontières nationales. Il est possible de décider que l’école transmette à nouveau une culture véritable. Il est possible de définir la citoyenneté de telle manière qu’elle ne soit pas vidée de toute signification. Il est possible d’abolir les politiques qui institutionnalisent le communautarisme au nom du droit à la différence. Puisque tout cela est possible, c’est un programme qu’on peut se donner.

Source : Figaro Magazine, vendredi 27 mai 2016.

Le multiculturalisme comme religion politique,
de Mathieu Bock-Côté,
paru aux éditions du Cerf,
à Paris,
le 15 avril 2016,
368 pages
à 34,95 $
ISBN : 9 782 204 110 914


Voir aussi

« Le multiculturalisme tue toute identité commune enracinée dans une histoire » (m-à-j entretien)