jeudi 9 juin 2016

« Le multiculturalisme fragmente la société : c'est le contraire du prétendu vivre-ensemble »


Mathieu Bock-Côté, né en 1980, était déjà une figure intellectuelle du Québec alors qu’il n’avait pas 30 ans. Sociologue, chargé de cours dans plusieurs universités, il s’est d’abord intéressé au nationalisme québécois et à son destin après le rejet par référendum, en 1980 et en 1995, du projet de « Québec libre ». Mais il a ensuite élargi sa réflexion aux évolutions des démocraties occidentales face aux ruptures sociales et culturelles provoquées par la mondialisation.


Comment définissez-vous le multiculturalisme ?

Mathieu Bock-Côté — Traditionnellement, la vocation de l’immigré était de prendre le pli de la société d’accueil, d’apprendre à dire « nous » avec elle, de s’approprier son histoire et de s’y inscrire. Le multiculturalisme inverse le devoir d’intégration. Désormais, c’est la société d’accueil qui doit transformer ses institutions et sa culture afin de s’adapter à la diversité. Dans cette perspective, la société d’accueil doit multiplier les démarches destinées à favoriser l’inclusion du nouvel arrivant, qui lui-même définira les termes à travers lesquels il participera à la société d’accueil. Ce qui était autrefois considéré comme la culture nationale n’est plus qu’une culture parmi d’autres, dans une société autoproclamée inclusive qui ne sera plus régulée que par les droits de l’homme revisités par le droit à la différence. En fait, cette culture nationale ne conserve qu’un seul privilège, tout négatif, celui de faire pénitence pour avoir supposément persécuté les minorités. Afin d’expier ses péchés d’hier, la culture nationale doit par conséquent travailler à sa propre déconstruction. On arrive ainsi à un monde où les pays conservent leur nom — la France, la Grande-Bretagne, le Québec, etc. —, mais où l’expérience historique qui les caractérisait est appelée à se dissoudre.

Est-ce que le multiculturalisme se confond avec le modèle des États-Unis ?

Non, pas du tout. On en a parfois l’impression, parce qu’en comparaison des vieilles nations européennes, les États-Unis sont un pays jeune, né d’apports de populations diverses. Mais en réalité, le multiculturalisme trouve en partie ses origines dans la question noire, qui représente pour l’Amérique un authentique péché originel. Le multiculturalisme, qui s’érigera en doctrine à partir des années 1980, incitera chaque minorité à calquer son attitude sur la communauté noire. Chacune devrait dénoncer la discrimination que lui imposerait la société dominante en réclamant un statut de victime valant des droits spécifiques. Chaque groupe minoritaire en viendra à prendre la posture victimaire – s’ouvre alors la logique de la concurrence victimaire. Le multiculturalisme a donc poussé en Europe, au Canada comme aux États-Unis, même si le phénomène a revêtu des noms différents.

C’est un phénomène occidental…

Oui. Au Canada, il est officialisé par la Constitution. A l’origine du multiculturalisme canadien se trouve la volonté de désamorcer les revendications historiques du Québec, pour faire en sorte que le Québec ne soit plus une nation, mais une communauté ethnique parmi d’autres au sein du Canada pluriel. Dans le cas des États-Unis, le point de départ du multiculturalisme réside dans les radical sixties, on dirait en France les années 68, cette espèce de désagrégation de la conscience occidentale, cette réécriture de l’Histoire à l’encre de la culpabilité. En Europe, le multiculturalisme naît du constat d’échec du marxisme. Le communisme ayant échoué, le projet révolutionnaire n’est pas abandonné, mais connaît un transfert : on passe de la critique du capitalisme à la dénonciation de la civilisation occidentale. Dans le rôle de la figure honnie, le bourgeois est remplacé par l’héritier de la culture majoritaire, et à l’inverse le héros n’est-il plus le prolétaire, mais l’exclu, l’immigré, le minoritaire. Les questions économiques s’effacent devant les questions sociétales. En vérité, comprendre le multiculturalisme suppose de le considérer dans l’histoire plus large du progressisme, dans l’histoire des mutations de la gauche à partir des années 1960.

Mais la droite n’a-t-elle pas une part de responsabilité dans ce processus ?

Si, mais au départ, le multiculturalisme s’ancre à gauche. Il est l’enfant de théoriciens marxistes qui ont abandonné le paradigme économique, mais en s’accrochant à une vision qui remplace la lutte des classes par la lutte des identités. Intellectuellement, le courant vient de la gauche radicale. Dans les années 1980, toutefois, il devient le projet politique de la gauche dominante. Le meilleur exemple est la third way, la troisième voie de Tony Blair. Une interprétation superficielle a jugé cette politique comme un passage des travaillistes de la gauche à la droite, parce qu’ils ont accepté l’économie de marché. Mais en même temps, Blair embrassait un tout autre programme sur les questions sociétales et identitaires, s’attachant par exemple à convertir la Grande-Bretagne au multiculturalisme. Analogiquement, les socialistes français, lors du premier mandat de Mitterrand, se sont convertis au marché, mais ont fait de l’antiracisme un enjeu politique. En 2012, Terra Nova fera même du multiculturalisme une stratégie électorale, conseillant au PS de chercher ses électeurs parmi les représentants de la diversité. Né comme une utopie au croisement du marxisme en crise et de la contre-culture, utilisé comme arme politique, le multiculturalisme s’est institutionnalisé : il est devenu un langage d’État, une pratique administrative, une pratique dans les entreprises. La droite, vis-à-vis du phénomène, affiche une attitude terriblement timorée. Spontanément, elle résiste au multiculturalisme parce qu’elle se sent gardienne d’un certain héritage. Mais partout, en Occident, la droite a entrepris, au début des années 1990, de faire concurrence à la gauche dans le progressisme, comme si elle n’assumait plus sa part conservatrice. Quel est le progressisme propre à la droite ? C’est la sacralisation de l’économie de marché et de l’individu hors-sol. Inversement, elle a abandonné progressivement tout ce qui était une politique des ancrages, une politique de l’enracinement. S’emparant à sa manière de la nouvelle époque — l’euphorie de la mondialisation heureuse — la droite a occulté les questions culturelles, identitaires, les laissant à ceux qui sauront s’en saisir.

Le populisme est donc une conséquence du multiculturalisme ?

Inévitablement. Une partie de la population occidentale n’apprécie pas le déclassement qu’on lui fait subir. Vous étiez la nation d’accueil, vous voilà le principal obstacle à la création d’une société nouvelle parce que, refusant de n’être qu’une communauté parmi d’autres dans votre pays, vous persistez à considérer votre culture comme une culture de convergence, mais on vous l’interdit. A un moment ou à un autre s’exprime alors une protestation, souvent maladroite, souvent canalisée par des partis discutables. Ce qu’on appelle le populisme, c’est la politisation de la dissidence populaire devant le multiculturalisme édifié par les élites. Soulignons à ce propos que la notion de peuple n’existe plus aujourd’hui que sous forme négative : on ne mentionne celui-ci que pour exprimer sa méfiance à son égard. Le peuple du populisme, c’est le peuple historique des vieilles nations occidentales, le peuple d’hier, tandis que le peuple du multiculturalisme, c’est le peuple de la diversité. Dès lors que la droite a abandonné la nation, l’autorité, la transmission, la mémoire, l’enracinement, et la gauche, la protection sociale et le travailleur ordinaire, les mouvements populistes s’en emparent. Et, comme ces sujets sont stigmatisés sur le plan médiatique, les partis de gouvernement n’osent plus les aborder. Pire encore : dans la mesure où les populistes s’en sont un temps emparés, on les juge contaminés. Ainsi, lorsque la droite cherche à renouer avec son héritage conservateur, on l’accuse de dérive réactionnaire. On aboutit donc à ce paradoxe : les préoccupations du peuple ne sont plus les bienvenues dans l’espace démocratique.

Un des effets du multiculturalisme, auquel vous consacrez un chapitre de votre livre, c’est le rapport au passé : on veut réécrire l’Histoire.

C’est par le récit de sa propre histoire qu’une communauté fait l’expérience du monde. A partir du moment où le passé est raconté comme une série de persécutions manifestant les phobies et les systèmes discriminatoires mis en place par la majorité, à partir du moment où les minorités consacrent toutes un nouveau méchant, le fameux « homme blanc hétérosexuel », l’Histoire apparaît comme un champ d’horreurs. Pourquoi, alors, s’approprier celle-ci ? Il convient plutôt de s’extraire de l’Histoire, notamment à l’école. Ainsi ne cherche-t-on plus à inscrire les jeunes générations dans un monde qui les précède et leur survivra, selon la formule d’Alain Finkielkraut. Au contraire, il faut imperméabiliser les enfants contre cet héritage susceptible de les contaminer. Ce rapport idéologique au passé est fondateur de la nouvelle légitimité multiculturaliste. Ceux pour qui l’Histoire demeure le lieu d’une mémoire positive seront de plus en plus considérés comme d’infréquentables nostalgiques : ils cherchent à faire survivre un héritage dont on devrait se débarrasser. Ils n’auront plus droit de cité dans l’espace public, parce qu’ils seront accusés de répandre des légendes étrangères à la conscience hypercritique qui est la norme médiatique et même universitaire.

Quels sont les autres effets du multiculturalisme sur la cohésion de la société ?

En premier lieu, une fragmentation sociale. Lorsque la norme commune passe pour l’expression de la tyrannie de la majorité sur les minorités, lorsque la norme commune apparaît exclusivement comme un rapport de pouvoir et de domination sur les marges, aucune intégration n’est possible. C’est le contraire du prétendu vivre-ensemble. On le voit avec les politiques qui essaient d’institutionnaliser le droit à la différence ou la discrimination positive. Laquelle, dans les faits, injecte le facteur racial dans la politique. On le voit de même quand certaines communautés ne sont pas intégrées à la nation. Le fait est attribué non pas à des pratiques culturelles trop éloignées de la société d’accueil, et donc du travail que ces communautés devraient faire sur elles-mêmes afin de s’intégrer, mais au système discriminatoire dont la société d’accueil serait porteuse, ce qui lui vaut d’être mise en accusation. Racisme d’État, racisme systémique : on connaît ce vocabulaire qui relève de l’intimidation idéologique bien qu’il se maquille en langage scientifique. Ajoutons que, puisqu’il n’y a plus de culture nationale et que toutes les cultures peuvent cohabiter librement, le multiculturalisme encourage l’immigration massive, prétendant que celle-ci ne provoquera jamais de tensions. Jusqu’à ce que se pointe cette chose inattendue qui est le réel… Les campagnes de sensibilisation du type « Tous unis contre la haine » se multiplient dans les pays occidentaux, qui traitent leur population comme une population malade, étouffée par ses préjugés. Le politiquement correct est l’expression de cette volonté de rééducation du peuple. Mentionnons encore qu’afin de préserver les tabous de chaque communauté, de respecter sa définition du blasphème, on réduit la liberté d’expression. On a tendance à vouloir corseter la parole publique et à voir derrière n’importe quelle critique de la « diversité » un appel à la discrimination qu’on voudra censurer. Notre société, en dernière instance, voit la liberté régresser.

Selon vous, le courant peut-il être inversé ?

Certains pourraient penser que le multiculturalisme correspond au mouvement de l’Histoire. Je ne suis pas d’accord. Le phénomène résulte d’un projet politique qui a pris forme au cours d’une lutte idéologique d’une quarantaine d’années. Nous sommes face à un courant qui prétend définir la démocratie, et ceux qui ne sont pas d’accord avec cette définition sont délégitimés dans l’espace public. Un système socioculturel s’est institué, accordé à une vision du monde. Ce système s’appuie sur un État qui, à l’aide d’un appareil administratif, pilote les comportements sociaux. C’est une action politique. Or cette action politique, il est possible de la contester et de la contrer politiquement. Il est possible de restaurer la souveraineté parlementaire ou la souveraineté populaire devant la judiciarisation exagérée du politique au nom d’une conception falsifiée des droits de l’homme. Il est possible de reconstruire les frontières nationales. Il est possible de décider que l’école transmette à nouveau une culture véritable. Il est possible de définir la citoyenneté de telle manière qu’elle ne soit pas vidée de toute signification. Il est possible d’abolir les politiques qui institutionnalisent le communautarisme au nom du droit à la différence. Puisque tout cela est possible, c’est un programme qu’on peut se donner.

Source : Figaro Magazine, vendredi 27 mai 2016.

Le multiculturalisme comme religion politique,
de Mathieu Bock-Côté,
paru aux éditions du Cerf,
à Paris,
le 15 avril 2016,
368 pages
à 34,95 $
ISBN : 9 782 204 110 914


Voir aussi

« Le multiculturalisme tue toute identité commune enracinée dans une histoire » (m-à-j entretien)

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