jeudi 14 avril 2016

Ruwen Ogien — L'éthique minimaliste ou le relativisme total ?

Ruwen Ogien, spécialiste de philosophie morale, a récemment publié un « journal philosophique » Mon dîner chez les cannibales qui suscite des critiques parfois sévères.

D’abord, la recension « gentillette » du magazine Lire :

Dans son journal philosophique, écrit en parallèle de l’actualité, l’auteur refuse tout moralisme, lui préférant une éthique minimale.

Au fil d’une cinquantaine de textes inspirés par l’actualité et consacrés aux sujets les plus divers — tels que les incivilités, les migrants, le droit de mourir, la tolérance religieuse, la pornographie, la liberté d’offenser, la prostitution, le mariage pour tous ou la gestation pour autrui —, Ruwen Ogien (ci-contre) poursuit son plaidoyer pour un minimalisme moral, fondé sur le seul principe qui nous enjoint de ne pas nuire délibérément à autrui et de ne pas commettre d’injustice. Selon une telle conception, nos modes de vie et ce que nous faisons de nous ne peuvent, quant à eux, être l’objet d’aucun jugement moral. Il n’est certes pas interdit de donner des conseils aux autres ou d’attirer leur attention sur les conséquences fâcheuses pour eux de tel ou tel comportement, mais cela ne saurait être au nom d’un paternalisme moral qui déclare savoir mieux qu’eux ce qui est bon pour eux.

Là où une conception maximaliste de la morale, qui prétend avoir son mot à dire sur nombre de nos faits et gestes, se heurtera nécessairement à la diversité et à la relativité des croyances et des mœurs, l’éthique minimale a d’autant plus de chances d’avoir une portée universelle, observe Ruwen Ogien, que les domaines de notre existence qu’elle inclut sont peu nombreux.

Autrement dit, constater avec Montaigne — lequel a inspiré à l’auteur ce Dîner chez les cannibales qui donne son titre au recueil — que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » n’implique aucun relativisme moral.

Puis la critique sévère de Maulin Olivier :

Le philosophe continue son œuvre de déconstruction dans un petit livre indigent qui pourrait être comique si ses idées délirantes n’étaient partagées par une partie de nos élites. Plongée dans les eaux troubles d’une pensée soixante-huitarde agonisante qui a définitivement perdu pied avec le réel.

Même Libé est un peu effrayé. Rendant compte de Mon dîner chez les cannibales, le dernier livre de Ruwen Ogien, le 10 mars dernier, Robert Maggiori reconnaissait que l’on pouvait « s’effaroucher des conclusions radicales » auxquelles le philosophe aboutissait. S’effaroucher ? Allons bon. Après tout, l’essayiste ne fait que tirer jusqu’à l’absurde toutes les « libérations » entreprises depuis quarante ans et systématiquement soutenues par le journal. Pourquoi s’effrayer de sa légitimation morale de la pornographie, des drogues, de l’inceste et du parricide ? Du nerf, camarades ! Ne vous embourgeoisez pas ! Vous la vouliez, la table rase de vos rêves ? La voici.

Ces chroniques au style relâché, pompeusement sous-titrées « journal philosophique », se fixent en effet pour but de saper ce qui restait encore à saper, de mettre à bas ce qui avait échappé à la furie destructrice des prédécesseurs de l’essayiste : la morale la plus élémentaire. Directeur de recherche au CNRS, ce rescapé de Mai 68 est régulièrement invité sur les plateaux télé et a même été auditionné par le Sénat, il y a quelques années, sur la laïcité. Il est l’égérie de Libération où il anime un blogue dans lequel il donne son avis sur tout à longueur de colonnes. Ce sont ces articles prétentieux qui forment la matière principale de son livre.

Le philosophe se réclame d’une « éthique minimaliste » qui est un relativisme total. Il veut débarrasser la philosophie morale « de tout ce qui l’encombre ». Selon lui, les hommes n’ont aucun devoir moral vis-à-vis d’eux-mêmes, et ceux qu’ils s’imaginent avoir vis-à-vis des autres ne sont que des « obligations purement sociales ». Faire preuve de bienveillance, de charité, ou tout simplement aider quelqu’un qui ne l’a pas demandé est donc un acte « paternaliste ». Même la tolérance ne trouve pas grâce à ses yeux : on ne tolère en effet que ce qui nous paraît faux, or qui est-on pour juger du vrai et du faux ? Dans cette optique, la seule et unique morale acceptable consiste à « ne pas nuire aux autres ». Résultat concret : tout est permis, la GPA [mères porteuses], la PMA [fécondation in vitro] et l’euthanasie bien sûr, mais l’auteur ne s’arrête pas là. Si un adulte conscient accepte d’être mangé par son ami, de se détruire par la drogue, de coucher avec sa mère consentante ou de tuer son père à sa demande, Ruwen Ogien ne voit pas qui pourrait l’en empêcher, et surtout au nom de quoi, à moins évidemment d’être un « conservateur », espèce nuisible que le philosophe ne porte pas dans son cœur.

Ruwen Ogien défend l'inceste au nom de l'éthique minimale

Ce sophiste pourrait prétendre au titre de général en chef de la phalange tout entière engagée au service de l’Autre, le plus souvent au détriment des siens, que Jean Raspail a baptisé « Big Other ». Il est intarissable sur le « droit des migrants » à quitter leur pays, mais n’a jamais un mot sur le droit des autochtones à demeurer ce qu’ils sont.

Dans la grande lignée post-soixante-huitarde, il ne s’intéresse qu’aux marges, à ces « micropeuples de substitution » dont parle Michel Onfray : immigrés, transsexuels, délinquants, drogués, à qui il trouve tous les talents. Quant aux Français « ordinaires », ils se caractérisent par « l’arrogance culturelle, le passé colonial, le conservatisme moral, la xénophobie latente, le culte de la rente [et] l’alcoolisme ». Qu’ils osent réclamer aux nouveaux arrivants de se conformer à leur mode de vie, c’est-à-dire de s’assimiler, lui fait horreur. « Un immigré devrait-il devenir culturellement arrogant, fier du passé colonial, moralement conservateur et alcoolique sur les bords pour être un “bon Français” ? », interroge ce faux « cool » qui a le plus grand mal à cacher la répugnance que lui inspirent ces Français qu’il essentialise allègrement. On l’a compris, ce n’est pas la générosité vis-à-vis des damnés de la terre qui pousse Ruwen Ogien à réclamer toujours plus d’immigration, c’est le meilleur moyen qu’il a trouvé d’en finir avec un peuple déchu à ses yeux, le nôtre.

Le philosophe a certes le droit de penser ce qu’il veut des Français. Il ne nous enlèvera cependant pas le nôtre qui est d’estimer que l’homme crache dans la soupe avec assez peu d’élégance. Né dans un camp de personnes déplacées quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale au sein d’une famille éprouvée par l’horreur de la Choah, apatride, il a été accueilli par ce pays « xénophobe » qui l’a fait profiter de l’excellence de son système d’éducation et lui a permis de s’accomplir intellectuellement et socialement, notamment en devenant directeur de recherche au CNRS en 1981. D’autres que lui auraient pu en éprouver une forme de gratitude.

La pensée de ce philosophe poussif est une pensée d’enfant gâté qui casse un à un ses jouets. Il veut en finir avec l’école de la « ségrégation » et de « l’humiliation », l’autorité des pères, le mariage traditionnel et globalement toute forme d’enracinement. Si une telle pensée a pu faire illusion durant les Trente Glorieuses, elle paraît aujourd’hui pour ce qu’elle est : ringarde et dépassée. À l’heure d’Internet, on éprouve de la peine pour l’auteur quand il considère encore l’industrie pornographique comme « moderne et subversive ». À l’heure où la France se couvre de mosquées, on sourit tristement quand il affirme que la principale caractéristique de l’islam est sa sécularisation. À l’heure où la mondialisation réveille les identités et où le multiculturalisme dévoile son caractère multiconflictuel, on baisse les yeux de gêne quand il nous vante la généralisation du métissage, la fin des frontières et l’émergence un peu partout sur la planète « d’entrepreneurs nomades qui circulent sans problèmes entre les “cultures” du monde entier ».

À croire que notre observateur s’est réfugié dans le pays enchanté des Bisounours, et que c’est de là, à travers une paire de jumelles mal réglée, qu’il observe péniblement la réalité. Quelques semaines après les attentats du 13 novembre, il publiait deux pages dans Libération pour réclamer des toilettes publiques « transgenres » à côté de celles pour les hommes et les femmes. Gageons que l’histoire en train de se réveiller ne fera bientôt qu’une bouchée d’une pensée hors sol qui a contribué à nous mener dans l’impasse où nous sommes.


Mon dîner chez les cannibales
de Ruwen Ogien,
publié le 2 mars 2016,
chez Grasset,
à Paris,
320 pages
ISBN-13 : 978-2246802297


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