jeudi 2 octobre 2014

Zemmour : « Le Suicide français »

Éric Zemmour parle de son dernier essai : Le Suicide français


Les 4 Vérités du 01/10/2014 par telematin


Présentation de l'éditeur

Les Français ont perdu confiance. Ils ont le sentiment que le pays fait fausse route. Mais ils hésitent encore sur les raisons qui ont pu les conduire dans cette impasse. À quel moment se sont-ils égarés ? Ont-ils été trompés ?

Pour les éclairer, Éric Zemmour se livre à une analyse sans tabou de ces quarante dernières années qui, depuis la mort du général de Gaulle, ont « défait la France ». En historien et en journaliste qui a connu bien des protagonistes de cette triste épopée, il mobilise aussi bien la politique que l'économie ou la littérature, le cinéma et même la chanson. Revenant sur des faits oubliés ou négligés, mais décisifs, comme la loi de 1973 nous obligeant à nous endetter auprès des marchés financiers, il nous réserve quelques surprises.




L'auteur relit chronologiquement le passé pour démasquer une succession d'aveuglements technocratiques, de « politique spectacle » délétère, de faux débats et de mensonges, notamment sur la famille, l'immigration, l'Europe ou la mondialisation... Il souligne notamment la responsabilité des [soi-disantes] élites dans ce fiasco.

Quarante ans d'indifférence au sort des vrais « invisibles » de la République (ouvriers, paysans, employés et cadres « rurbains » chassés en grande banlieue) ont, avec la crise économique, engendré un peuple blessé et perdu, livré aux nouveaux despotes de Bruxelles. Il est temps de faire les comptes ! C'est le premier pas nécessaire pour espérer pouvoir un jour guérir de nos maux.


Michel Delpech en 1973 — Le divorce n'est plus un drame 


Extraits du Suicide français

● 4 JUIN 1970 : MORT DU PÈRE DE FAMILLE

Les débats parlementaires furent passionnés, parfois houleux. Cette assemblée d’hommes n’admettait pas qu’on supprimât d’un trait de plume législatif leur « puissance paternelle ». Le contraire de la puissance est l’impuissance, songeaient les plus égrillards ou les plus fragiles. Ces élus du peuple n’avaient aucune envie de faire descendre la démocratie dans l’arène privée. Ce « gouvernement collégial » de la famille leur rappelait les délices et poisons de la IVe République. Ils refusaient que le juge mît son nez dans leurs affaires au nom de la conciliation des époux ; et dénonçaient d’avance un « ménage à trois, le mari, la femme et le juge », moins drôle que dans Feydeau. Cette majorité conservatrice, issue de la « grande peur » de Mai 68, ne comprenait pas que les meilleurs d’entre eux, à l’Élysée et à Matignon, satisfassent leurs ennemis enragés, gauchistes et féministes. Ils regrettaient déjà la grande ombre boudeuse de Colombey.

Les plus lettrés – ils étaient alors légion dans les travées de l’hémicycle – se souvenaient des homélies fatalistes de Joseph de Maistre et des corrosives fulminations d’Honoré de Balzac : la décapitation de Louis XVI avait annoncé la mort de tous les pères. L’Histoire recommençait : le général de Gaulle avait proclamé qu’avec la Ve République, il réglait une question vieille de cent cinquante-neuf ans ! En remettant la tête d’un père suprême sur le corps de la nation, il avait rétabli celle de tous les pères. Mais il avait lui-même sapé son œuvre de rétablissement en laissant les femmes, avec la fameuse loi Neuwirth autorisant la pilule en 1967, s’emparer du « feu sacré » de la procréation, comme l’avait aussitôt compris la sociologue féministe Évelyne Sullerot. Après sa chute, le Général laissait l’Histoire reprendre son cours, politique et famille mêlées. Raymond Aron avait eu tort : cette « révolution introuvable » de Mai 68 l’emporterait en greffant son idéologie dissolvante au cœur de la famille.

Quand un député demanda ingénument à quel besoin répondait cette loi, le ministre de la Justice, René Pleven, répondit, non moins ingénument : « À introduire la notion de bonheur dans les familles. » La prétention n’était pas mince. Si l’on en croyait l’impérieux ministre, toutes les familles du passé depuis que le monde est monde avaient été malheureuses. Toutes avaient vécu sous la tyrannie d’un Mirabeau, « ami des hommes », mais pas celui de son fils ! Tous les enfants élevés génération après génération dans des familles patriarcales avaient connu la froide inimitié de ces pères distants dont parle le prince de Ligne : « Mon père ne m’a jamais aimé ; je n’ai jamais compris pourquoi ; il ne me connaissait pas » ; et ceux si nombreux pourtant qui croyaient y avoir connu la douceur de vivre se trompaient, triste troupeau d’aliénés, malheureux sans le savoir. Toutes les épouses qui avaient adoré leur « seigneur et maître » en menant la maisonnée – mari compris – d’une main de maîtresse femme étaient de pauvres esclaves soumises. On oubliait que la famille n’avait jamais été conçue dans la nuit des temps comme le lieu privilégié de l’amour et du bonheur privés, mais comme l’institution matricielle qui permettrait de fonder un peuple, une société, une nation. Une fois encore, le souvenir de la Révolution revenait avec la fameuse formule de Saint-Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Le père avait donc été l’obstacle au bonheur des familles depuis toujours. Affreuse responsabilité historique des hommes. Tous coupables. Ce n’étaient pas une féministe en colère ou un jeune rebelle hirsute qui mettaient ainsi en accusation la gent virile, mais un ministre chenu et cossu d’une majorité conservatrice.

Le coup venait de loin. On imaginait une lubie récente, jetée avec les pavés du boulevard Saint-Michel ; c’était un fil rouge qui courait tout au long du XXe siècle. On le croyait parti de la gauche, des progressistes, des humanistes ; il venait de la droite, des capitalistes, d’Amérique. Ce n’était pas un commencement, mais une fin. Un achèvement. Le monstre était déjà mort quand on le terrassait.

À peine quelques années plus tard, un Américain alors inconnu en France, Christopher Lasch, publiait un livre intitulé : Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée. Il ne fut traduit que quarante ans après ! L’auteur y retraçait d’une main sûre et iconoclaste l’histoire mouvementée de la destruction méthodique du père et de la famille. La volonté, dès la fin du XIXe siècle, des grands capitaines d’industrie d’arracher à leurs ouvriers leur autonomie, dans le cadre des usines taylorisées mais aussi dans celui de la famille, afin de les rendre plus productifs et plus dociles. Les sociologues prirent l’habitude d’expliquer que les conflits entre ouvriers et patrons n’étaient pas une lutte de classes mais des querelles personnelles, psychologiques. Les mêmes, alliés aux médecins, psychologues, psychanalystes, poursuivirent le pauvre mâle jusque dans son antre familial, militèrent pour une hygiène physique mais aussi mentale. Des rapports moins hiérarchisés, plus démocratiques ; on dirait bientôt cool. Le contrat d’association remplacerait l’imperium paternel. On arracherait les ultimes reliquats de la mentalité précapitaliste pour faire entrer dans la famille la rationalité du calcul économique. La consommation compenserait le sentiment de dépossession. L’intégration de la classe ouvrière à la société se ferait par la publicité et « son influence civilisatrice aux effets culturels comparables à ceux consécutifs aux grands progrès de l’Histoire ». La propagande consumériste mina la culture traditionnelle du patriarcat ; les publicitaires, sociologues, psychologues s’allièrent aux femmes et aux enfants contre les pères qui contenaient leurs pulsions consommatrices. Les mêmes, alliés aux féministes, firent campagne pour que les femmes aient un accès égalitaire aux dépenses du foyer. Aujourd’hui encore, lors du moindre débat sur les acquis du féminisme, on exhume ce fameux carnet de chèques auquel les femmes françaises n’avaient pas accès sans l’autorisation de leur mari avant 1965 !

Et personne pour rappeler que, jusqu’à la mensualisation (décidée en France en 1969), l’affreux tyran sanguinaire qu’était l’ouvrier touchait sa paye hebdomadaire en billets de banque et la remettait au franc près à sa « bourgeoise ».

La rééducation des parents fut bientôt à l’ordre du jour. Les psychothérapeutes de tout poil expliquèrent que la recherche de l’épanouissement personnel devait être préférée à tout, y compris à la stabilité du mariage. Dès les années 1920, selon Christopher Lasch, la messe était dite. Aux États-Unis en tout cas. Le prêtre et le législateur avaient été écartés et remplacés par les médecins, sociologues, psychologues, publicitaires, qui imposèrent les normes nouvelles de la vie de la famille. Le plaisir sexuel devint une exigence, rarement assouvie, mais sans cesse réclamée. Peu à peu, eut lieu l’intégration espérée des femmes et de la jeunesse au marché, au prix d’une impatience et d’une insatisfaction perpétuelles. La quête du bonheur devint la grande affaire de tous. Le père en fut la victime expiatoire.

L’exportation en Europe de ce modèle de société ne fut qu’une question de temps et de circonstances. L’avilissement des soldats dans la boucherie de la Première Guerre mondiale – premier conflit de l’Histoire qui ne fabriquait pas de héros autres qu’anonymes – encouragea les hommes à jeter aux orties le fardeau qu’ils avaient entre les jambes. L’Amérique victorieuse en 1945 devint un modèle de société à suivre. Le rejet du nazisme après guerre poussa certains intellectuels allemands à rechercher et à trouver dans la famille souche allemande l’origine du nazisme et surtout de l’incompréhensible (à leurs yeux) soumission du prolétariat allemand au délire hitlérien. Soudain, les habituelles explications socio-économiques n’eurent plus cours ; seuls la famille et le père, ce tyran, étaient la cause de tout. C’était papa-SS avant le fameux CRS-SS que crièrent les insurgés germanopratins. L’aspiration mimétique des féministes de la bourgeoisie française (Simone de Beauvoir) à se parer des plumes de paon de la lutte des classes en associant le mari au patron fit le reste. Parfois, tout se mêlait, comme lors de cette célèbre manifestation, un jour d’août – « 1970 : Libération des femmes, année zéro », proclamait un tract du MLF ! – de quelques féministes sur la tombe du Soldat inconnu à l’Arc de triomphe, rappelant de manière potache « qu’il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme » ; négligeant seulement le fait – anecdotique il est vrai – que le soldat mourait au front pendant que sa moitié demeurait à l’arrière.

Lors des débats parlementaires, le rapporteur de la commission des lois, M. Tisserand, expliqua que « la jeune fille [qui] se mariait avait [jadis] le désir de trouver une protection lui permettant de fonder une communauté familiale et d’éduquer ses enfants. Désormais, la femme par son travail et par une connaissance plus étendue des choses de la vie due aux moyens d’information modernes a acquis l’égalité financière et d’information avec l’homme ; dès lors, il serait illogique et sans doute dangereux de maintenir la notion de protection comme motivation du mariage, il convient de lui substituer la notion d’association ».

Des gaullistes parlaient comme Simone de Beauvoir ! Ils reprenaient l’antienne économiste et matérialiste des féministes. Des libéraux anticommunistes rejoignaient des compagnons de route marxistes. Quarante ans après ces débats, on s’est aperçu que la demande de protection n’avait nullement disparu. Elle n’est plus avouée par les femmes mais obstinément recherchée. Elles y renoncent dans une souffrance d’autant plus douloureuse qu’elle doit être tue. Cette quête obstinée de protection est liée à la maternité et au besoin de protéger et d’éduquer ses petits, pas au travail ni à l’information. La vision d’une femme qui ne travaille pas est une déformation aristocratique ou bourgeoise. La femme a toujours travaillé et toujours réclamé la protection de son mari. La contractualisation du mariage de deux êtres égaux méconnaît la subtilité des rapports entre les hommes et les femmes. Le besoin des hommes de dominer – au moins formellement – pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d’admirer pour se donner sans honte. Aujourd’hui encore, les femmes épousent des hommes plus diplômés et pour la plupart mieux rémunérés qu’elles. Aux États-Unis, 70 % des femmes noires restent célibataires car elles ne trouvent pas d’hommes noirs plus diplômés qu’elles. Un personnage d’Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray affirmait, sarcastique : « Nous les avons émancipées depuis peu mais les femmes restent des esclaves se cherchant un maître. » Sacré Oscar Wilde ! Condamné par l’Angleterre victorienne pour son homosexualité et encensé un siècle plus tard pour le même motif, il aurait été ostracisé par notre société pour ce qu’elle aurait appelé « sa misogynie ». Pourtant, quelques décennies plus tard, Lacan reprenait la même phrase et ajoutait : « Pour le dominer. » Et Christopher Lasch concluait cette passe d’armes : « La femme moderne ne peut résister à la tentation de vouloir dominer son mari ; et si elle y parvient, elle ne peut s’empêcher de le haïr. »

C’est à partir de ces années 1970 que le pédopsychiatre Aldo Naouri commença à voir les effets qu’avait sur les enfants la disparition progressive des pères dans la famille moderne. Revenant aux origines de l’humanité, Naouri prit peu à peu conscience que le père était une invention récente dans l’Histoire de l’humanité (trois mille ans, tout au plus) ; invention capitale pour interdire l’inceste et mettre un obstacle à la fusion entre l’enfant – être fait de pulsions – et la mère – destinée à satisfaire ses pulsions. Mais le père est une création artificielle, culturelle, qui a besoin du soutien de la société pour s’imposer à la puissance maternelle, naturelle et irrésistible. Le père incarne la loi et le principe de réalité contre le principe de plaisir. Il incarne la famille répressive qui canalise et refrène les pulsions des enfants pour les contraindre à les sublimer.

Sans le soutien de la société, le père n’est rien. À partir du moment où la puissance paternelle est abattue par la loi, le matriarcat règne. L’égalité devient indifférenciation. Le père n’est plus légitime pour imposer la loi. Il est sommé de devenir une deuxième mère. « Papa-poule », chassé ou castré, il n’a pas le choix. De Gaulle avait jadis écrit « qu’il n’y a pas d’autorité sans prestige ; et pas de prestige sans éloignement ». L’« autorité parentale » issue de la loi de 1970 est un oxymore. Le père est éjecté de la société occidentale. Mais avec lui, c’est la famille qui meurt. Quarante ans plus tard, les revendications en faveur de l’« homoparentalité » ne sont pas surprenantes : la famille traditionnelle l’instaure déjà puisqu’on ne prend plus en considération la différence sexuelle entre la mère et le père pour définir leurs fonctions et rôles respectifs.

La destruction de la famille occidentale arrive à son terme. Nous revenons peu à peu vers une humanité d’avant la loi qu’elle s’était donnée en interdisant l’inceste : une humanité barbare, sauvage et inhumaine. L’enfer au nom de la liberté, de l’égalité. L’enfer au nom du bonheur. Pascal nous avait prévenus : « Qui fait l’ange fait la bête. »


Zemmour contre Patrick Cohen (et al.) sur la Révolution française, la place de la femme et la prétendue « criminalisation de l'homosexualité » jusqu'en 1982

● 1974: LES VALSEUSES OU LA SUBVERSION SOIXANTE-HUITARDE

Ils ne respectent rien. Ils sont jeunes, drôles, truculents. Un amoralisme joyeux les anime. Ils volent et squattent sans vergogne. Les deux compères des Valseuses prennent l'Hexagone pour un grand self-service où ils se servent sans se gêner. Cette première génération de la société de consommation applique à la lettre le projet marxiste: à chacun selon ses besoins. Et leurs besoins sont énormes, illimités. Le réalisateur Bertrand Blier a concocté un savant mélange d'Easy Rider et de Jules et Jim ; les deux garçons, interprétés avec un naturel exubérant par Gérard Depardieu et Patrick Dewaere, errent en liberté dans une France transformée en Far West, en compagnie de leur égérie, jouée par une actrice sortie du café-théâtre, Miou-Miou, qu'ils partagent comme une bonne bouteille de vin, sans se poser de questions éthiques ou sentimentales. Ils passent leur temps à brocarder le bourgeois, la famille, la patrie, le travail, dans un anarchisme rigolard.

Jamais sans doute dans le cinéma français, l'esprit des années 70 n'aura été aussi bien rendu ; toute une époque a pris chair sur la pellicule: son optimisme, son hédonisme, son égotisme, son égoïsme. Son culte de la jeunesse et du moi. Ce qui était réservé à quelques happy few, aux siècles précédents, s'étendait à toute une génération. Pour elle, il n'y a plus ni passé ni avenir, rien que le présent, l'immédiat, l'instant. Les deux compères roulent dans des Rolls et DS qui ne leur appartiennent pas ; dorment dans des maisons dont ils ne connaissent pas les propriétaires ; couchent avec des jeunes filles mineures. […]
Dans les films noirs des années 50, les gangsters violent la loi, mais recréent, dans leur milieu, l'ordre familial et patriarcal de la société.
Dans le cinéma des années 70, c'est l'inverse: les jeunes gens de bonne famille imposent les pratiques des voyous.

Mêlant les influences du marxisme et du féminisme, le film voue aux gémonies un ordre à la fois bourgeois et patriarcal qu'il s'applique à délégitimer par une redoutable dérision, très proche de l'esprit de Hara-Kiri. […]

À la même époque, le grand intellectuel Michel Foucault entreprit simultanément de déconstruire de manière radicale, et la prison, et l'« hétérosexisme », fondé sur l'altérité sexuelle autour de l'homme et de la femme. Dans Surveiller et punir, publié en 1975, il délégitimait le principe même de l'emprisonnement : « La prison est dangereuse quand elle n'est pas inutile » ; puis la punition elle-même : « Il est peu glorieux de punir », « Il y a honte à punir ». Dans La Volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité, paru en 1976, il expliquait que la sexualité est une construction culturelle et historique, imposée par le pouvoir normatif de l'État. Foucault était fort lucide, se définissant lui-même comme un « artificier » : « Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. »

Destruction de l'ordre ancien fondé sur la loi, imposée par le père, faite au nom d'une dénonciation, qui se révélera artificieuse, de la bourgeoisie et de la société de consommation.

Le film Les Valseuses met en scène cette double subversion nihiliste. Elle fait de la sexualité ostentatoire et de la délinquance les ingrédients fondateurs d'une contre-culture qui subvertit, puis remplacera la culture traditionnelle.

Foucault mourra en 1984, mais il vaincra à titre posthume.

À partir des années 80, cette contre-culture devient culture officielle ; avec l'arrivée de la gauche au pouvoir, culture d'État. La famille et la prison seront désormais considérées comme objets identiques de détestation ; leur contestation deviendra vérité officielle.

Toute la société en sera durablement déstabilisée. La délinquance en sortira renforcée, démultipliée, décuplée ; et les défenseurs de l'ordre, délégitimés, fragilisés, déconsidérés.
Les sociologues des nouvelles générations, friands de French theories, nous expliqueront doctement que — à l'instar de la différence des sexes — la délinquance n'existe pas, que l'insécurité des « honnêtes gens » n'est qu'un leurre, un mythe, une construction sociale, qu'il n'y a qu'un « sentiment d'insécurité » qu'il faut combattre. […]

● 1992: LE TOURNANT DE MAASTRICHT

Philippe Séguin, mieux que personne, connaissait l'enjeu. Il en allait de la souveraineté de la nation française, de la pérennité de son État, de la vitalité de sa démocratie, de la survie de sa République. C'était en ces termes solennels que le député d'Épinal avait posé, quelques mois plus tôt, le 5 mai 1992 à la tribune de l'Assemblée nationale, «l'exceptionnelle importance, l'importance fondamentale du choix auquel nous sommes confrontés», dans un discours ambitieux et émouvant prononcé de cette voix magistrale qui faisait de Séguin l'héritier des grands orateurs de la IIIe République, Gambetta, Jaurès, Clemenceau ou Briand.

«La logique du processus de l'engrenage économique et politique mis au point à Maastricht est celle d'un fédéralisme au rabais fondamentalement antidémocratique, faussement libéral, et résolument technocratique. L'Europe qu'on nous propose n'est ni libre, ni juste, ni efficace. Elle enterre la conception de la souveraineté nationale et les grands principes issus de la Révolution: 1992 est littéralement l'anti-1789. Beau cadeau d'anniversaire que lui font pour ses 200 ans les pharisiens de cette République qu'ils encensent dans leurs discours et risquent de ruiner dans leurs actes.»

Philippe Séguin avait tout saisi, tout compris, tout deviné. On parlait d'une Europe mythique, il voyait l'Europe réelle ; on exaltait «le partage de notre souveraineté pour retrouver nos valeurs», il rappelait que «la souveraineté, cela ne se divise ni ne se partage et, bien sûr, cela ne se limite pas». Il décelait derrière les grands discours sur l'Union économique et monétaire, l'Europe antidémocratique ou plutôt adémocratique qu'on nous préparait.

En vérité, il n'avait pas besoin d'être sorcier pour le deviner. L'Europe renouait avec le très ancien projet de Jean Monnet. «L'inspirateur», comme disait avec mépris de Gaulle qui le haïssait, était sorti de l'expérience des deux guerres à la fois lié aux services américains, et convaincu que la guerre avait pour origine les passions nationalistes des peuples. Il fallait donc les débrancher par tous les moyens possibles, y compris l'assèchement des voies démocratiques. Monnet et les «pères de l'Europe» retrouvaient l'ancienne résolution des libéraux depuis la Révolution française, qui avaient eux aussi tenté de canaliser les passions populaires ayant engendré les excès et les massacres de la Terreur. L'Europe technocratique des bureaux s'avéra la camisole idoine pour empêcher le chien national et démocratique de mordre. […]

De Gaulle disait: «La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale.» Pour abattre la démocratie, il fallait donc détruire la souveraineté nationale. Et pour forger l'Europe fédérale, il fallait abattre la souveraineté nationale, quitte à détruire la démocratie. […]

Pour réussir ce coup d'État postdémocratique, nos élites utiliseront la méthode redoutablement efficace de « l'engrenage » : chaque étape de la construction européenne entraîne la suivante comme une nécessité dont la remise en cause coûterait trop cher. La transformation du Marché commun en Marché unique appellerait la création de la monnaie unique, qui exigerait à son tour des règles budgétaires communes. Une tutelle technocratique de fer serait peu à peu apposée sur les États à grands coups de directives et de normes. […]

La construction européenne élèvera un mur entre une représentation sans pouvoir (les gouvernements des États) et un pouvoir sans représentation (les technocrates, les juges et les lobbies à Bruxelles).

Le «déficit démocratique», tant dénoncé ensuite par les partisans de l'Europe qui firent mine de s'en lamenter, n'était pas une lacune mais un projet. Un libéralisme autoritaire deviendra le régime indiscutable d'un continent qui s'unifierait sous la férule technocratique de Bruxelles.

Au fil des années, le corset fut resserré. À l'étouffée.

L'Europe intégrée devint le laboratoire d'une gouvernance mondiale encore dans les limbes. Dans ce schéma fort ingénieux, l'État-nation ne disparaissait pas, mais prêtait au nouveau pouvoir technocratique son bras séculier et recouvrait du manteau de sa légitimité historique, et presque charnelle, des normes et règles européennes qui, sans lui, apparaîtraient aux populations comme une violence inacceptable. Pour la première fois dans l'histoire de la France et de l'Europe, le droit n'était plus formulé par le politique. […]

● 1996: IL EST MINUIT, MONSIEUR SCHWEITZER

Le destin de Louis Schweitzer bascula, devenant non pas exceptionnel, mais emblématique de celui de sa caste. Tout s'accélère. Renault est privatisé en 1996. Très vite, la presse s'entiche de celui qu'elle ne tarde pas à surnommer « Loulou ». Il est libre, Loulou! L'État français ne possède plus que 15 % du capital de l'ex-Régie. […]

En 1997, il annonce la fermeture de l'usine belge de Vilvorde. Les ouvriers d'outre-Quiévrain sont trop chers. Ils viennent pourtant d'accepter quelques années plus tôt de revenir à la journée de neuf heures pour… maintenir l'emploi. Schweitzer s'apprête à déménager les usines Renault en Slovénie pour la Clio, en Espagne pour la Mégane. Le vaste monde des ouvriers à bas coût s'ouvre devant Loulou! En France, on est en pleine campagne électorale. Lionel Jospin promet que Renault ne fermera pas l'usine. Comme, lors de la remilitarisation de la Rhénanie en 1936 (encore une campagne électorale favorable à la gauche!), Albert Sarraut avait juré qu'on ne laisserait pas Strasbourg à portée des canons allemands. Jospin est élu. Schweitzer ne cède pas. Il ferme l'usine.

Louis Schweitzer a rompu le cordon ombilical qui le reliait encore à ses anciens mentors politiques. L'ancien directeur de cabinet d'un Premier ministre socialiste sera l'un des principaux assassins du candidat socialiste Lionel Jospin à la présidentielle de 2002. Celui-ci perdra en partie à cause de son impuissance à Vilvorde ; il théorisera quelques mois plus tard sa soumission — et avec lui, celle de l'État français et des politiques — face aux nouveaux maîtres du monde par cette phrase restée célèbre: « L'État ne peut pas tout. »

L'ancien technocrate pantouflard à la gestion approximative et dilettante avait gagné ses galons de réducteur de coûts.

Il payait, sur le dos des chômeurs de Vilvorde, son ticket d'entrée dans l'élite mondialisée. Un ticket à plusieurs millions d'euros par an! Il sera glorifié par les médias comme « l'homme qui a sauvé Renault ». La justice belge sera moins élogieuse qui le condamnera à une amende de 10 millions de francs belges pour n'avoir pas respecté la législation sociale de son pays. Mais que vaut la loi d'un petit pays comme la Belgique (ou la France) quand on embrasse le monde de son regard d'extraterrestre ? Les années 2000 seront celles du grand déménagement de Renault. Turquie, Brésil, Maroc. Rien n'est trop beau, rien n'est trop loin. Renault réussit enfin à s'associer à un grand étranger: ce sera le japonais Nissan. L'ancien porte-étendard de l'industrie nationale devient un groupe mondialisé ; l'ancienne vitrine sociale court après le bas coût. On se moque de désespérer Billancourt. Loulou se vantera d'avoir inventé la Logan, voiture inspirée des anciennes Trabant de RDA, au confort aussi spartiate qu'est sommaire sa technologie. La voiture connut en effet un grand succès en France et en Europe, alors même que notre génie visionnaire la destinait aux pays émergents, là où il avait installé ses usines. Loulou s'était pris pour un nouveau Ford ; il avait inventé la voiture qui symbolisait le déclin irrémédiable du prolétaire français appauvri par le nouveau cours du monde, et abandonné par ses élites.

À son arrivée à la Régie Renault en 1986, les effectifs en France étaient évalués à 85 962 ; ils avaient déjà beaucoup baissé par rapport à leur étiage de 1980 (104.205) ; mais au départ de Louis Schweitzer en 2005, ils ne sont plus que de 42 953 ; le successeur adoubé par Loulou, Carlos Ghosn, achèvera le travail, et descendra jusqu'à 36 304!

● 1998: LES BLEUS, EMBLÈME D'UNE FRANCE BLACK-BLANC-BEUR

En une nuit de folie, on sortit de la guerre du football pour entrer dans la guerre idéologique ; on sortit du jeu pour entrer dans la morale. Nos trois couleurs n'étaient plus bleu, blanc, rouge, mais black-blanc-beur. Ce n'était plus la victoire de la meilleure équipe du monde, mais celle du métissage et de l'intégration à la française. Zidane était kabyle, Desailly africain, Karembeu canaque, Thuram guadeloupéen ; même Barthez redevenait pyrénéen et Jacquet forézien. C'était la foire du retour aux origines, venues de partout, sauf de la terre de France. On entendit une militante antiraciste exaltée affirmer que l'équipe aurait été encore meilleure si on y avait incorporé un joueur asiatique.

Même les journaux allemands conclurent de l'élimination pour une fois précoce de la Mannschaft à l'abolition urgente du droit du sang germanique. Les idéologues et intellectuels français prouvaient une fois encore qu'ils n'avaient pas tout à fait perdu la main. Ils n'avaient rien prévu ni rien préparé, encore moins comploté ; mais ils s'étaient montrés de remarquables opportunistes, des experts dans l'art de la récupération. Tout le travail de sape antiraciste et multiculturaliste de trois décennies trouvait soudain son issue, son moment fatidique, son kairos.

Au milieu des transes dithyrambiques des intellectuels les plus posés, de l'enthousiasme incoercible des politiques même les plus insipides, le mot du député RPR des Hauts-de-Seine Patrick Devedjian les résuma tous : « Ce soir, il y en a un qui a vraiment l'air d'un con, c'est Le Pen. » L'utilisation du football à des fins de propagande idéologique, nationaliste et politique avait été jusqu'ici l'apanage des régimes autoritaires, fascisme, franquisme, dictature de généraux brésiliens ou argentins. Les mêmes méthodes furent empruntées par la mouvance antiraciste et multiculturaliste dans une France de 1998 qui voulut croire au miracle.

Des années plus tard, une fois l'ivresse retombée, un sociologue de gauche fort bien-pensant (pléonasme ?), Stéphane Beaud, dans un livre intitulé Traîtres à la nation ?, remit les pendules ethniques à l'heure sociale. Quand on étudiait sérieusement les milieux d'où venaient les joueurs de l'équipe triomphante de 1998, on constatait qu'ils étaient tous issus de cette France rurale et ouvrière qui jetait ses derniers feux, où le sens de l'honneur, le respect des anciens, l'humilité individuelle qui se perd et se grandit dans le groupe, sans oublier l'amour de la patrie, n'étaient pas encore de vains mots. Quels que soient leurs origines et leurs lieux de naissance, ces joueurs étaient rassemblés par les valeurs de la France traditionnelle. Mais la passion irrésistible des élites intellectuelles et politiques françaises pour les racines, l'origine, l'obsession racialiste de l'antiracisme dominant depuis les années 1980, avaient recouvert et effacé l'ancienne matrice marxisante qui mettait la classe sociale en lumière et à l'honneur.

● 2005: CE VOILE INTÉGRAL QUI TOMBE SUR NOS BANLIEUES

Le jeudi 18 juillet 2013, à Trappes, des policiers tentent de verbaliser une jeune femme qui porte un niqab, voile intégral interdit par une législation récente ; le mari s'interpose, s'en prend à un policier. « On n'est pas à Kaboul », aurait lancé ce dernier. Dès le jeudi soir, de nombreux jeunes s'agitent. « Quand j'entends qu'un semblable a eu des ennuis à cause de son appartenance religieuse, ça ne me laisse pas indifférent », raconte un habitant à la journaliste du Monde dépêchée sur place. Le vendredi, après la prière à la mosquée, on ne parle que de Cassandra et de son mari Michaël. La mosquée est tenue de longue date par les salafistes qui enseignent un islam rigoriste et littéraliste. Au fil du temps, les jeunes y sont de plus en plus nombreux, de plus en plus assidus. Il fait chaud et le jeûne du ramadan est parfois pénible. Une vingtaine de jeunes gens quittent la mosquée pour le commissariat où ils exigent la libération de leurs « frères ».

Les policiers les renvoient sans aménité. Le ton monte. Les esprits s'échauffent. Le soir, 150 personnes — de Trappes, mais aussi des communes avoisinantes — se pressent devant le commissariat. Beaucoup de jeunes sont vêtus en kamis, la tenue blanche traditionnelle du prophète. Une rangée de policiers en tenue antiémeute leur fait face. Un mortier de feu d'artifice fuse, atterrissant aux pieds des forces de l'ordre. On crie jusqu'à s'époumoner : « Allah Akbar. » Des armes de poing sont arborées. Comme un avertissement sans frais.

Michaël, le mari de la femme voilée, est un converti, et son épouse, Cassandra, une Antillaise de 23 ans convertie à l'islam depuis ses 15 ans. Tout ça fait d'excellents musulmans zélés. C'est la fin d'une évolution démographique commencée à la fin des années 70. Les banlieues françaises sont désormais homogènes ethniquement et religieusement: les classes populaires « blanches » ont quasiment disparu ; le cinéaste Alexandre Arcady (présentant son film 24 jours qui retrace le meurtre d'Ilan Halimi à l'émission On n'est pas couché du samedi 26 avril 2014) confiait, encore abasourdi : « Savez-vous — je l'ai entendu dire par un responsable scolaire de la Seine-Saint-Denis — que dans les écoles publiques de ce département, il n'y a plus un seul élève de confession juive ? Plus un seul ! Ils sont obligés d'aller dans les écoles privées. »

L'islamisation des banlieues françaises est totale ou presque. L'assimilation, l'intégration, la mise en conformité au sein de ces quartiers exigent désormais d'être un musulman comme les autres. L'islam est l'horizon identitaire indépassable de ces populations. Un islam bricolé, un islam mythifié, un islam simplifié par internet peut-être, mais un islam qui aspire à devenir leur identifiant politique. En 2007, déjà, certains ont évoqué des « émeutes de ramadan », mais les militants islamistes n'y avaient pris aucune part. La vie de ces derniers dans les banlieues françaises est rythmée par les relations ambivalentes qu'ils entretiennent avec les caïds de la drogue, à la fois complices — les trafiquants n'hésitent jamais à alimenter la cause, tandis que certains dignitaires religieux pardonnent les exactions commises à l'encontre des « infidèles » — et tendues lorsque la morale islamique contredit les nécessités du négoce. Les caïds sont les patrons de nombreuses cités, ils déterminent la loi et l'appliquent aux contrevenants (y compris par condamnation à mort) et se substituent aux services publics et à l'action sociale, tandis que l'islam sculpte le paysage, mental et moral, mais aussi vestimentaire, sexuel, commercial.

Trappes a bénéficié du plan Borloo de rénovation urbaine pour un montant de 350 millions d'euros. Les barres HLM ont été abattues ; des immeubles pimpants de trois étages et des rues arborées les ont remplacés. Le chômage y est important (17 % de la population), mais moins que dans la commune voisine de Chanteloup-les-Vignes (25 %). En 2011, Trappes a reçu le premier prix des villes fleuries. Mais la population est restée la même. Il y a quelques années encore, une troupe de théâtre local, dirigée avec un enthousiasme inaltérable par Alain Degois, dit « Papy », pouvait révéler un Jamel Debbouze, un Omar Sy ou une Sophia Aram. Peu à peu, la mosquée fédère et rassemble la jeunesse de la ville. Trappes est aussi la preuve que la loi républicaine peine à s'appliquer dans des territoires où l'énorme majorité de la population n'accepte pas qu'elle soit en contradiction avec une loi religieuse qui la surplombe.

« La présence ostensible du salafisme - favorisée par l'accoutrement spécifique des adeptes - est un symptôme nouveau et fulgurant. Elle exprime une rupture en valeurs avec la société française, une volonté de la subvertir moralement et juridiquement qu'il serait illusoire de dissimuler et qui pose des questions essentielles.* »

La dernière étape — encore lointaine ? — sera-t-elle la fédération politique de ces mouvements spontanés et disparates ? Un an après l'alarme de Trappes, l'islam était assez enraciné et puissant pour envoyer des centaines de jeunes « Français » se battre en Syrie au nom du djihad. Comme la pointe émergée d'un iceberg banlieusard grandi dans la haine du roman national français, en voie de lente sécession. […]

* Gilles Kepel, Passion française. La voix des cités, Gallimard, 2014.


Extraits d'un article dans Le Point (qui ne partage pas en général ses opinions) au sujet du dernier opus de Zemmour, un portrait peu complaisant

« Je suis un enfant de la raison. » La raison, son Dieu. C'est en son nom qu'il publie une somme de 544 pages pour stigmatiser ces années 70 qui ont, certifie-t-il, déconstruit la France. Alors même qu'il adoooooore les Rolling Stones. Sympathy for the Devil est sa chanson préférée. Quand il l'écoute, plus rien n'existe. « Je suis au nirvana. » Pause. « Je suis complètement imprégné par la pensée des années 70 que je dénonce. On peut être distancié par rapport à soi-même. Je constate la destruction que ça a apporté. » En juin, il était au concert des Stones. Il a chanté, dansé, chanté encore. Ce qui a fait sourire son copain Manuel Valls, lui aussi de la partie : « Et maintenant, Zemmour va nous faire un grand papier sur l'ordre », a raillé le Premier ministre. Éric chante; Zemmour dénonce.« Ma capacité émotionnelle adore, mais je sais que c'est la mort de la civilisation française. Les émotions sont le produit de ton histoire; ton raisonnement est le produit de ta raison. Mes sentiments, j'ai appris à les mettre à distance. Pour moi, la France, c'est ça. C'est Descartes, quoi. Un talisman contre l'hystérie, contre la superstition. La langue française est le corset de la rigueur intellectuelle. La langue parfaite. »

La passion de la France et du français le dévore, parfois le déborde. « C'est le caractère un peu poétique d'Éric, relève son pote Loïk Le Floch-Prigent, l'ancien patron d'Elf. La poésie, chez lui, c'est d'aller jusqu'au bout, de se laisser emporter par ses mots, y compris quand ce ne sont pas les bons. Quitte à faire des impasses. » Mais chut, il croit n'être qu'un pur esprit raisonnable. Il en est sincèrement convaincu. De toute façon, il croit à ce qu'il dit. « Il est ailleurs, il n'est pas vraiment réel, estime Jean-Luc Mélenchon. Il croit à tout ce qu'il raconte, ce qui le classe dans la catégorie des individus hautement dangereux, comme Mélenchon et quelques autres. Il le fait avec sérieux, c'est ça, le drame d'Éric. »

Fraises Tagada. Zemmour rit souvent, un grelot qui tinte et transforme son visage, soudain il ne ressemble plus à une mangouste, ce petit mammifère tout fin, avec un museau pointu, des yeux perçants et une agilité qui lui permet de tuer... les cobras. Soudain, son œil demande à s'émerveiller. Mais attention : chez Zemmour, le rire n'a pas grand-chose à voir avec l'humour. Le rire, chez lui, c'est l'enfant. Celui qui aime les fraises tagada, les nounours au chocolat, la purée et les soirées déguisées, mais en Napoléon s'il vous plaît. Son anniversaire de 50 ans - il y a six ans - est entré dans la légende parisienne : les invités (dont Henri Guaino, Jean-Luc Mélenchon, Jean-Christophe Cambadélis, Isabelle et Patrick Balkany) furent accueillis par des hommes en uniforme, Zemmour fit tirer le canon. Le souvenir provoque un rire.

Qui meurt dès qu'il se remet à encenser la raison. « Je suis comme Racine, moi : "La passion est dangereuse, la raison nous sauve. " Dans la vie, la passion, je la mets à distance. C'est ce que je déteste dans mon époque. La passion de la passion. C'est ce que j'appelle la féminisation. Je ne suis pas un romantique au sens du XIXe siècle. Je ne suis pas Lamartine. Pour moi, c'est le début de la féminisation. » Sa théorie sur les femmes, on la connaît. Il n'est pas assis devant nous depuis plus de cinq minutes, il n'a pas encore commandé (un jus de fruit) que déjà il s'exclame : « T'es une fille ! » « Oh, pardon. » Il rit. « Je le pense ! » « Les femmes, vous n'êtes jamais dans le concept froid. Vous en êtes incapables. Tu en connais une qui conceptualise, à part Hannah Arendt ? Et elle doit tout à Heidegger ! Il y a aussi Simone de Beauvoir, mais c'est du sous-Sartre. Aujourd'hui, ce sont des femmes savantes, pas des conceptuelles. » Quand, un peu plus tard, on lui demandera s'il a peur des arabes, il sera affligé, vraiment, sincèrement, par notre question. « Non, je n'ai pas peur des Arabes, pas du tout ! Mais enfin ! C'est beaucoup plus conceptuel que ça ! »

On lui parlera de Montreuil, où il est né, de ces Arabes qu'il voyait quand il allait visiter son grand-père paternel, quand il jouait au foot devant le HLM grand-paternel, quand il allait à la synagogue là-bas pour les fêtes - ce qu'il fit jusqu'à la mort de son père, en 2013. Mais non, vraiment, il ne voit pas le rapport. « Avance, mon petit, avance. » Il n'est pas méchant, Zemmour. C'est un misogyne charmant. Et insupportable.

Ivresse. Quand il ne vous assomme pas de « Tu comprends ? » - deux mots qui scandent la plupart de ses phrases - tout en précisant, ce qui aggrave son cas : « C'est un tic verbal, je dis ça à tout le monde, garçons et filles », il pointe vers vous un index très mobile. Qui va, court, vole, venge. C'est tout juste s'il ne vous le met pas dans l'œil. « Tu me suis ? » Il tape sur la table. Tout est dans le doigt - pointé. Et les épaules frêles. Il n'a pas les épaules. Son corps, c'est son doigt. Il assène. Il ne doute pas. « Il ne rumine pas, il n'hésite pas, admire Finkielkraut-le-ruminateur. Il est maniaco, mais jamais dépressif. Il faut être un peu tourmenté, quand même... »

Cela ne « tourmente » pas Zemmour, d'être obligé de forcer le trait pour être à la hauteur de son personnage télévisuel - ça va avec son esprit de système et avec son ivresse de penser à contre-courant. Il n'a pas besoin de boire pour s'enivrer, Zemmour. D'ailleurs, il ne boit pas. Il se soûle en pensant contre les bien-pensants. La bien-pensance est sa boussole inversée. Il ne le nie pas. « Bernard-Henri Lévy, c'est mon pôle Sud. Chaque fois qu'il pense quelque chose, je pense l'inverse. Aujourd'hui, je me suis émancipé de mon opposition systématique à BHL. » Ah ? A-t-il un exemple ? Silence. « Je réfléchis parce que je ne trouve pas. » Re-silence. « Je te dis la vérité : non... » Mais même cette « vérité » ne le « tourmente » guère. Pas davantage que ce constat, par lui dressé : « Aujourd'hui, c'est Marine Le Pen qui incarne mes idées. » Pourquoi ne pas conseiller les autres ? « Faire Buisson ? Je pourrais. Mais les hommes politiques d'aujourd'hui, c'est Nathalie Kosciusko-Morizet et François Baroin, c'est rien. » Et Sarkozy ? « Il ne voudra pas remplacer Buisson. Il va faire du NKM. Et il va en mourir. Ils se voient tous en face de Marine Le Pen au second tour, ils vont tous se juppéiser. En 2012, Sarkozy a raté le coche. Il aurait fallu faire à fond du Buisson. Il a remonté grâce à sa droitisation, il n'a pas perdu de voix sur le centre, ce sont les électeurs du FN déçus qui l'ont planté en votant blanc au second tour. On est deux à penser comme ça : Buisson et moi. » On avait compris.

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