dimanche 5 août 2012

Les nouveaux ayatollahs...


Éditorial de Valeurs actuelles.

« Arrêtez d’emm… les Français ! », s’écriait Georges Pompidou voilà plus de quarante ans. Depuis, le mal n’a cessé de s’aggraver. Chaque jour, des ligues de vertu, plus nombreuses et plus procédurières que jamais, rivalisent d’ingéniosité pour nous rendre la vie impossible. De toutes parts, des voix s’élèvent pour dire : « Assez ! »

Plus il y a d'interdits, professait Lao-tseu, plus le peuple s’appauvrit. S’il avait vécu aujourd’hui et non voici vingt-cinq siècles, le malheureux serait accablé. On croule sous la réglementation. En 2008, la France cumulait 10.500 lois et 127.000 décrets, à quoi s’ajoutent 17.000 textes communautaires, le tout aboutissant à une véritable « logorrhée législative et réglementaire » , selon les mots même du conseil d'État.

À bien y réfléchir, notre vie ressemble à une addition d’interdits, au point, qui sait, de provoquer une addiction à l’interdit. En résumé, tout ce qui n’est pas prohibé est obligatoire, et inversement. Cela fait songer au mot de Churchill : « En Angleterre, tout est permis, sauf ce qui est interdit. En Allemagne, tout est interdit, sauf ce qui est permis. En URSS, tout est interdit, même ce qui est permis. »

Dresser la liste noire établie par les ayatollahs du « politiquement correct » et de son prolongement, l’ «hygiéniquement correct » revient à faire un inventaire à la Prévert où le père Ubu donnerait la réplique à Franz Kafka.



Quelques exemples ? Depuis le 1er juillet, les automobilistes, déjà copieusement mis à l’amende, doivent être équipés d’un éthylotest (en attendant un mouchard automatique dans chaque véhicule – ce qui ne manquera pas d’arriver). Policiers et gendarmes, du moins ceux qui ne sont pas requis par des tâches aussi urgentes que les contrôles routiers, sont sommés de ne plus tutoyer les « jeunes » qui s’adressent pourtant à eux dans un langage aussi fleuri que celui du footballeur Samir Nasri.

Interdit également, la fessée, d’autant qu’elle augmenterait les risques de troubles mentaux selon une étude canadienne qui vient de paraître dans la très sérieuse revue Pediatrics. Voilà de quoi conforter la trentaine de pays qui l’ont déjà bannie. Et que dire des gastronomes californiens privés de foie gras à la suite d’une loi en interdisant la vente promulguée le 1er juillet sous la pression des lobbies « proanimaux » qui comparent le gavage de l’animal aux tortures pratiquées à Guantánamo ou à l’excision !

Tout récemment, l’écrivain et académicien Jean-Christophe Rufin a suscité la polémique pour avoir déclaré dans l’Amateur de cigare que « la lutte contre le tabagisme vire au terrorisme », alors que, médecin de formation, il déplorait « seulement cette tendance de la société à tout pénaliser. Après le tabac, qu’est-ce que cela va être ? L’alcool ? Le sucre ? »

Autre domaine où l’on n’a pas chômé ces derniers temps : la censure culturelle. Dans la postface à la réédition de son chef-d’œuvre, le Camp des saints, paru en 1973, Jean Raspail a relevé 87 passages qui le conduiraient aujourd’hui au tribunal si les lois Pleven, Gayssot, Lellouche et Perben avaient un effet rétroactif. La maison Fayard a, de son côté, annoncé qu’elle cessait la publication des livres de Renaud Camus, écrivain de haut vol, à la suite d’une tribune qu’il a signée dans le Monde appelant à voter Marine Le Pen.

Il n’est pas jusqu’au très opportuniste Philippe Sollers, révoqué du JDD, pour avoir raillé Valérie « Tweetweiler ». Le très impertinent Robert Ménard a, lui, été limogé le 12 juillet d’iTélé où il animait une « quotidienne » décoiffante, Ménard sans interdit.

Éric Zemmour a eu plus de chance. Placardisé par sa hiérarchie à RTL, il conservera finalement à la rentrée sa matinale, mais seulement deux jours par semaine. « La première radio de France » n’a pas eu autant d’égards pour Pierre Salviac : commentateur sportif et longtemps figure emblématique du rugby hexagonal, il a été viré pour une blague douteuse (toujours à propos de Valérie Trierweiler et toujours sur Twitter).

Quant à Lorànt Deutsch, auteur de Métronome, immense succès, le voilà coupable aux yeux des “sectionnaires” du groupe PCF-Parti de gauche du Conseil de Paris de présenter une vision de l’histoire de France non conforme à l’habituel prêchi-prêcha révolutionnaire.

L’Histoire, parlons-en. Après les procès en sorcellerie contre Olivier Pétré-Grenouilleau et Sylvain Gouguenheim, qui ont eu le malheur de ne pas occulter, respectivement, les traites négrières intra-africaine et musulmane (au lieu de s’en tenir sagement à la seule traite occidentale), et de relativiser l’apport musulman à la philosophie médiévale, voici un nouveau mouton noir : Reynald Secher, dont la carrière est d’ores et déjà brisée. Son crime ? Avoir signé un Vendée, du génocide au mémoricide (2011). Impardonnable.

Rien, toutefois, ne vaut la loi Évin (1991). Elle a ouvert un nouveau chapitre du ridicule – plus qu’un chapitre, un feuilleton, qui n’en finit pas d’alimenter la chronique judiciaire, même si les magistrats manifestent quelques signes de lassitude. La demande de l’association Droits des non-fumeurs (DNF), qui voulait interdire aux fumeurs l’accès des terrasses de café à Paris, a d’ailleurs été rejetée par la cour d’appel de Paris le 11 mai dernier.

Quelques jours plus tôt, le tribunal administratif de Montpellier donnait tort à un élu vert, apôtre de la tolérance, qui voulait voir retirer un grand portrait de Camus « clope au bec », signé Cartier-Bresson, sur la façade de l’une des médiathèques du département, au prétexte qu’il y a à proximité un complexe sportif, une pharmacie et Dieu sait quoi. Horresco referens. Malraux, Sartre, Alain Delon, Jacques Tati, Lucky Luke n’ont pas eu droit aux mêmes égards : leur cigarette a disparu des photos.

En ces matières, mieux vaut être prudent. DNF est parvenu à faire condamner en 2008 deux magazines, Club cigare et Cigares, spirits & co, pour avoir mis en couverture Kad Merad pour le premier et Clovis Cornillac pour le second, cigare à la main.

Une autre association, à l’acronyme qui évoque un sombre dieu maya, l’Anpaa (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie), a fait condamner le Parisien en 2007 parce qu’il avait réalisé un dossier intitulé « Le triomphe du champagne ». C’était pendant les fêtes et sans aucun caractère promotionnel, mais peu importe. Début 2012, la plage du Centenaire, à Nice, a été officiellement labellisée “plage sans tabac” par la Ligue nationale contre le cancer, une première en France.

Plus courtelinesque encore, la même Ligue a cru bon de mesurer le temps que l’on passe à fumer dans les films français (2,4 minutes en moyenne). Un petit pas pour le cinéma, un grand pas pour la lutte antitabac.

Disant cela, il ne s’agit pas de faire l’éloge du cancer du poumon ou des maladies cardio-vasculaires, encore moins de se livrer à une apologie des comportements dommageables, mais de ne pas dissocier la prise de risque du risque de vivre. Pareillement, il ne s’agit pas de nier la fonction structurante des interdits. Toutes les sociétés ont les leurs. La nôtre, qui se flatte pourtant d’interdire d’interdire, les a, en vérité, médicalisés et judiciarisés. Ce qui lui permet de tenir un discours tour à tour clinique et pénal, à visées thérapeutiques et rééducatives, à l’encontre des contrevenants au nouvel ordre moral qu’elle a instauré. Dans tous les cas de figure, c’est pour leur bien que l’on agit. Tel est l’État-nounou, auquel Mathieu Laine a fait un sort dans la Grande Nurserie (2006) et Michel Schneider dans Big Mother (2002). Selon ce dernier, Big Brother n’est plus qu’un croque-mitaine sans consistance, vestige de l’âge de fer totalitaire. De solide, le monde est devenu liquide – maternant, psychologisant et infantilisant. Fini l’enfer glacé des camps. On n’envoie plus les gens au goulag, on les met sous antidépresseurs. Autrement dit : mieux vaut la dépression que la répression. C’est une méthode de gouvernement plus efficace. On traite ainsi les citoyens comme des enfants en bas âge : « Couvre-toi, chéri », « Mange cinq fruits et légumes par jour », « Bois avec modération ». Mais rien n’y fait. Au final, les gens boivent plus que jamais, les jeunes du moins, qui s’adonnent au « binge drinking » (la défonce, boire un maximum d’alcool en un minimum de temps).

Car ici comme ailleurs, le mieux est l’ennemi du bien et l’enfer est pavé de bonnes intentions hygiénistes. On veut, à tout prix, redresser « le bois tordu de l’humanité », selon l’expression de Kant. Or, on ne le redressera pas sans le casser. C’est ce à quoi se sont heurtés tous les totalitarismes du siècle passé.

La conception punitive de l’existence, héritée du puritanisme anglais (qui interdisait les jeux de hasard, les combats de coqs, le théâtre et jusqu’à la fête de Noël), a trouvé chez les hygiénistes un auxiliaire de poids. L’alliance du docteur Knock et de Savonarole, de la bactérie et du péché, redoutable attelage, d’autant que les nouveaux puritains ne sont plus ces tristes sires tout de noir vêtus. Ils brandissent le drapeau arc-en-ciel, comme ces gays traquant l’homophobie dans les écoles et les salles de rédaction, sans négliger le Parlement, où le malheureux Christian Vanneste, décrit comme un affreux tenant de l’« hétérocentrisme », a subi leurs foudres. C’est lui qu’on met au pilori, et non plus la femme adultère, comme dans la Lettre écarlate, le roman de Nathaniel Hawthorne, adapté au cinéma avec Demi Moore, qui se déroule dans une colonie puritaine d’Amérique du Nord.

L’« hétéroflic », terme très en vogue dans les années 1970, a disparu. Il a été remplacé par l’« homoflic ». C’est que, dans l’intervalle, le curseur des interdits s’est déplacé. Le sexe n’est plus tant prohibé que le sexisme, l’homosexualité que l’homophobie, la prostituée que le client. Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, ne dit pas autre chose, elle qui veut voir la prostitution « disparaître » par pénalisation du client.

Force est de constater que le maccarthysme se porte très bien à gauche. Il s’appelle indifféremment lutte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et tout ce qui est susceptible d’une suffixation phobique, des handicapés aux islamistes, selon la logique victimaire qui commande notre monde. « Sur tout ce qui peut être soupçonné de racisme au sens large, y compris vis-à-vis des gros ou des chauves, relevait Jean-François Kahn, il y a un nombre énorme de choses qu’on ne peut pas dire. On n’y réfléchit même plus, c’est intégré génétiquement. »

“Trente pages de Stéphane Hessel à recopier en punition”

Revenant sur l’un des innombrables procès contre le slogan “Y’a bon Banania” (cour d’appel de Versailles, 24 mars 2011), le gastronome et compagnon des Hussards, Christian Millau, remarquait d’une plume incisive : « Certains ont dit de la France qu’elle était moisie. Je dirais plutôt que, tremblotante et frileuse, elle se couvre de lois et d’interdits comme les vieillards se couvrent de petites laines. L’air y devient aussi lourd que dans une caserne et gare à ceux qui feraient mine d’endosser un uniforme de fantaisie. On ne les enverrait pas aux galères – les nôtres, à propulsion nucléaire, ayant souvent du mal à démarrer – , mais peut-être bien qu’en punition, on leur donnerait à recopier cent fois les trente pages de Stéphane Hessel. »

Comment ne pas penser à Patrouille du conte (1982) de l’écrivain Pierre Gripari, sûrement la parabole la plus géniale sur les ravages du correctivisme politique à la française. Une patrouille d’enfants reçoit pour mission d’aller faire la police dans le royaume par trop monarchique des contes. Sa mission : les épurer des reliquats chrétiens et réactionnaires qui les polluent – au nom des idéaux démocratiques et antiracistes. L’affaire finit mal, comme on s’en doute, mais elle ne décourage pas pour autant les ayatollahs de tout poil. Et c’est ainsi que Tartuffe prospère.




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