dimanche 23 décembre 2018

Culture religieuse — Décoder un tableau religieux

Régis et Éliane Burnet viennent de publier « Décoder un tableau religieux » aux éditions du Cerf. Au fil des pages et des tableaux, ils souhaitent guider le lecteur dans son analyse et sa compréhension des œuvres. Pour Régis Burnet, ce livre est avant tout ce que l’on souhaite en faire : moyen de se divertir, occasion de s’instruire, ou instrument de prière. Régis Burnet, ancien élève de l’École normale supérieure, est professeur à l’université catholique de Louvain. Éliane Burnet est agrégée et docteur en esthétique. Elle a enseigné à l’université de Savoie. Ils ont accordé un entretien à FigaroVox.

— Vous écrivez que les codes culturels communs ont disparu et que la culture chrétienne est en déclin : cherchez-vous par ce livre à y remédier ?

Régis BURNET. — Il serait prétentieux de penser que l’on puisse remédier à ce qui est un mouvement de fond. Et ce n’est pas le but du livre, qui n’est pas un « cours d’iconographie ». Il s’agit plutôt d’un guide pour comprendre une scène que l’on aime bien ou qu’on a découverte au cours d’une balade devant le portail d’une cathédrale ou lors d’une visite au musée. À quel passage biblique fait-elle référence ? Quels sont les personnages qui s’y trouvent ? Quel est le sens de la scène ? Comment les artistes ont-ils représenté cette scène au cours de l’histoire et y a-t-il eu des variations majeures ? Nous avons essayé aussi systématiquement de prévoir des « ouvertures » qui montrent l’actualité de la scène ou l’intérêt qu’elle présente pour l’histoire de l’art. Le tout en employant un style simple et pas trop pédant : l’art est avant tout un plaisir et même s’il faut quelques connaissances pour bien l’apprécier, il ne s’agit pas de transformer cela en un cours pesant et ennuyeux.

« Voici un livre exemplaire, qui illustre ce que peut et devrait être l’enseignement du fait religieux dans un espace de laïcité », écrit Régis Debray en préface de votre ouvrage. Avec ce livre on comprend donc que la laïcité n’est pas un bannissement du religieux de la société ?

Adoration de l’enfant, v.1620 — Gerrit van Honthorst, (1590-1656) — Galerie des Offices, Florence, Italie.

La laïcité n’a jamais été le bannissement du religieux de la société ! On a depuis le début eu tendance à confondre la neutralité de l’État — la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte [sauf musulman via de très généreux baux emphytéotiques et le financement de centre dit « culturel » ?] —, avec la neutralisation des religions. L’entreprise de laïcité, bien comprise, ne consiste pas à interdire jusqu’à la mention des religions dans l’espace public, mais plutôt à refuser de prendre parti pour l’une d’entre elles. Ce qui devrait donc conduire à les connaître toutes, sans exclusive.

Bartolomé Esteban Murillo,
Le repos pendant la fuite en Égypte (1667),
Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg.
Il faut ajouter que le but du livre n’est pas un manuel de catéchisme. Il présente les textes qui ont donné lieu aux représentations, mais uniquement pour faire comprendre le sens que nos ancêtres y voyaient. Le but est avant tout de les comprendre. Chacun est libre, ensuite, de voir dans ces images de simples objets culturels, des images religieuses voire des supports de prière, ou, pourquoi pas, les témoignages de croyances à combattre.

— En parcourant le livre, on réalise à quel point l’art européen s’est nourri du Nouveau Testament. Peinture et théologie ont donc à jamais partie liée en Occident ?

—  Vous avez raison, peinture et théologie ont partie liée, mais pas dans toutes les périodes, ni pour toutes les œuvres. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’art n’est jamais neutre. Il sert une idéologie ou une vision du monde. L’idée, héritée du romantisme du 19e siècle, que la peinture ne serait que le moyen d’expression d’un génie torturé cherchant à transmettre la beauté au monde est très récente.

Et même lorsqu’il y croit, l’artiste est-il vraiment détaché de toute considération de profit, d’idéologie, de reconnaissance personnelle ? [...]  Pourquoi Athènes fait-elle réaliser les spectaculaires œuvres d’art de l’Acropole, sinon pour célébrer sa propre grandeur ? Pourquoi Louis XIV passe-t-il commande aux plus grands peintres de son époque ? Et aujourd’hui pourquoi une ville comme Dubaï fait-elle appel aux architectes les plus audacieux ? Il s’agit d’en mettre « plein la vue », au sens propre, à ses concurrents, de les décourager d’entrer en guerre contre soi, de les pousser à collaborer avec vous.

Or, pendant longtemps, l’Église et plus généralement la religion chrétienne a été un pouvoir qui comptait. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ce qu’elle se soit montré un efficace mécène et qu’elle ait cherché à accroître son prestige par son goût des arts.

Mais il y a une autre raison, qui tient à la théologie même de la religion chrétienne. Le christianisme est une religion de l’incarnation, il croit que son Dieu a pris figure humaine et — au bout de longs débats qui ont surtout agité le monde grec — elle estime qu’il est légitime de le représenter. Et peut-être même plus que légitime : indispensable. En effet, si l’on croit que Dieu est venu comme un homme dans le monde, alors il a donné de la dignité et au monde et à l’homme, et il convient de retranscrire cette dignité dans les images les plus belles possible. Les images chrétiennes ne sont donc pas de simples « pense-bêtes » de ce qui s’est passé, mais de véritables prises de position en faveur de la beauté, de la dignité, de l’amour.

—  L’art n’a-t-il pas été un moyen de transmettre la foi à part entière ? En vous lisant, un tableau semble presque aussi riche d’enseignement qu’un livre.

—   Absolument ! On a longtemps considéré que les images n’étaient, comme je viens de le dire, que des aide-mémoire, des illustrations. En réalité, comme le disait Daniel Arasse, un universitaire disparu il y a une dizaine d’années, l’art, « ça pense ».

Même si l’art propose une lecture visuelle des textes bibliques, ce sont quand même des lectures, qui sont tout autant originales et pénétrantes que les autres lectures. On en apprend autant sur les textes en regardant les œuvres qu’en lisant les livres des théologiens ou des universitaires.

Certains épisodes de l’Évangile ont été beaucoup plus représentés que d’autres. C’est le cas, par exemple, de l’Annonciation, qui n’occupe pourtant que quelques versets de l’Évangile de saint Luc. Pourquoi a-t-elle tant inspiré les peintres ?

La fréquence des œuvres s’explique surtout par l’importance théologique de ce qui est représenté. L’Annonciation, qui est l’annonce faite à Marie de la naissance de Jésus, est un moment très important pour la théologie chrétienne.

Fra Angelico, l’Annonciation faite à Marie (1430 - 1432), Musée du Prado, Madrid.

D’une part, il révèle l’un des dogmes centraux de la religion chrétienne : le fait que Dieu se soit fait homme. Avec l’image de la Passion (le crucifix) et celle de la Résurrection, c’est certainement l’une des images les plus importantes du cycle chrétien. Mais il y a une autre raison qui explique sa faveur : elle met en scène la Vierge Marie. Et l’on sait l’importance que le catholicisme accorde à la mère de Jésus qui est l’objet d’un culte particulier. On peut rajouter une troisième raison, plus esthétique : l’épisode comporte un ange, une créature céleste, qu’il est toujours intéressant de représenter. Faut-il lui faire des ailes multicolores comme un papillon ou bien des ailes blanches ? Et comment le figurer alors qu’il n’est pas censé avoir de sexe ? Comme un homme, comme une femme, comme un enfant ?

—  En plus des personnages connus de l’Évangile, certains types reviennent régulièrement : c’est le cas par exemple de la figure du pasteur ?

—  La figure du Bon Pasteur provient d’une comparaison que Jésus s’applique à lui-même. Il s’affirme comme le bon berger de la communauté, celui qui s’occupe bien de ses moutons, car il les aime. Cette figure était très fréquente dans l’art ancien depuis les catacombes, car elle dit quelque chose de très important : la puissance protectrice de Dieu.

La métaphore elle-même remonte à très loin puisque dès les Psaumes on affirme que Dieu est le berger de son peuple. L’image est très belle puisqu’elle traduit le sentiment d’impuissance qui nous saisit tous de temps en temps face au monde ; l’impression d’être comme cet être parfaitement désarmé qu’est le mouton, sans griffes, sans crocs, sans cornes dangereuses. Affirmer que le Christ est le berger, c’est exprimer l’espoir que l’on ne sera plus isolé, mais regroupé dans un troupeau ; plus en danger, mais protégé par le berger et son chien ; plus désorienté, mais conduit vers la bergerie, le lieu de la sécurité. Cela explique la faveur qu’a connue cette image au cours des siècles.

—   C’est la même chose pour la symbolique… on apprend ainsi que celle de l’eau revêt une dimension particulière.

—   Contrairement à ce que l’on pense souvent, l’eau a une symbolique à la fois positive et négative. Certes, selon l’expression bien connue, l’eau c’est la vie, le liquide indispensable à la survie, qui rafraîchit et qui apaise. Mais l’eau est aussi la mort, surtout lorsqu’elle se déverse en cataclysme et qu’elle se déchaîne en tempête. Cette symbolique se retrouve dans le rite du baptême, très souvent représenté par l’image du Baptême de Jésus. En effet, dans la théologie chrétienne le baptême est d’abord une plongée dans la mort du Christ avant d’être renaissance dans sa Résurrection. C’est bien un rite de passage, au sens anthropologique du terme : un rite qui fait mourir pour mieux faire renaître.

— On ne peut terminer sans vous demander votre tableau préféré ?

Giovanni Bellini,
le Christ bénissant (1465 - 1470),
Musée du Louvre, Paris.
—  Voilà une question très difficile, car cela change très souvent. Depuis longtemps, j’ai une tendresse toute particulière pour un tableau de Giovanni Bellini, le Christ bénissant (1465-1470). Il est infiniment moins connu que la Joconde (qui se trouve dans la salle qui s’ouvre en face de lui). Pourtant, pour moi, c’est le plus beau tableau du Musée du Louvre. Jésus fait face au spectateur debout derrière un paysage d’orage. Il porte encore la couronne d’épines de son supplice qui a fait couler quelques gouttes de sang de son front et de ses tempes et il arbore les marques des clous de ses mains. Il a passé une belle chemise à galon d’or dont une ouverture laisse voir la blessure que lui a faite la lance du centurion romain. Il porte un épais livre, sans doute celui de l’Évangile, et lève la main droite en signe de bénédiction.

La précision du paysage d’arrière-plan, le jeu subtil des couleurs du ciel et la virtuosité du traitement de la lumière sur les plis du vêtement léger comme de la soie font déjà de cette peinture un chef-d’œuvre, mais le plus extraordinaire est certainement le visage qui est peint avec un stupéfiant réalisme. Juvénile, le Christ a les traits tirés, comme s’il venait à peine de sortir de son tombeau. Il a les paupières tombantes et des poches sous les yeux de celui qui vient de traverser une douleur terrible. Et pourtant, ses yeux si las qui viennent de contempler la souffrance et la mort n’ont rien perdu de leur clarté : il y a, dans ce regard épuisé une ineffable bonté. C’est un tableau qui aide à vivre, car il nous rappelle à la bonté et à la beauté.





Décoder un tableau religieux : Ancien Testament
par Éliane et Régis Burnet
paru en novembre 2016
aux éditions du Cerf
à Paris
152 pages
ISBN : 9 782 204 104 418
(2204104418)
29 euros ou 50,50 $











Décoder un tableau religieux : Nouveau Testament
par Éliane et Régis Burnet
paru le 26 octobre 2018
aux éditions du Cerf
à Paris
206 pages
ISBN : 978-2204129404
(2204129402)
29 euros ou 57,95 $




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