vendredi 23 novembre 2018

Alan Bloom : « L'Âme désarmée » republiée

Chronique d’Éric Zemmour à l’occasion de la republication, 30 ans plus tard, de l’ouvrage « L’Âme désarmée » (The Closing of the American Mind) d’Alan Bloom. Allan Bloom (1930-1992), philosophe, élève de Leo Strauss, était un fervent défenseur des textes classiques, fut très critique du système universitaire américain qu’il quitta en 1970 pour aller enseigner à l’étranger. Traducteur de Platon et de Rousseau, il a publié différents essais, le plus célèbre étant L’Âme désarmée.


C’était il y a trente ans. Un essai à la fois profond et acerbe nous décrivait l’envers du décor de cette université américaine que le monde entier admirait. Son auteur s’appelait Allan Bloom. Comme disait son préfacier et ami, Saul Bellow, qui a reçu depuis lors le prix Nobel de littérature : « Ce livre n’est pas un livre de professeur, mais celui d’un penseur qui accepte de prendre les risques que prennent généralement les écrivains. » À la même époque, un film québécois, Le Déclin de l’empire américain, croquait aussi les médiocrités et ridicules des universitaires américains dans une satire réjouissante. Le roi était nu. On ne savait pas alors que ces audacieux iconoclastes écrivaient notre avenir.

On le comprend en lisant aujourd’hui ce livre, réédité aux Belles Lettres avec une traduction inédite d’une partie du texte que les Français avaient alors dédaignée. Certes, nous n’avons toujours pas en France les campus somptueux, les budgets de recherche abondants, les Prix Nobel en bouquets, les meilleurs étudiants du monde qui se pressent aux portes de nos universités. En revanche, nous avons toutes les tares que Bloom décrivait dans son ouvrage : le déclin de la culture générale au bénéfice des « problèmes de société » ; les revendications séparatistes des « minorités » raciales ou sexuelles ; la baisse du niveau scolaire au nom de la lutte contre les inégalités ; la domination du relativisme au détriment de la recherche de la vérité ; ou encore les sciences humaines qui singent les sciences « dures ». Nous avons désormais, de part et d’autre de l’Atlantique, la même jeunesse : « L’objectif de l’éducation qu’ils ont reçue n’était pas de faire d’eux de jeunes gens cultivés, mais de jeunes gens ouverts : il était de les doter d’une vertu morale. » Les jeunes Français, comme les jeunes Américains, ont subi la même éducation, le même endoctrinement, devrait-on dire, où l’enseignement des valeurs (en France, on ajoute « républicaines ») s’est substitué à l’ancienne instruction de la culture générale : « Une telle éducation n’est guère plus que de la propagande. »

Bloom revient sur la scène fondatrice : les années 1960. Il a tout vu, tout compris. Il est à la révolution des années 1960, ce que Burke fut à celle de 1789 : un œil à la fois libéral et conservateur, bienveillant, mais dupe de rien, qui met son immense culture au service de l’analyse fouillée des événements dont il est le contemporain.

Bloom est un grand lecteur de Tocqueville et de Rousseau ; de Hobbes et de Locke ; de Nietzsche et de Hegel. Il vit aux États-Unis avec une culture européenne. Il est une sorte de personnage des Bostoniennes, le célèbre roman de Henry James sur l’Amérique de la fin du XIXe siècle. Il est un homme des Lumières, mais, pour lui, les Lumières débordent largement les philosophes français du XVIIIe siècle, puisqu’il étend leur emprise jusqu’aux grands penseurs du XVIIe, Descartes ou Hobbes. Pour lui, les Lumières, c’est le règne de la « raison » ; c’est la liberté ; c’est l’Occident. Mais il vit dans les années 1960 du XXe siècle, et il observe ses étudiants. Il voit s’imposer le règne de la musique rock sur toute autre forme de musique et sur toute autre forme de culture : « Mick Jagger a joué dans la vie de ces jeunes gens le rôle que Napoléon a joué dans celle des jeunes Français pendant tout le XIXe siècle. » La montée en puissance du féminisme et ses contradictions fondatrices, entre liberté et égalité, libération sexuelle et protection des femmes, libertinage et puritanisme. L’émergence du « pouvoir noir » et les ravages de l’affirmative action (« discrimination positive ») : « Ce qu’exige le pouvoir noir, c’est l’identité noire et non les droits universels […]. La fraternité programmée dans les années 1960 n’a pas abouti à l’intégration ; elle a viré à l’isolement des Noirs ; les Noirs restent entre eux. » Et la révolte de ces élèves qui se sentent humiliés et rejettent ce qu’ils ne parvenaient pas à acquérir : « Les étudiants noirs n’étaient pas des citoyens de seconde classe parce que c’étaient de mauvais élèves, mais parce qu’on les avait obligés à imiter la culture blanche. »

Régis Debray nous a appris que la France et l’Europe étaient devenues une colonie américaine qui cherchait avidement la lumière dans l’œil de son maître. Bloom nous rappelle que le maître américain fut d’abord la fille de l’Europe. Il retrace la généalogie de cette « contre-culture » des années 1960, retrouve sa source dans la pensée de Nietzsche, apportée aux États-Unis par Max Weber, « jetant à la mer le bien et le mal en même temps que la raison » ; pensée de Nietzsche revisitée et approfondie par Heidegger, lui-même traduit et « reconstruit sur une base gauchiste » par les philosophes français de la Libération, les Sartre, Foucault, Derrida, Barthes. Cette « French theory » s’imposera sur les campus américains des années 1960, avant d’être à nouveau importée par des universitaires français pour qui tout ce qui vient d’Amérique est parole d’évangile.

Bloom n’est pas le premier ni le seul à établir sur ces bases la dénonciation de cette « pensée 68 ». Il n’est pas non plus le seul ni le premier à estimer que « l’engagement de Heidegger dans le mouvement nazi n’était pas une conséquence de son innocence politique, mais un corollaire de sa critique du rationalisme ». Mais, confronté à la violence des mouvements étudiants des années 1960 qui menacent et molestent leurs professeurs, il n’hésite pas à écrire : « La formule usée de Marx ne cessait de me revenir à l’esprit : l’histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce. L’université américaine des années 1960 faisait l’expérience du même démantèlement de la structure de l’investigation rationnelle (du champ de la raison) qu’avait connue l’université allemande dans les années 1930. »

Depuis lors, les étudiants des années 1960, aux États-Unis comme en France, sont devenus les patrons de l’Occident. Ils ont imposé leur relativisme en vérité suprême. « Le rationalisme occidental a abouti à un rejet de la raison. Le relativisme parvient à détruire les prétentions universelles de l’Occident […]. Privé de ce besoin de vérité, l’Occident s’effondrera. » Bloom est mort désespéré.


L’Âme désarmée
de Allan Bloom
Essai sur le déclin de la culture générale
paru le 19 septembre 2018
aux Belles Lettres
à Paris
Broché : 504 pages
ISBN-13 : 978-2251448473

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