mardi 11 novembre 2025

Pierre-André Taguieff sur le déni d’existence du racisme anti-Blancs


Pour Pierre-André Taguieff, une des clés d’explication du déni d’existence du racisme anti-Blancs est liée à une vision simpliste du racisme. Le philosophe poursuit son analyse critique de l’emploi du terme “racisme”. Entretien paru dans Valeurs Actuelles. 


Comme l’illustre le meurtre de Thomas Perotto à Crépol, le 19 novembre 2023, le racisme anti-Blancs fait débat dans la société française. L’observer revient à faire partie de l’extrême droite. En effet, explique le philosophe et historien des idées Pierre-André Taguieff, une « vision “coloriste”, privilégiant l’opposition entre “Blancs” et “Noirs”, est présupposée par la plupart des approches du racisme en tant que phénomène moderne ». Cette approche biaisée empêche de correctement appréhender la réalité. Le nouvel ouvrage de l’intellectuel propose de réexaminer les concepts afin de comprendre comment ce racisme contre les Blancs a même fait émerger un antiracisme anti-Blancs.

— Pourquoi le racisme anti-Blancs est-il taxé d’invention de l’extrême droite ?

— D’abord, parce qu’attribuer l’invention d’un phénomène social supposé fictif à “l’extrême droite”, catégorie floue et à géométrie variable, mais surtout instrument de disqualification de l’adversaire, est la manière la plus simple d’en nier l’existence. Ensuite, pour les nouveaux militants gauchistes qui se disent “progressistes”, cela permet de diaboliser tous ceux qui osent braver le politiquement correct en affirmant l’existence du racisme anti-Blancs. Ils sont ainsi classés parmi les “fascistes”, les “réactionnaires”, etc. Dans la guerre idéologique et culturelle, le simple fait de reconnaître, sur la base de nombreux indices, l’existence du racisme anti-Blancs fait de vous un ennemi de l’antiracisme et de l’antifascisme, atteint de “crispation identitaire”.

Enfin, c’est préserver la principale idée reçue sur le racisme, à savoir qu’il est nécessairement et exclusivement un “racisme blanc” dont les victimes sont des “non-Blancs”. Il s’agit de rendre inattaquable le postulat que le racisme est un instrument de domination, d’exploitation et de discrimination fabriqué par “les Blancs”, c’est-à-dire les peuples européens ou occidentaux et eux seuls, lesquels, en conséquence, sont coupables d’infériorisation et de déshumanisation des “autres”.

—  Que révèle cette volonté de ne dénoncer qu’un seul racisme, celui de “Blancs” à l’encontre des “non-Blancs”?

Il s’agit d’une mise en accusation des peuples “blancs”, dénoncés comme animés d’une “haine de l’autre” théorisée ou idéologisée, dont on ne trouverait aucune trace chez les non-Blancs. C’est là, selon les types d’accusateurs, un mythe, un mensonge de propagande ou l’expression d’une ignorance prétentieuse. Les intellectuels militants qui se veulent antiracistes, en disciples appliqués des universitaires d’extrême gauche à l’américaine, réduisent désormais la “blanchité” (whiteness) à une construction sociale occidentale, donc liée à la “domination blanche” et au “privilège blanc”. Certains néoantiracistes dénoncent le “pacte de blanchité” qui unirait tous les Blancs, soucieux d’assurer leur domination. D’où les usages exclusivement péjoratifs du mot, qui fonctionne ordinairement comme un terme polémique.

Il faut rappeler ici que de très nombreux ouvrages “antiracistes” sur le racisme parus aux États-Unis depuis les années 1980 soutiennent la thèse de “la nature indélébile du racisme blanc”. Traduisons : les Blancs ne peuvent cesser d’être racistes, car la “race blanche”, pour être une construction sociale, n’en est pas moins porteuse de racisme. La référence à la race n’a donc pas disparu. Le racisme est devenu l’attribut principal de la blanchité. Mais, alors que les Blancs sont accusés de racisme, ils seraient les seuls à l’être. D’où le rejet sans discussion de la notion de racisme anti-Blancs.

« Le caractère pluridimensionnel du racisme n’est pas pris en compte », observez-vous. Quelles conséquences ?

La complexité du phénomène nommé “racisme” est généralement méconnue, en particulier par ceux qui emploient le mot dans une intention polémique et ont intérêt à l’utiliser comme un mot-massue. La distinction entre le racialisme, vision de la diversité humaine en termes de races différentes et (le plus souvent) inégales, et le racisme, théorie et pratique d’un projet de domination ou d’exclusion, est un préalable obligé. Disons qu’en tout racialisme prévaut une visée cognitive s’accompagnant souvent d’illusions scientistes prises pour des explications scientifiques, alors qu’en tout racisme, ce sont les conclusions normatives et prescriptives qui prévalent, impliquant des appels à la haine et à la violence, à la discrimination, à la ségrégation ou à l’expulsion, voire à l’extermination.

Vous proposez de gagner en nuances…

Pour rompre avec le simplisme, j’ai construit le modèle des cinq dimensions du racisme, qui renvoient à autant de domaines où le racisme est observable et qui s’articulent entre eux de diverses manières. Le premier domaine concerne les attitudes (opinions, croyances, préjugés, stéréotypes), produits de divers héritages culturels ; le deuxième s’intéresse aux comportements individuels ou collectifs, qui vont de l’évitement à la discrimination, et de l’agression à la persécution, liés ou non à des mobilisations de masse ; le troisième se rapporte à la sphère dite institutionnelle, c’est-à-dire les fonctionnements institutionnels comme la ségrégation ou la discrimination, qui ne sont pas toujours reconnus comme tels, notamment lorsqu’ils se rencontrent sous de nouvelles formes (voilées, euphémisées, non revendiquées), dans ce qu’il est convenu d’appeler le “racisme systémique” ou dans le “racisme symbolique”, formation de compromis entre les valeurs-normes antiracistes et les attitudes racistes ; le quatrième englobe l’espace affectivoimaginaire, c’est-à-dire le monde des représentations, parfois délirantes — notamment complotistes —, associées à des investissements affectifs et se manifestant par des réactions émotives ou passionnelles négatives (peur, dégoût, haine, mépris, irrespect, etc.), s’exprimant le plus souvent par un imaginaire racialiste, comme c’est le cas du racisme anti-Blancs; enfin, la sphère des croyances structurées et des discours idéologiques explicites, celle donc des idéologies ou des doctrines racistes, constitue le cinquième domaine.

Les néo-antiracistes qui nient l’existence du racisme anti-Blancs refusent de reconnaître qu’il est observable dans les domaines des attitudes, des comportements, de l’imaginaire social et des idéologies, voire dans les mesures de discrimination dite positive prises pour combattre le racisme (supposé blanc), selon la formule magique qui, importée des États-Unis, traduit les trois valeurs-normes résumant le programme woke : diversité, équité, inclusion (DEI). Le néo-antiracisme se dévoile ainsi comme un pseudo-antiracisme tout en contribuant à banaliser la vision des Blancs comme ontologiquement racistes.

Vous montrez que le racisme anti-Blancs a généré un antiracisme anti-Blancs. En quoi ce dernier est-il inquiétant ?

Le racisme anti-Blancs était naguère confiné dans les mouvements nationalistes dits de libération à l’époque de la décolonisation. Aujourd’hui, l’intégration de la thématique anti-Blancs dans le discours antiraciste militant, sous l’influence des idéologues décoloniaux, légitime et banalise la haine des Blancs.

Comment bien penser le racisme ?

En commençant par cesser de mettre le mot “racisme” à toutes les sauces pour les besoins de telle ou telle propagande politique. Dans la Force du préjugé, en 1988, j’ai identifié les deux grandes catégories de déni racisant, et appelé à distinguer clairement le déni d’humanité du déni d’identité. Le premier est à la source du racisme différentialiste, le second, à l’origine du racisme universaliste. La négation de l’appartenance au genre humain, la déshumanisation de “l’autre”, n’est pas le seul geste idéologique qui produit du racisme. La négation de l’identité collective dans laquelle se reconnaît un individu ou un groupe est tout aussi productrice de racisme. C’est là jouer brutalement et avec bonne conscience la carte de l’universel abstrait contre le particulier vécu, abaissé ou nié. Dans chaque situation concrète porteuse de conflits, il faut résoudre le difficile problème suivant : comment combiner le regard universaliste avec la reconnaissance du droit à la différence ?

D’où une double obligation morale : ne jamais se montrer aveugle à l’humanité incarnée par des individus ou des groupes perçus comme différents ou étrangers, et ne jamais nier ou considérer avec mépris les identités ethniques, culturelles ou politiques (telles les identités nationales) auxquelles tiennent les individus ou les groupes. Cette double référence à une vision positive de l’universalité et à un respect des identités particulières donne son sens et sa valeur à la vie humaine. 

Du racisme en général et du racisme anti-Blancs en particulier
par Pierre-André Taguieff,
paru le 15 octobre 2025,
chez H&O éditions, 
204 pages, 
ISBN-10 ‏ : ‎ 2845474334
ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2845474338

Présentation de l'éditeur

Le racisme anti-Blancs n’existe pas. Telle est la thèse des néo-antiracistes pour qui le phénomène raciste est essentiellement lié à la « domination blanche » et à l’histoire prédatrice de la civilisation occidentale. Oser prétendre que différentes formes de racisme coexistent d’une façon conflictuelle fait de vous un complice objectif du fascisme et un « facho » vous-même.

Le racisme anti-Blancs est partout. Il prédomine dans nos sociétés et dans le monde tout entier. C’est la seule forme de racisme qui doive nous préoccuper, affirment, de leur côté, certains tenants de la droite extrême.

Alors, comment faire la part des choses dans ce débat truqué ? Comment expliquer, comprendre et évaluer correctement un phénomène que l’on nie ou dont on exagère l’importance ? Pour contourner ces biais idéologiques et cognitifs, Pierre-André Taguieff nous propose tout d’abord de revenir sur la définition même du racisme afin d’appréhender son caractère pluridimensionnel, dont la composante antisémite ne doit pas être sous-évaluée. Il examine ensuite comment le racisme blanc a enfanté l’antiracisme anti-Blancs, dans lequel il voit une forme masquée de racisme, et nous éclaire sur les raisons du déni que ce dernier engendre. Enfin, il nous alerte sur les limites et les effets pervers de ce nouvel antiracisme dévoyé.


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