lundi 19 novembre 2018

Littérature jeunesse — entretien avec Madame Chouette

Entretien publié dans Éléments au sujet du livre Une bibliothèque idéale, que lire de 0 à 16 ans.


ÉLÉMENTS : Si l’on en croit une étude Ipsos, les jeunes de 4 à 14 ans passent plus de trois heures par jour devant les écrans. Les enfants lisent-ils encore ?

ANNE-LAURE BLANC. Une étude Ipsos de 2016 concluait, elle, que les jeunes Français aiment lire, mais qu’ils lisent assez peu : trois heures par semaine de lecture loisirs, avec une moyenne de 6 livres par trimestre. Sans surprise, les filles lisent plus que les garçons, surtout à l’adolescence. L’environnement familial joue un rôle déterminant : les enfants lisent quand les parents lisent.

L’édition jeunesse est un secteur très florissant, avec environ 18 % des parts de marché et près de 17 000 titres publiés l’an dernier. Néanmoins, 2017 a vu, pour la première fois, une baisse de 6,58 % de l’activité, en volume et en valeur, dans tous les secteurs. À surveiller !

ÉLÉMENTS : « Il n’y a rien de plus beau, ni de meilleur, ni de plus important au monde que de raconter des histoires », écrivait notre cher Pierre Gripari, qui plaçait au premier rang des bienfaiteurs de l’humanité les génies inconnus qui ont conçu l’histoire de Peau d’âne, de Blanche Neige ou de Cendrillon. Sans parler de génies inconnus, quels sont les grands conteurs actuels ?

ANNE-LAURE BLANC. L’ère des collecteurs de contes — Grimm, Arnason, Affanassiev — est achevée même si l’on exhume, ici ou là, un conte inuit ou bambara. Certains de ces contes de la tradition orale sont devenus le fonds le plus précieux d’une culture enfantine, alors même que le conte est tout sauf léger et naïf : il parle de la vie et de la mort, des généalogies et des transgressions, de la vertu, mais aussi de la ruse et des traquenards.

Parmi les conteurs « littéraires » des XIXe et XXe siècles, dans la lignée d’Andersen, j’évoquerais volontiers Alphonse Daudet (La chèvre de Monsieur Seguin), Oscar Wilde (Le géant égoïste), Carlo Collodi (Pinocchio), et bien sûr Saint-Exupéry (Le Petit Prince). Depuis les années 1970, le conte est souvent devenu une structure sans réel contenu. Peut-on nommer « conteurs » les auteurs de Fantasy et de féeries, tels Timothée de Fombelle, Pierre Bottero ou Erik L’Homme ? Les auteurs qui actualisent les récits mythologiques, comme Muriel Szac, avec les trois « feuilletons » d’Hermès, de Thésée et d’Ulysse (Bayard) ? Il me semble bien tôt pour se prononcer : laissons faire le temps.

ÉLÉMENTS : « La littérature jeunesse n’échappe pas à l’expansion du modèle culturel nord-américain », écrivez-vous. Quels sont les antido.es, si l’on veut épargner nos enfants ?

ANNE-LAURE BLANC. Les histoires de cow-boys ont laissé la place aux produits dérivés des dessins animés, à l’Heroic Fantasy, au Space Opera, de qualité très variable, et au Girly, romans roses d’une absolue vacuité. Ce déferlement est assez récent ; loin de moi l’idée de récuser Lyman F. Baum (Le Magicien d’Oz) ou Jack London ! Les antidotes ? Tout le reste (ou presque !) ; notamment les récits mythologiques et les romans historiques, liés à notre identité culturelle.

ÉLÉMENTS : Sous le nom de Madame la Chouette, vous animez un blogue dont la mission est, depuis 2012, de faire « découvrir les livres qui donnent aux enfants le goût de l’aventure, le sens de l’humour et une saine curiosité ». Quelles sont les tendances de la littérature jeunesse ?

ANNE-LAURE BLANC. Romans de société, uchronies et dystopies, polars, romans historiques, documentaires... On assiste, marketing oblige, à une débauche de titres. On y trouve, en cherchant bien, de vrais beaux livres qui devraient trouver leur place parmi les classiques de demain. Le « c’était mieux avant » traduit le plus souvent un biais dans l’analyse : n’est-ce pas plutôt le meilleur qui est resté ? Peu d’auteurs jeunesse ont su captiver plus d’une ou deux générations de lecteurs. Qui se souvient des romans de Pierre Maël ou de Marcelle Vigneron ? Très attachée à la transmission de notre patrimoine culturel, je propose aussi, à côté des nouveautés de saison, les textes de « grands auteurs » classiques qui peuvent donner envie aux jeunes d’entrer en littérature. Je pense à de très belles éditions de L’homme qui plantait des arbres de Giono (illustrations d’Olivier Desvaux, Gallimard Jeunesse) ou des Boîtes de peinture de Marcel Aymé, accompagnées des bois gravés de May Angeli (Les Éditions des Éléphants), à qui l’on doit aussi une superbe édition des Histoires comme ça de Rudyard Kipling (Le Sorbier).

ÉLÉMENTS : Vous semblez avoir un penchant pour le conte plutôt que le roman, ainsi qu’une inclination certaine pour les contes japonais, coréens...

ANNE-LAURE BLANC. La raison en est toute simple : il est plus rapide de recenser des albums que des pavés — or je me fais une règle de lire de A à Z tous les ouvrages que je chronique à raison de quatre « coups de cœur » hebdomadaires.

Cela dit, tout album illustré ne recèle pas un conte au sens strict ; on y trouve de la poésie, des fables animalières, de simples chroniques de la vie quotidienne, des récits mythologiques... Quant aux contes japonais ou coréens, ils sont souvent inspirés de belles valeurs traditionnelles : respect des ancêtres, caractère sacré de la nature, rituels quotidiens, jusqu’aux kamis, ces créatures facétieuses, tout cela parle aux enfants. De plus, les illustrateurs de ces albums allient élégance et inventivité graphique à un réel talent d’observation de la petite enfance.

Anne-Laure Blanc, Valérie d’Aubigny et Hélène Fruchard,
Une bibliothèque idéale, que lire de 0 à 16 ans ?

chez Critérion, 
288 pp., 
18 €.

Aucun commentaire: