mercredi 5 mai 2021

Oui, c'était mieux avant !

Patrick Buisson vient de publier La Fin d’un monde, pur livre d’histoire et premier tome de plus de 500 pages d’une œuvre qui s’annonce monumentale.

Le bandeau rouge sur la couverture avec l’inscription « Oui, c’était mieux avant ! » donne le ton. La Fin d’un monde s’inscrit dans une tradition réactionnaire assumée. Naufragé hors de son époque, Buisson remonte le temps pour mieux éclairer notre modernité, à ses yeux déshumanisée.

La grande fracture temporelle date, selon lui, d’un demi-siècle : tout se serait déroulé en l’espace de quinze ans, entre 1960 et 1975. La révolution soixante-huitarde, entamée dès le début des années 1960, sous ses dehors de révolution libertaire, aurait été, en réalité, une « révolution petite-bourgeoise » consacrant l’avènement d’une nouvelle civilisation marchande. La destruction des repères traditionnels (famille, religion), des lieux de sociabilité anciens (cafés, églises) et des ancrages locaux, qui étaient autant de protections collectives pour les plus humbles, a contribué à l’atomisation de la société, en particulier des classes populaires. La thèse n’est certes pas nouvelle, et l’on pourrait discuter de son caractère systématique.

L’ouvrage de Buisson se distingue cependant par son style éblouissant, sa richesse et sa densité. Pour préparer son livre, l’ancien directeur de la chaîne Histoire s’est notamment plongé dans les archives télévisuelles de l’époque (émissions, feuilletons…), en extrayant foison d’images et luxe de détails.

Et si la plupart des penseurs déclinistes contemporains insistent sur les questions européenne et d’immigration, Buisson met l’accent sur la transformation des mœurs, des coutumes et des croyances. L’homo religiosus céderait la place à homo œconomicus : là est, selon lui, le vrai « grand remplacement ». La presse de gauche se moquera de sa nostalgie de la messe en latin et de son aversion pour les cheveux longs. Oubliant son côté anar et populaire. Car la France de Buisson, c’est aussi celle de Brassens et de Ferré, de Gabin et de Blondin. Celle d’Audiard.

Féroce, l’écrivain ne dédaigne pas de jouer les tontons flingueurs lorsqu’il s’agit de se moquer du « féminisme » lesbien du MLF, de la « génération papa poule » ou encore des prêtres défroqués. Mais c’est sa puissance d’évocation mélancolique, lorsqu’il narre le grand déracinement des paysans ou la disparition des bistrots, qui hante longtemps après la lecture. « La vérité est dite par les ruines », écrit-il. Tel un archéologue, Buisson exhume les ruines pour ressusciter la beauté d’une civilisation disparue.


La Fin d’un monde
Une histoire de la révolution petite-bourgeoise
de Patrick Buisson
publié le 5 mai 2021
chez Albin Michel
à Paris
528 pages
ISBN-13 : 978-2226435200


Extrait

Vatican II

La pandémie de la Covid-19 aura fait en France environ 65 000 morts pour l’année 2020. Soit une surmortalité de 9 % par rapport à 2019. Sans doute les historiens s’interrogeront-ils devant le désarroi si ce n’est la panique qui se sont emparés des pouvoirs publics et d’une grande partie de la population face à un phénomène aux effets, somme toute, limités, sans commune mesure en tout cas avec les grands fléaux qui avaient jusque-là accablé l’humanité. Il est vrai qu’au-delà des polémiques qui incriminèrent l’impuissance et l’impéritie de l’État, les questions que posait l’expansion du virus n’étaient pas de celles auxquelles la classe politique avait l’habitude de répondre. Métaphysiques ? Probablement. Anthropologiques ? Sans aucun doute. Civilisationnelles ? À coup sûr. 

Le problème à résoudre tenait de la quadrature du cercle. Comment faire en sorte que le risque puisse être ­accepté par le plus grand nombre pour ne pas avoir à désorganiser ou à interrompre trop longtemps toute vie sociale quand la mort n’était plus considérée comme le terme naturel de l’existence, mais comme un dysfonctionnement d’ordre technique, un accident possiblement évitable ? Question de masques et de respirateurs, de gestes barrières et de distances sociales. 

Comment proposer aux Français une lecture rassérénante de l’événement quand avaient disparu, en l’espace de quelques décennies, les principaux pourvoyeurs de sens, ces messianismes qui ravitaillaient, hier ­encore, la multitude en espérance ­disaient les uns, en utopies cinglaient les autres, mais qui tous, à travers un grand récit, avaient eu au moins le mérite jusqu’à un passé récent d’approvisionner les hommes en raisons de vivre et surtout — c’était là le plus difficile — en raisons de mourir ? 

Jamais le fameux « désenchantement du monde » mis en avant par le sociologue Max Weber pour décrire le processus de recul des croyances au profit des explications scientifiques n’avait paru aussi lourd à porter qu’au moment où la science semblait vaciller dans ses certitudes et que le nombre de morts égrené par le directeur général de la Santé infligeait au corps médical une leçon d’humilité quotidienne. Jamais la panne de sens n’avait été ressentie de façon aussi accablante depuis la Seconde Guerre mondiale. 

[…] 

Comme l’écrivait Marcel Gauchet, « nous étions voués à vivre désormais à nu et dans l’angoisse, ce qui nous avait été épargné depuis le début de l’aventure ­humaine par la grâce des dieux ». Vivre à nu ? N’était-ce pas là déjà la cause profonde de la crise morale, politique et ­intellectuelle qui, en Europe, préexistait à la pandémie et que la Covid n’avait fait qu’amplifier ? L’hypothèse la plus probable, bien qu’irrecevable pour un esprit progressiste, était que ce mal-être collectif avait partie liée avec la liquidation du monde ancien. 

[…]

Les conséquences de Vatican II 

Vieux d’environ cent mille ans, l’homo religiosus est entré en phase terminale. La croyance en un au-delà de la mort s’estompe en parfaite synchronie avec le désir de transmettre la vie qui, lui aussi, est en chute libre. 

En l’espace de quelques années, une rupture d’affinité se produit entre l’éthos chrétien et les nouvelles normes de l’économie. C’est le moment où le « bon pape » Jean XXIII décide de convoquer le concile Vatican II. Le défi qu’elle se lance alors d’« entrer en conversation avec le monde » engage imprudemment l’« Église éternelle » dans l’exposition aux changements du monde contemporain, autrement dit au risque de devenir abusivement temporelle et d’accélérer ainsi la sortie du religieux de la durée historique. 

En abaissant la verticalité du ­sacré vers une immanence humanitaire qui valorise le salut terrestre, en réduisant leurs exigences doctrinales à la ­demande effective du siècle, les pères conciliaires pensent pouvoir endiguer le processus de déchristianisation dont les prodromes, en Occident, sont déjà perceptibles. C’est tout le contraire qui va se produire. 

Désacralisée, l’Église se prive de l’intransigeance qui avait fait historiquement sa force. Ce n’est plus la « splendeur de la vérité » qu’elle propose aux foules, juste une offre de biens symboliques en concurrence sur le marché des croyances, avec les nouvelles religions séculières que sont l’accomplissement de soi ou l’idolâtrie de la marchandise. En France, un décrochage massif de la pratique catholique vient déjouer le pari de ceux qui avaient misé sur les ­réformes conciliaires, sinon pour l’enrayer, du moins pour l’amortir. 

Déroutée ou scandalisée par l’« esprit du concile », une partie importante du peuple des fidèles vote avec ses pieds et déserte les églises à mesure qu’elle se pénètre de l’idée qu’« on a changé la religion ». Prônant une foi déritualisée et entièrement polarisée par la rationalité, le nouveau clergé se pose en antagoniste du vieux catholicisme de clocher, familial et festif, autant que d’une religiosité populaire mue par les sentiments et les forces instinctives du sensoriel. 

En fait, la déchristianisation massive des années soixante n’est que partiellement imputable aux facteurs socio-économiques externes, quoi qu’en disent les tenants d’un certain inéluctabilisme avant tout soucieux de sanctuariser idéologiquement le ­concile. Ce sont bien, au contraire, les valeurs citadines intellectuelles promues par Vatican II et les transformations ­internes de l’Église qui sont principalement à l’origine d’un vaste processus d’« exchristianisation » des masses, ­selon la pertinente analyse de François-André Isambert pour qui les fidèles des milieux populaires attachés aux fonctions rituelles et festives du culte ont été repoussés à l’extérieur du christianisme par la conjonction de l’avènement d’un intellectualisme religieux et d’un sectarisme souvent dicté par un réflexe inconscient de classe.  

 […]

 

La messe transformée en spectacle avec musique populaire contemporaine. On y applaudit le prêtre qui pousse la chansonnette avec sa guitare.

La fin des paysans 

Une hécatombe silencieuse, une mort par asphyxie, une saignée ininterrompue : les images se bousculent, aucune n’est véritablement appropriée pour rendre compte du phénomène. En trente ans, de 1946 à 1975, l’agriculture française a perdu les trois quarts de ses effectifs. En trente ans, la population ­active agricole est passée de 7,5 millions à 2,1 millions et la main-d’œuvre masculine a été divisée par trois, celle des femmes par six. 

Au-delà du bilan chiffré, Jean Giono y a vu l’œuvre d’un implacable tri sélectif : « Si je fais une différence entre le paysan et le reste de l’humanité, c’est qu’à ce moment le départ s’est fait entre ceux qui voulaient vivre naturellement et ceux qui désiraient une vie artificielle. » 

[…]

« À chaque départ, soupire le Vendéen Jean Yole en observateur ­morose de la déliquescence du monde rural, si nous regrettons le semeur de blé, l’éleveur des troupeaux, le créateur de ­richesses, nous regrettons aussi le disciple en qui la terre avait mis ses complaisances, le continuateur d’une tradition. Son départ, pour nous, c’est un froc jeté aux orties, un décès dans la garde, un coup porté à la solidité des réserves. » Il en est des villages voués au dépeuplement comme du bétail marqué pour l’abattage : une fatalité les habite et ne les quitte plus. Dès lors, le diagnostic de « viabilité sociale » est aisé à établir, comme dans le cas de la commune de Ferrières-La Verrerie située dans les collines du Perche normand. L’absence d’esprit coopératif, en empêchant le ­remembrement et les regroupements d’exploitants, a maintenu les exploitations de ce pays d’élevage et d’herbages en deçà du seuil de rentabilité. Pas d’égouts, pas de service des ordures, un habitat dispersé, un isolement qui confine à l’enclavement : les enfants font jusqu’à huit kilomètres pour se rendre à l’école, les jeunes doivent en parcourir vingt-cinq pour trouver une salle de ­cinéma à Mortagne ou à Merlerault. Au bourg, un café et un boulanger ont fermé boutique et le boucher qui va prendre sa retraite ne trouve personne pour reprendre son commerce. Pas de travail, pas de distraction : la dévalorisation communale s’accompagne d’un sentiment de déchéance collective chez ceux qui restent, ces laissés-pour-compte reclus dans un pays moribond et retranchés du monde des vivants. « Un monde rural est profondément ­malade, écrivait déjà Simone Weil, quand le paysan a le sentiment qu’il est resté paysan parce qu’il n’a pu être autre. » 

[…] 

Une enquête réalisée au printemps 1964 par un thésard parisien, Michel Charasse, futur ministre de François Mitterrand, et par un responsable d’un mouvement catholique agricole, Pierre Brossot, développe, le paradoxe qui veut que trois jeunes agriculteurs sur cinq doivent quitter la terre lors même que les trois quarts d’entre eux, selon les études d’opinion, souhaiteraient y rester. Plus méditative et d’apparence moins scientifique, l’observation d’un agriculteur sarthois en éclaire le sens : « Nous savons bien que, si nous partons, nous serons ­déracinés, et un arbre déraciné, ça ne pousse pas fort. »

[…]

Du bistrot à la télévision 

Le bistrot était dans les trente-six mille communes de France le plus répandu des clubs masculins, chapelle profane plantée au cœur du village, le plus souvent en face de l’église pour mieux se ­poser en institution autonome de la ­culture populaire. On l’a longtemps cru indestructible en raison même des ser­vices de toutes natures qu’il rendait à une clientèle de toutes conditions, mais prioritairement aux plus humbles et aux plus défavorisés. 

[…] 

L’apéritif du soir attire une clientèle à la fois plus nombreuse et plus populaire composée d’ouvriers ocriers, d’artisans et de paysans. On n’y boit que du pastis jusqu’à épuisement des tournées générales ou jusqu’à l’arrivée des fils qui, envoyés par les ­mères, viennent tirer par la manche les récalcitrants arrimés au comptoir comme à un quai par un filin invisible. Au fond de la salle se trouve le coin des solitaires où s’acagnardent les vies ­concassées : célibataires, veufs, petits ­retraités qui ont fait du café un foyer de rechange, une salle d’attente avant le passage de la Camarde. On y tape le carton, on y joue à la belote ou au tarot, on y sirote parcimonieusement un canon ou une anisette qu’on fera durer aussi longtemps que possible. 

[…] 

Au comptoir, l’affaire est autrement sérieuse. C’est là que se tient en station (provisoirement) verticale la confrérie des leveurs de coude, où princes de la cuite, prolos de la biture et boit-sans-soif se côtoient pour hausser la vie d’un ton dans un ­tohu-bohu fraternel. « Une religion avec des bourrades, des coups de poing, des coups de gueule et des coups de vin, note l’historien Louis Chevalier, en familier du Paris bistrotier, une exubérance de tout le corps, une mise en branle des vis­cères et de tous les muscles. » De façon encore plus marquée qu’à la campagne, le bistrot est à la ville le lieu par excellence de la parole masculine, du discours pour le discours, l’endroit où la virilité prolétaire trouve l’arène publique dont elle a besoin pour se déployer. Gabin porte à la perfection cette parole éruptive de tribun de comptoir dans des films comme Rue des prairies (1959), Archimède le clochard (1959), Les Vieux de la vieille (1960) ou Un singe en hiver (1962), tous dialogués par Michel Audiard dont le registre oscille entre l’anarchisme de droite et la littérature populiste. C’est l’heure où le café, selon le mot de Balzac, prend des allures de « salle de conseil du peuple », où le verbe haut des grandes gueules réalise l’utopie du gouvernement de la plèbe à coups de sentences définitives et de « remettez-nous ça, la patronne », où toutes les résistances, toutes les déviances sont non seulement autorisées, mais légitimes, où la turbulence des uns et la folie des autres, bouillonnant dans la chaleur sociale des vieilles solidarités, s’acharnent contre les bourgeois et « ceux qui nous gouvernent. 

[…]

Quelque chose, cependant, a commencé de changer. Insensiblement. Subrepticement. À partir de 1963 et de Mélodie en sous-sol, le bistrot du coin a disparu ou ne joue plus le même rôle social dans les films de Gabin. Les statistiques le confirment : 249 000 cafés en 1946, 191 000 en 1975. Les Trente Glorieuses auront été les trente piteuses du comptoir. Le rade est en rade ou menace de l’être. Lancée dès avant-guerre, la politique sanitaire et ­hygiéniste de l’État est en plein essor 

[…] 

Aucune des politiques répres­sives qui suivront n’égalera l’impact qu’aura eu sur la fréquentation des cafés l’équipement des ménages en postes de télévision. En l’espace d’à peine dix ans le “phénomène télé” a pulvérisé le biotope bistrotier. Les salles se vident un peu avant l’heure des journaux télévisés, les relations entre “connaissances” se distendent, se fragmentent, se parcellisent. L’ère de la télévision inaugure celle du confinement, du repli domes­tique et de la désaffection pour la maison des hommes.

Source : Le Figaro Magazine

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