mardi 26 juin 2018

Gary Caldwell sur l'étatisation de l'école québécoise (1965-2005) [Ire partie]

Gary Caldwell est professeur de sociologie à la retraite. Membre de l’Institut québécois de recherche sur la culture, il a enseigné à tous les niveaux éducatifs québécois. Avec Pierre Anctil, il a notamment fait des études sur l’histoire des Juifs au Canada. Il a été membre de la Commission des États généraux sur l’éducation. Dans le n° 14 de la revue Égards (2006-2007), il revenait sur l’étatisation et la concentration de l’éducation au Québec (1965 — 2005). Extraits, les intertitres et les textes entre crochets sont de nous.

[Lors d’une visite auprès d’une école en Estrie en 2005, Gary Caldwell se voit confronté « six fois en vingt minutes » par des questions d’élèves similaires et qui tranchent avec l’opinion des adultes de la région. En l’occurrence, les élèves demandaient au professeur d’expliquer « Pourquoi êtes-vous contre le mariage [dit] gai ? » Chaque élève voulant bien faire ou bien paraître en l’interrogeant de la sorte.]

J’ai par conséquent rencontré des élèves qui, trop jeunes pour être parvenus par eux-mêmes à une position réfléchie sur cet enjeu social et maintenant politique, se trouvent déjà endoctrinés au nom d’un nouveau dogme que leurs parents n’ont pas encore accepté. C’est une expérience qui m’a, il n’y a pas d’autres mots, affligé.

Comment se fait-il que l’école véhicule auprès de ces jeunes un dogme encore étranger à leur propre milieu (le vote de leurs parents en est la preuve) ? Comment se fait-il que l’école ne reproduise pas la culture du milieu où elle se trouve ? Au contraire, les élèves ont voté massivement, lors de leur élection simulée, contre le Parti conservateur. [...] Qui est responsable de cette déculturation ?  [...]

[L]es élèves sont pris en charge par des enseignants. De quelle institution sociale ces professeurs se conçoivent-ils les agents ? Autrement dit, quelle est leur allégeance sociale ?

Leur allégeance, pour des raisons purement bureaucratiques, n’est pas envers la société civile dans laquelle se situe l’école elle-même : en effet, ils ne viennent pas de la [petite ville locale]. [Techniquement, ils dépendent] de la commission scolaire [locale, abrégée en C.S.], qui, elle, dépend entièrement de l’État sur le plan constitutionnel.

Les commissions scolaires sous tutelle, les contribuables locaux sans pouvoir

Depuis 1998, année où l’on a abrogé l’article 93 de la Constitution de 1867, les C.S. n’ont plus aucun statut constitutionnel en dehors de la législature du Québec. Autrement dit, rien ne fait obstacle à l’administration des écoles par l’État, et la province pourrait même, à son gré, supprimer les C.S., ce que le Nouveau-Brunswick a déjà fait. De plus, sur le plan financier, les C.S. dépendent à 85 % de l’État [plutôt que des contribuables locaux]. À la suite de l’instauration d’une négociation collective centralisée à la fin des années 70, elles n’ont d’ailleurs plus qu’un pouvoir très limité sur la gestion de leur personnel enseignant, si ce n’est celui d’administrer mécaniquement des conditions de travail et des salaires établis par l’État. [...]

En conséquence, il n’est pas étonnant que les enseignants se décrivent eux-mêmes comme des employés de l’État. Ainsi, les élèves [de la ville] sont scolarisés par un appareil proprement étatique, qui échappe presque totalement à l’emprise locale des parents et des contribuables [de cette région]. [Rappelons que dans la vision traditionnelle, les enseignants sont au service des parents qui détiennent l’autorité parentale et éducative. Les parents choisissent l’école et ses enseignants pour leur compétence et leur adéquation avec leurs valeurs pour ensuite leur déléguer l’autorité parentale le temps de la classe.] [...]

L’éducation au Québec, avant sa « modernisation »

[A]u milieu des années 60, le taux de scolarisation au primaire (6 ou 7 années) était très élevé : plus de 90 % du groupe d’âge en question (6 à 13 ans) fréquentait l’école. [...] [O] n disposait d’un bon réseau d’écoles techniques et professionnelles, dispensant une formation toute particulière (école de métiers, instituts, écoles normales, etc.) et d’un réseau « d’écoles privées d’intérêt public » où l’on dispensait surtout le « cours classique » de huit ans. De plus, contrairement à l’opinion propagée par les réformateurs des années 60, ces collèges semi-publics parce que largement financés par les autorités publiques étaient, hors de Montréal et de Québec, relativement accessibles aux classes sociales inférieures ; et par le fait même, ils ont contribué à une circulation des élites relativement efficace. En effet, dans une ville de province, au moins la moitié de la clientèle des collèges classiques était d’origine ouvrière ou agricole ! Par la suite, l’université presque gratuite devenait, à cette période, accessible à ces diplômés.

[Si les écoles étaient inspectées par des inspecteurs de l’État et les collèges classiques par les autorités ecclésiastiques et les universités qui décernaient les baccalauréats,] l’administration et le choix des enseignants incombaient à la société civile : commissions scolaires, sociétés religieuses ou corporation publiques. Il n’y avait pas de ministère de l’Éducation. [...]

De l’importance de laisser participer la société civile à l’éducation

[L]es membres de la société civile [locale donc] assumaient eux-mêmes la responsabilité de l’éducation de leurs enfants, soit au niveau des C.S., des corporations publiques ou des sociétés religieuses (où toute famille avait de la parenté). Les sentiments de fierté et de dignité que procurent la prise en charge et l’acquittement d’une telle responsabilité sont une facette de la « responsabilisation citoyenne » sans laquelle il n’y a pas de liberté au sens où on l’entend en Occident. [...]

Le rapport Parent et sa « révolution scolaire »

Sans hésiter, les membres de cette élite culturelle et politique [du début des années 60] ont décidé que les établissements d’éducation, dont ils étaient eux-mêmes issus, étaient inadéquats, chose étonnante lorsque l’on connaît la qualité exceptionnelle de leur formation. [Caldwell, lui-même né en Ontario, raconte comme il fut impressionné lors de rencontres au début des années 60 par l’envergure culturelle, la conscience historique et sociale, la compétence intellectuelle et le savoir-vivre de ces membres de l’élite québécoise qui « dépassaient de loin ceux des Anglo-canadiens du même groupe ».]

[Survient le rapport Parent dont Caldwell résume les conclusions ainsi] :
  1. on assiste à une expansion majeure du système [éducatif] qui a doublé depuis 5 ans, une expansion similaire est à prévoir dans les 5 prochaines années ;
  2. l’éducation au Québec n’est pas assez « démocratique », c.-à-d.. trop loin de l’égalité des chances ;
  3. la formation « scientifique » et « technologique » manque pour répondre aux besoins d’une société « moderne »
  4. il faut un « système d’éducation » orchestré par l’État ;
  5. il faut un ministère de l’Éducation pour rationaliser, coordonner, planifier et financer ce système.
[Caldwell poursuit]

On ne s’est même pas posé la question de savoir comment le régime existant avait pu s’adapter à l’augmentation des effectifs scolaires, qui avaient doublé de 1947 à 1961, et ce, sans ministère de l’Éducation !

Quant au danger que le nouveau ministère ne devienne un instrument d’endoctrinement comme, disait le rapport, on venait de le voir en Allemagne et en Russie, on prévoyait le contrer en maintenant l’ancien Conseil supérieur de l’éducation, lequel conserverait ses fonctions de surveillance, devant aussi celui qui veille à ce que l’État n’abuse pas de son pouvoir. Cette recommandation du rapport entrait en contradiction avec le peu d’estime dont il faisait preuve à l’égard du Conseil existant, un corps dormant qui ne servait qu’à convoquer et à chapeauter le Comité catholique et le Comité protestant [les deux réseaux scolaires de l’époque]. Mais si l’État était seul capable de prendre l’éducation en main, de quoi serait faire l’indépendance d’un Conseil dont les membres sont nommés en majorité par l’État lui-même ?

[Les rapporteurs ont la conviction d’avoir le mandat de faire une « révolution » en éducation, combinée à une volonté d’éliminer l’influence de l’Église au profit du seul État.]

Cela a fait de ses auteurs les jacobins d’un nouvel étatisme. Des jacobins doivent confirmer leur légitimité en infirmant celle de leur propre histoire, ce qui s’est produit dans la subséquente rhétorique de « la Révolution tranquille » à propos de « la grande noirceur », processus idéologique qui a été documenté et mis en lumière deux décennies plus tard. [...]

De surcroît, il est absolument remarquable de constater à quel point, dans le rapport Parent, l’on renie sa propre éducation : l’institution du « collège classique » ne figure simplement pas, concrètement, dans le rapport. Le vocable même ne s’y retrouve pas. On s’y réfère dans l’abstrait, comme exemple d’un problème, à savoir l’insuffisance de l’enseignement québécois face au monde moderne : une éducation trop orientée vers un monde qui n’existe plus, une éducation « libérale » réservée à une élite ; une éducation où la science et la technologie ne sont pas suffisamment à l’honneur. Et tout cela sans jamais prononcer (je n’en ai trouvé trace), dans cinq volumes, l’expression « collège classique » [le nom habituel de ces établissements dont était issue l’élite...] Ce constat est assez révélateur : silence absolu sur ces collèges, apparus vers le début du XIXe siècle, qui étaient au moins une centaine en 1960, à travers le Canada français (sauf, curieusement, dans Charlevoix), et par où étaient passés tous les détenteurs d’une formation universitaire. Cela ressemble à un refoulement collectif, au sens freudien.

(à suivre)

Voir aussi

Ministre Proulx : le ministère de l’Éducation créé pour s'assurer que tous aient accès à l’école (Vraiment ?)

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