mardi 23 septembre 2025

La fin annoncée du « late-night » américain : quand l'« humour » se heurte à la désaffection du public

Télévision. Aux États-Unis, les émissions de divertissement de fin de soirée, autrefois un pilier de la culture télévisuelle, traversent une crise majeure. La suspension de l’émission Jimmy Kimmel Live! par ABC, après des propos jugés choquants sur l’assassinat de l’activiste conservateur Charlie Kirk, illustre une perte de repères qui dépasse la simple baisse d’audience.

Une suspension symbolique

La chaîne ABC, propriété de Disney, a annoncé la suspension de Jimmy Kimmel à la suite des pressions de deux groupes de médias puissants, Nexstar et Sinclair, qui possèdent un grand nombre de stations affiliées locales d’ABC (il s'agit de chaînes régionales qui rediffusent des programmes nationaux). Ces groupes ont décidé de retirer l’émission de leurs grilles. Le PDG de Disney, Bob Iger, aurait lui-même pesé dans la décision.

Jimmy Kimmel, présentateur d'un des ces émissions de fait de soirée, connu pour son ton corrosif, avait récemment censément plaisanté à propos de l’assassinat de Charlie Kirk, une figure conservatrice américaine. Il avait alors déclaré «  Nous avons atteint de nouveaux sommets ce week-end, avec le gang MAGA qui tente désespérément de présenter ce jeune qui a assassiné Charlie Kirk comme quelqu'un d'autre qu'un des leurs, et qui fait tout ce qu'il peut pour en tirer un avantage politique ». Alors que ce présumé assassin était alors un radical de gauche, pro-LGBT, avait un amant transsexuel et s'insurgeait contre la « haine » qu'aurait propagée Charlie Kirk. Voilà un humoriste déchaîné à l'imagination débordante. Ou un militant qui délire en se croyant comique. Le public semble avoir peu apprécié.

Des audiences en chute libre


Au-delà de la polémique, cette suspension survient dans un contexte de déclin accéléré du late-night. D’après le site spécialisé LateNighter, Jimmy Kimmel Live! a perdu près de 80 % de son public depuis 2015, année où l’émission a été déplacée à 23 h 35. Les données de Nielsen — l’équivalent américain de Médiamétrie — montrent que la part de marché de l’émission chez les 18-49 ans, la cible privilégiée des annonceurs, est passée de 0,68 en 2013-2014 à seulement 0,16 en 2024-2025. L'audience totale de ces émissions est 3 à 4 fois plus grande que celle des seuls 18-49 ans.

Pour comparaison, The Late Show de Stephen Colbert plafonne à 0,18 et The Tonight Show de Seth Meyers à 0,13. Autrement dit, moins d’un téléspectateur sur mille de la tranche d’âge reine regarde encore ces programmes. Que font les autres ? Beaucoup consomment de la diffusion en ligne (Netflix, YouTube, TikTok), ou se détournent tout simplement d’un humour jugé prévisible et trop politique.


Des pertes colossales


Selon le média américain Puck, des sources internes à CBS estiment que The Late Show with Stephen Colbert perdait déjà plus de 40 millions de dollars par an. Autrement dit, même l’émission la plus regardée de la tranche horaire s’est transformée en gouffre financier. Ces chiffres laissent penser que les difficultés ne sont pas isolées, mais généralisées à tout le secteur du late-night.

Une crise structurelle

Cette désaffection du public entraîne une baisse drastique des recettes publicitaires. La société Guideline estime que les revenus publicitaires des late-night shows ont chuté de 439 millions de dollars en 2018 à 220 millions en 2023. Selon un analyste télé cité par LateNighter, 2022 fut probablement la dernière année où ces programmes rapportaient encore de l’argent aux chaînes ; depuis, ils ne sont que des gouffres financiers.

CBS, maison mère de Paramount, a déjà annoncé la fin de The Late Show with Stephen Colbert à l’issue de la saison en cours. NBC, de son côté, a sabré dans les coûts en supprimant la formation musicale résidente du Late Night with Seth Meyers. Et la chaîne CBS n’a même pas remplacé James Corden, parti en 2023, mettant fin à presque trente ans d’histoire du Late Late Show.

L’humour politisé, une erreur stratégique ?


Pendant des décennies, les late-night shows ont été des lieux de satire légère, où Johnny Carson ou David Letterman plaisantaient sans chercher à diviser. Mais depuis une dizaine d’années, les animateurs — Kimmel en tête — ont choisi de transformer leur plateau en tribune politique. Or, en ciblant systématiquement la moitié conservatrice du pays, ils ont contribué à fracturer leur propre audience.

Qu’un humoriste s’attaque aux puissants fait partie du jeu. Qu’il se permette de rire de la mort d’un adversaire politique franchit en revanche une barrière morale. La liberté d’expression protège la critique, mais pas le cynisme gratuit. Le déclin de Kimmel et de ses confrères reflète peut-être moins une lassitude envers la télévision traditionnelle qu’un rejet croissant d’une élite médiatique qui se coupe de son public.

Un intrus conservateur: Gutfeld!

Mais pendant que les mastodontes historiques s’essoufflent, un intrus a pris la relève : Gutfeld! sur Fox News. Lancée en 2021 et diffusée sur une chaîne d’information câblée, l’émission satirique animée par Greg Gutfeld s’est hissée en tête des programmes de fin de soirée aux États-Unis, devançant régulièrement Colbert, Kimmel et Fallon chez les 18-49 ans. Ses audiences, proches de 0,30 % dans la cible, paraissent modestes comparées aux sommets des années 2010, mais elles font de Gutfeld! le seul talk-show nocturne en progression. Ce succès dérange, car il échappe aux statistiques habituelles : n’étant pas diffusé sur un grand réseau généraliste, il est parfois exclu des comparaisons. Pourtant, son ancrage sur Fox News illustre un déplacement du public vers des formats plus idéologiques et alignés avec une base politique fidèle — un renversement qui accentue encore le déclin des talk-shows traditionnels centrés sur la présence de vedettes d'Hollywood.

Et demain ?


La télévision de fin de soirée n’a sans doute plus d’avenir sur les grandes chaînes américaines. Mais l’humour, lui, survivra ailleurs : sur Internet, dans des formats plus courts, moins coûteux, et surtout plus en phase avec la diversité réelle des spectateurs. Reste à savoir si les animateurs vedettes, habitués aux projecteurs et aux gros budgets, sauront s’adapter — ou s’ils resteront comme Jimmy Kimmel, prisonniers d’un humour militant qu'un large public ne trouve pas drôle.

Pourquoi se concentrer sur les 18-49 ans ?

Si les articles de presse (et les données d'audience Nielsen) se concentrent autant sur les 18-49 ans — et parfois sur les 18-34 ans ou 18-29 ans — ce n’est pas parce qu’ils sont les plus nombreux, mais parce que ce sont les plus rentables pour les annonceurs.

Voici pourquoi :
  • Les 50 ans et plus représentent une part massive du public télé (et c’est particulièrement vrai pour les talk-shows de fin de soirée et les chaînes d’info). Mais les annonceurs estiment souvent que ce groupe est moins influençable dans ses habitudes de consommation.
  • À l’inverse, les 18-49 ans sont considérés comme le « cœur de cible » publicitaire : ce sont eux qui, selon les agences, changent plus facilement de marque, s’équipent en nouvelles technologies, consomment des biens culturels et de loisirs, et donc offrent un meilleur retour sur investissement aux annonceurs.
  • Résultat : même si les plus de 50 ans constituent la majorité des téléspectateurs de Kimmel, Colbert ou Gutfeld!, ce sont les chiffres chez les 18-49 ans qui déterminent la valeur publicitaire de l’émission et sa viabilité économique.
  • C’est aussi pour cela que la chute vertigineuse de Kimmel (de 0,68 % à 0,16 % dans ce groupe) est si grave : elle signifie moins de revenus publicitaires, même si le nombre total de téléspectateurs, en particulier âgés, reste relativement élevé.
En clair : si les médias parlent beaucoup des 18-29 ans ou 18-49 ans, c’est parce que ce sont eux qui « font le prix » du temps publicité et non parce qu’ils dominent en nombre devant leur télé.

Ventilation de l'audience pendant les heures des late-night shows (environ 23h-1h du matin)

Pour contextualiser les audiences des émissions comme Jimmy Kimmel Live!, The Late Show ou The Tonight Show (qui diffusent autour de 23 h 35 aux États-Unis), il faut noter que les données Nielsen sur les émissions de soirée se concentrent principalement sur la TV linéaire (hertzienne et cêble). 

Cependant, en 2024-2025, le paysage audiovisuel est dominé par la diffusion en ligne, qui représente désormais plus de 44 % de l'ensemble du temps d'écran TV (contre 44 % pour la TV traditionnelle combinée). 

Les late-night shows eux-mêmes voient leurs audiences (télé) linéaires décliner (baisse de 9-21 % en 2025 par rapport à 2024), mais leur contenu migre vers les plateformes numériques, où il génère des vues massives (par exemple, les monologues de Colbert atteignent 2 millions de vues sur YouTube).

Voici une ventilation estimée de la consommation d'écran pendant cette tranche horaire tardive, basée sur les données Nielsen (The Gauge, mai 2025) et des rapports sur les habitudes nocturnes (où la diffusion sur Internet et les pastilles vidéos explosent). Ces chiffres sont globaux pour le soir tardif, car les données précises par heure exacte sont rares, mais ils reflètent les tendances pour les 18-49 ans (public clé des publicitaires). 

Note : Les pourcentages sont approximatifs, car une partie significative de l'audience (jusqu'à 20-30 %) n'est pas mesurée (e.g., mobile pur ou non-TV).

Plateforme Part estimée du temps d'écran total (soir tardif, 2024-2025) Explications et exemples pour les late-night
Diffusion en continu (Netflix, Prime Video, etc.) ~45-50 % La diffusion en continu domine les soirées tardives, avec une croissance de 56 % en 2024. Netflix représente à lui seul ~7-8 % du visionnage télévisuel total, souvent avec des séries regardées en rafale tard le soir (par exemple, Squid Game ou Adolescence ont dominé les classements 2024-2025). Pour les contenus proches des late-night, Netflix expérimente des formats (par exemple, Everybody’s Live! de John Mulaney), mais cela reste marginal ; la majorité des vues proviennent de rediffusions ou de spectacles comiques.
YouTube (pastilles et vidéos courtes) ~10-15 % (inclus dans la diffusion en continu, mais spécifique) YouTube explose pour les late-night : les émissions traditionnelles s’y déportent (par exemple, The Tonight Show a cumulé 9,2 milliards de vues sociales en 2024-2025, +55 % par rapport à 2023). Des formats natifs comme des baladodiffusions ou des saynètes virales (par exemple, extraits de The Daily Show) attirent les jeunes. C’est le « nouveau late-night » : viral et gratuit.
Télévision linéaire (hertzienne + câble) ~40-45 % (dont ~20 % hertzienne, ~25 % câble) Baisse continue (-9 % en audience totale pour les late-night en 2025). À 23h35, l’audience active est faible (par exemple, The Late Show : 2,14 millions de téléspectateurs en Q2 2025, part de ~8-9 % chez les actifs). Les téléspectateurs sont souvent âgés, fidèles qui regardent par habitude.
Autres (jeux vidéo, mobile hors TV, etc.) ~5-10 % Non mesuré par Nielsen, mais en croissance ; beaucoup consomment du contenu avec leur téléphone, souvent au lit, notamment des vidéos courtes sur des plateformes comme TikTok.

Sources pour ces estimations : Données Nielsen The Gauge (mai 2025 : diffusion en continu à 44,8 % global) ; rapports LateNighter (déclin de la télévision linéaire pour les late-night) ; Variety et Pixability (migration vers YouTube, 9,2 milliards de vues pour The Tonight Show en 2024-2025).


 

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