Mêlant exégèse, légendes populaires et traditions juives à l’aide d’un style vivant et accessible, le linguiste retrace, dans « Les Secrets de la Bible au Moyen Âge », la genèse d’une œuvre fascinante qui fit entrer les Écritures dans les foyers – et la langue vulgaire dans l’histoire du sacré.
— Qu’est-ce que la Bible historiale ? En quoi marque-t-elle un tournant dans la diffusion des Écritures ?
XAVIER-LAURENT SALVADOR. — La Bible historiale, rédigée à la fin du XIIIe siècle par le prêtre Guyart des Moulins, est la première grande Bible en prose en langue française. Elle s’appuie sur la Vulgate latine et sur l’historia scholastica de Pierre le Mangeur, mais elle ne s’y limite pas : elle intègre aussi, souvent de manière implicite, des traditions exégétiques juives, notamment dans le traitement narratif des grandes figures bibliques.>Elle marque un tournant décisif, car elle propose aux laïcs une lecture continue et accessible du récit biblique, pensée non pour le chœur de l’église mais pour la maison, pour les familles. C’est une Bible vivante, qui circule massivement dans toute l’Europe entre 1297 et 1550. On la lit chez les princes, les marchands, les clercs de collège, mais aussi dans les monastères. C’est la Bible des foyers, la première Bible à raconter les Écritures dans une langue familière, imagée, avec des gloses explicatives qui prennent souvent la forme d’anecdotes ou d’éclairages culturels. Elle anticipe ce que nous appellerions aujourd’hui une « lecture accompagnée » du texte.
— Quelles sont les histoires rapportées par Guyart des Moulins dans sa Bible en français ? Comment conçoit-il l’histoire ?
— La Bible historiale de Guyart des Moulins couvre l’ensemble du récit biblique, de la Création jusqu’à la venue du Christ. Mais elle ne se contente pas de traduire : elle organise, commente, explique, en intéla grant d’innombrables développements issus de la tradition exégétique, de la culture savante et de la mémoire populaire. Ce qui fait la singularité de cette Bible, c’est qu’elle ne raconte pas seulement les Écritures, elle raconte l’histoire du monde à la lumière de la Révélation. Car le christianisme est une religion de l’incarnation : Dieu s’est fait homme, dans le temps, à une date, dans une société donnée. Ce n’est pas un événement abstrait : c’est un acte qui inscrit la foi dans l’histoire. Cela signifie que toute l’histoire humaine devient, potentiellement, le lieu où Dieu se révèle. Le récit biblique n’est donc pas un simple enchaînement d’événements : c’est une fresque théologique du temps, où les faits du passé prennent sens à la lumière du salut.
C’est pourquoi non seulement Guyart suit la trame des textes canoniques, mais il comble aussi leurs lacunes, complète leurs silences, relie les épisodes par des gloses narratives et par des éléments venus d’autres traditions, en particulier juives et gréco-latines. Il s’inscrit dans la grande tradition médiévale de la catena aurea, cette «chaîne d’or» de sens à plusieurs niveaux (littéral, allégorique, moral, anagogique), où chaque événement est aussi un signe.
Ainsi, là où la Bible est laconique, Guyart développe. Il convoque Flavius Josèphe pour éclairer les silences historiques du texte, et Pline l’ancien pour expliquer les phénomènes naturels. Par exemple, lorsqu’il s’interroge sur le nom de la mer Rouge, il reprend une explication de Pline selon laquelle des dépôts minéraux ou des algues pourraient teinter l’eau d’une nuance rougeâtre - une manière très concrète, rationnelle, encyclopédique de justifier le nom, qui renforce au lieu de diminuer la crédibilité du récit biblique.
— « L’exégèse médiévale repose sur une interprétation plu ri dimensionnelle du texte biblique », écrivez-vous. Quels sont ces différents niveaux d’interprétation ?
Cette lecture quadripartite est omniprésente dans la Bible historiale, mais ce qui rend si originale, c’est qu’elle ne reste pas confinée à la théologie : elle déborde sur les domaines du savoir, de la culture, de la langue. Elle constitue en réalité la première encyclopédie en langue française, un vaste répertoire de récits, de coutumes, de proverbes, d’explications scientifiques, astrologiques, zoologiques, historiques… à la portée du lecteur médiéval. On y apprend ce qu’est le lévite, comment fonctionnait la monnaie romaine, ce que sont les «jours égyptiens» (jours néfastes condamnés par l’église mais encore redoutés par le peuple), ou encore pourquoi le Nil déborde selon l’opinion d’Aristote ou de Pline. Autrement dit, ce texte n’est pas seulement un objet théologique : c’est aussi un miroir de la civilisation médiévale, un témoignage d’autant plus précieux qu’il s’inscrit dans une langue vivante.
Lorsque Joseph, devenu intendant de Pharaon, accuse ses frères d’espionnage, il s’écrie, en ancien français : « Voirement est-ce voire que vous estes espies ! » Ce n’est évidemment pas ainsi que parlait un Égyptien du deuxième millénaire avant notre ère, mais c’est ainsi qu’un Français du XIIIe siècle pouvait s’exclamer. À travers cette vivacité d’expression, c’est le quotidien médiéval qui affleure – ses façons de parler, de jurer, de s’indigner. Enfin, et c’est un point crucial : la Bible historiale témoigne d’un moment décisif dans l’histoire de la langue française. Pour la première fois, le français rivalise avec le latin dans le registre théologique le plus élevé. C’est un moment de bascule civilisationnelle : le français cesse d’être uniquement la langue d’amour courtois, de chronique ou de poésie, pour devenir langue du commentaire biblique, de l’exégèse, de la pensée.
En cela, on peut dire que le français est devenu pleinement français le jour où il a été capable de dire la Bible. Et cette langue, justement, n’est pas figée. Elle est souple, expressive, inventive. Elle emprunte au peuple, à l’oralité, à l’école et au cloître. Elle fait entendre la voix d’un monde. C’est pourquoi la Bible historiale [reproduction disponible ici] est aussi un document linguistique précieux, qui permet de suivre l’évolution de la syntaxe, du lexique, de la phraséologie, mais aussi des mentalités.
— Pourquoi le christianisme s’accommode-t-il sans peine de la traduction ? Quelles résistances ce genre d’entreprises a-t-il rencontrées dans l’église ?
— Le christianisme est, structurellement, une religion du Verbe incarné - et donc une religion du Verbe traduit. Dès les origines, la Parole circule dans les langues des hommes : du grec au latin, du syriaque au slavon, du copte à l’arménien. Traduire n’est pas trahir, c’est rendre Dieu audible ici et maintenant. L’évangélisation passe par cette dynamique du passage d’une langue à une autre, d’un monde à un autre. Henri Meschonnic l’a formulé avec justesse : « L’Europe est née dans la traduction. »
— La diffusion de la Bible en langue vulgaire, à la fin du Moyen Âge, a-t-elle attenté à la légitimité du clergé ? Comment les hérésies se sont-elles nourries de ce phénomène ?
— La Bible historiale n’est pas née contre l’église : elle est née dans l’église, pour enseigner la foi aux fidèles dans leur langue. Elle n’a pas nourri les hérésies : elle a plutôt limité leur essor en offrant une lecture encadrée du texte sacré. Mais, à la fin du Moyen Âge, le fait que les laïcs puissent lire la Bible a conduit certains groupes à revendiquer un droit à l’interprétation autonome, et donc à contester le monopole du clergé. Ce basculement est en partie lié à la montée de l’imprimé.
À l’heure où des projets à 10 millions d’euros sont financés pour publier un soi-disant «Coran européen», on n’a jamais financé l’édition critique complète de la Bible historiale – pourtant la plus lue, la plus copiée, la plus commentée des bibles médiévales en Europe pendant près de trois siècles. C’est un scandale intellectuel et un aveu politique : on préfère aujourd’hui promouvoir une lecture idéologique de la diversité plutôt que reconnaître les fondements historiques de notre propre culture.
Source : Le Figaro
La Bible historiale
Tirage vert impérial,
numéroté de 1 à 1850,
290 €
Très grand format (30 x 50 cm)
Paru chez les Saints Pères
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