vendredi 24 janvier 2020

Pakistan — les élèves chrétiens perdent des points bonus accordés à ceux capables de réciter le Coran (en arabe)


Libérée de prison en 2018, Asia Bibi  vit alors près d’Islamabad, sous haute protection. Elle rejoindra le Canada sept mois plus tard.


Dans un récit-choc qui paraît la semaine prochaine, « Enfin libre ! » (Éditions du Rocher), l’ancienne ouvrière agricole catholique exilée dans un lieu secret au Canada raconte ses neuf années de souffrance en détention au Pakistan, où un tribunal l’avait condamnée à mort pour un prétendu blasphème.

Extraits du livre d’Asia Bibi

Depuis quelques mois, Asia Bibi vit libre, mais cachée, dans un pays libre. Grâce à la mobilisation des médias du monde entier et des autorités politiques de nombreux États, elle a fini par échapper à sa condamnation à mort au Pakistan. Exfiltrée de la prison où elle croupissait depuis neuf ans en attendant son exécution pour avoir simplement bu dans le même puits que des musulmanes de son village, elle a réussi à quitter, avec sa famille proche, le pays où des foules fanatisées excitées par des leaders islamistes comptaient lui régler son compte en dépit de la décision de justice intervenue (tardivement…) en sa faveur.

Dans le texte qu’elle coécrit avec la journaliste française Anne-Isabelle Tollet qui, pendant des années, a remué ciel et terre (jusqu’au Vatican !) pour la secourir, cette catholique de 49 ans et mère de trois enfants revient sur son martyr, dès avant son emprisonnement : les menaces, les insultes, les coups, les humiliations, les tortures… Un calvaire emblématique de la persécution endurée par les deux millions de chrétiens vivant dans ce pays musulman voisin de l’Afghanistan et de l’Iran. C’est à eux, en particulier à ceux « accusés de blasphème, toujours emprisonnés » que cette mère Courage dédie son livre.

Avant d’être jetée en prison, je ne connaissais rien en dehors de mon village. Dans mon monde, les chrétiens vont rarement à l’école, et comme j’ai grandi à la campagne, je ne voyais rien d’autre que les champs et mes voisins musulmans qui travaillaient la terre. Je ne suis pas instruite, mais j’ai vite compris qu’eux non plus n’étaient pas plus renseignés que moi. Eux connaissent le Coran et moi la Bible. Pour moi, les extrémistes islamistes sont méchants, mais pas particulièrement avec les chrétiens. Ils effraient aussi les musulmans qui doivent tenir une ligne de conduite stricte par rapport au Coran. Les islamistes ne sont pas représentatifs, d’ailleurs on n’en croise pas à tous les coins de rue, mais ils dictent leur volonté au Parlement, leur influence est terrible parce que tout le monde les craint, même les ministres et le président. Tout le monde est désemparé face à eux, parce qu’ils n’hésitent pas à mettre des bombes ou à s’allier avec les talibans pour tuer et se tuer au nom d’Allah. D’ailleurs, les juges du tribunal de Nankana et de la Haute Cour de Lahore ont dû avoir peur d’eux pour me condamner à la peine capitale.

Je suis fière d’être catholique. Avec les protestants, il paraît que nous représentons moins de 2 % de la population. Nous ne sommes pas perçus comme une menace, mais nous ne sommes pas considérés comme des êtres respectables. Ou plutôt, on se méfie de nous, car nous ne croyons pas en leur Dieu, Allah. Quand nous faisons nos papiers d’identité, nous sommes obligés de déclarer notre religion. Notre passeport a aussi une couleur particulière, il est noir. Avant même de l’ouvrir, on sait tout de suite que nous sommes chrétiens. C’est comme si on nous mettait une marque au milieu du visage et, au Pakistan, ce n’est pas un avantage. Notre communauté souffre de toutes sortes de mépris et cette attitude a toujours été ancrée dans les esprits : nous sommes d’ailleurs surnommés chouri, un surnom extrêmement dévalorisant, insultant même, qui désigne « celui qui nettoie les toilettes ». La grande majorité des chrétiens est donc cantonnée au nettoyage de la rue et, à la campagne, il est difficile de posséder des terres, car les musulmans refusent de nous vendre leurs graines de semence à un prix normal. Pour nous, c’est beaucoup plus cher.

Je n’ai pas pu aller à l’école parce que ma famille était trop pauvre. Or, il y a beaucoup de bonnes écoles chrétiennes, mais elles sont trop chères pour nous et ce sont souvent les musulmans qui y étudient ! Situation absurde. Mais je tenais à ce que mes enfants sachent lire et écrire et qu’ils trouvent un bon métier. […] L’école où ils allaient était un misérable bâtiment avec peu de mobilier et de matériel, mais ils apprenaient tellement de choses. Ils seront professeur, médecin ou peut-être même avocat ! C’est le souhait de ma fille de 20 ans, Eicham, et ici elle va y arriver. Le fils de ma cousine est bien devenu comptable. Bien sûr, au Pakistan, là où il travaille, il progresse moins vite que les musulmans, mais il est content et il peut offrir une belle vie à sa famille. J’avais peur pour mes enfants, même à l’école. Parce que tous les jours, leurs camarades de classe les incitaient à se convertir et parfois les insultaient ou les bousculaient quand ils disaient qu’ils croyaient en Jésus et qu’ils étaient fiers de leur religion.

Un jour, ma Sidra, qui est tellement sensible, est revenue bouleversée. Dans l’école de garçons à côté de la sienne, Charoun, un jeune chrétien de 15 ans, que tout un groupe maltraitait depuis des mois et des mois, a été roué de coups de pied et de coups de poing. Ils l’ont frappé tellement fort qu’il en est mort. Et la police a refusé de reconnaître qu’il était harcelé parce qu’il était chrétien. Ils étaient tous jaloux de Charoun, car il était très bon élève et c’est pour ça qu’ils l’ont traité avec violence. Tous les adultes ont fermé les yeux et Sidra ne pouvait pas s’arrêter de pleurer. Je l’ai consolée en la serrant très fort dans mes bras. Les frères de Charoun ont eu ensuite tellement peur qu’on leur fasse la même chose qu’ils n’ont plus voulu retourner en classe. C’est tellement injuste. La vie, pour nous les chrétiens, n’est déjà pas facile. Pourquoi même les enfants sont-ils méchants entre eux à l’école ? Ils sont tous là pour apprendre la même chose. Mais les livres qu’ils étudient disent aussi des choses insultantes sur les chrétiens et les autres minorités. Un jour, Sidra m’a lu un texte qui expliquait que nous étions inférieurs, mauvais, qu’on devait se méfier de nous et nous traiter en ennemis. Même dans les livres savants, ils racontent des mensonges. Les élèves chrétiens, qu’ils soient brillants ou pas, perdent de toute façon des points bonus accordés aux musulmans capables de réciter le Coran [en arabe, une langue étrangère au Pakistan où la langue du pays est l'ourdou].

[…] Dans les grandes villes au Pakistan, les chrétiens ne vivent pas comme à la campagne. Ils se réunissent dans des quartiers qu’on appelle aussi des ghettos. Avec Achiq et les enfants, nous allions chaque année à Lahore pour assister à la messe de Pâques au sein de la Joseph Colony. Construite sur un terrain marécageux, la Joseph Colony n’a jamais été très accueillante pour des non-chrétiens. Les déchets jonchent le sol boueux et l’air est saturé d’une poussière noire recrachée par les usines voisines. Nous avions des amis parmi les 450 chrétiens qui s’entassent dans les petits immeubles. Tchazia et Akbar nous invitaient chaque année à partager le repas pascal. Je les aimais beaucoup, ils avaient le cœur grand avec leurs trois petits. Je sais qu’ils ont beaucoup prié pour moi et, grâce au Ciel, leurs prières ont été entendues. Je regrette seulement de ne plus pouvoir les revoir pour les remercier.

En 2013, j’avais eu peur pour eux. Lors d’une visite, Achiq m’avait raconté que l’ensemble de la Joseph Colony avait été prise pour cible par des voisins musulmans.


Là-bas, on appelle ça des mobs [foule/plèbe/populace] : des mouvements de foule excitée par des religieux fanatiques qui détruisent tout au nom de la défense de l’islam. C’est ce que nous redoutons le plus, nous, chrétiens. Plus de 150 maisons avaient été détruites suite à une dispute entre un musulman et un chrétien. Sawan Machi avait été accusé de blasphème et, immédiatement, un appel à manifester avait été lancé à la mosquée pendant la prière du vendredi. La foule était revenue pour tout brûler et jeter sur les maisons et les petites églises des produits chimiques utilisés pour faire fondre l’acier. À l’époque, Achiq m’avait rassurée, car la petite famille de Tchazia et Akbar se portait bien et le gouvernement avait accepté de payer toutes les réparations. Quant à celui qui a été accusé de blasphème sans raison, je crois qu’il croupit toujours en prison.

[…] Chrétiens comme musulmans, on vit tous avec la peur au ventre qu’une personne mal intentionnée nous accuse à tort. Et c’est bien ce qui m’est arrivé. On m’a précipitée dans un horrible cauchemar qui a duré dix ans. J’ai cru que je ne me réveillerais jamais ! C’est aussi arrivé à d’autres comme Chakil, une femme du village juste à côté du mien, et son fils Masih qui n’avait que 9 ans. Ses voisins musulmans ne supportaient pas que le petit Masih se mêle aux jeux de leurs enfants parce qu’il était chrétien. Alors ils l’ont accusé d’avoir brûlé le Coran. La police est venue les arrêter tous les deux, sans même prendre la peine de vérifier si c’était vrai. Ils ont été brutalisés et risquaient la peine de mort. Un enfant de 9 ans ! C’était l’âge de mon Eitcham, ça me glace le cœur rien que d’y penser. Ils sont tous devenus fous. Heureusement, au Pakistan, il y a tout de même des gens qui nous défendent. Ils créent des associations pour protéger les innocents des injustices. Ils ont fait tellement de bruit et de scandale auprès de la police, dans les rues et partout où ils ont pu, que Masih et sa maman ont été relâchés. Mais ils étaient prêts à assassiner un enfant de 9 ans, juste parce qu’il partageait les jeux des musulmans !

Souvent d’ailleurs, la foule est tellement électrisée par la haine qu’elle n’attend pas que les juges rendent leur verdict. Ça a été le cas pour Chazad et Chama, un couple de chrétiens, parents d’un enfant de 3 ans, qui travaillaient dans un village près de chez nous. Ils ont été accusés d’avoir sali le Coran et leurs voisins ont appelé la police. Mais la police n’a pas eu le temps d’arriver, une foule très hostile composée de centaines et de centaines de personnes s’est abattue sur eux comme une énorme vague. Ces personnes les ont frappés avec une rage qui n’était pas humaine, et puis elles les ont brûlés vifs et la police n’a rien pu faire.

[…] Dans mon pays, les jeunes filles chrétiennes sont souvent enlevées, retenues de force et même violées, parfois par plusieurs hommes. On les convertit de force à l’islam, on les marie sans leur demander leur avis. Elles sont brisées pour le reste de leur vie, du moins quand elles s’en sortent, car il arrive aussi qu’on les brûle à l’acide ou qu’on les tue si elles osent résister. C’est un drame qui est arrivé à Yaqoub, un chrétien de notre communauté. […] Asma, sa fille de 25 ans qui était douce et belle comme le jour, travaillait comme maîtresse de maison chez une famille musulmane. Tout allait bien pour elle, la famille la traitait plutôt bien. Mais Gujjar, un musulman, avait décidé qu’il voulait l’épouser sans lui demander son avis. Asma n’en avait aucune envie et elle ne voulait pas se convertir à l’islam. Elle a résisté pendant de longues semaines, elle a refusé sa proposition, ce qui a rendu le jeune homme fou de rage. Zaman, l’employeur d’Asma, un homme bon, l’a heureusement soutenue et protégée, mais cela n’a pas suffi. Un jour, alors qu’Asma est allée ouvrir la porte puisqu’on avait frappé, Yaqoub l’a entendue hurler de douleur. Il s’est précipité et a vu Gujjar, le visage déformé par la haine et la colère, en train de contempler Asma dévorée par les flammes. Il l’avait brûlée vive juste parce qu’elle ne voulait pas l’épouser. Dans quel monde vivons-nous ?

Enfin libre !
de Asia Bibi et Anne-Isabelle Tollet
paru aux Éditions du Rocher
à Monaco
le 29 janvier 2020
216 pages
ISBN-13 : 978-2268102405

Aucun commentaire: