lundi 20 juillet 2020

La « Pravda » du progressisme américain

Chronique de Mathieu Bock-Côté dans le Figaro du 18 juillet.


Le New York Times (NYT) passe pour le titre le plus prestigieux de la presse outre-Atlantique, incarnant l’aristocratie du journalisme américain. On lui prête une intelligence exceptionnelle pour raconter et décrypter l’époque et le cours des événements. Pourtant, en 2016, le NYT s’est montré ébaubi devant la victoire de Donald Trump, qu’il n’avait même pas été capable d’imaginer, tant cette possibilité lui semblait absurde. Une inquiétude est apparue dans la direction : se pourrait-il que le quotidien soit déconnecté de la société avec laquelle il prétend entretenir un lien privilégié ?

Pour sortir de son insularité mentale, le NYT a donc décidé de s’ouvrir à des voix un peu plus « conservatrices » et a embauché Bari Weiss, pour diversifier ses pages opinions. Sa mission dans l’équipe éditoriale : permettre au journal de renouer avec cette part de l’Amérique et du monde qu’il ne parvenait plus vraiment à comprendre, ou plus exactement, qu’il vomissait. Elle s’y est vouée, convaincue que sa mission était de contribuer à la restauration de la conversation démocratique. Elle ne devinait pas que sa tâche serait quasiment impossible.

Parce qu’au même moment où le NYT entendait s’ouvrir à d’autres voix que la sienne, le journal s’enfonçait dans une posture militante décomplexée, se dévoilant notamment dans le ton des reportages, se distinguant à peine de celui des chroniques. Il fallait automatiquement présenter Trump comme un monstre raciste et sexiste représentant le visage hideux du suprémacisme blanc dans son pays. Le NYT ne se contentait pas de critiquer vigoureusement Trump, mais menait une campagne trahissant les règles élémentaires de l’honnêteté journalistique. L’idéologie diversitaire y était sacralisée.

À l’intérieur même du journal, un climat sectaire s’est imposé, au point que Weiss a décidé de le quitter le 14 juillet. Dans sa lettre de démission, elle parle franchement : il devenait de plus en plus difficile de publier dans les pages débats des tribunes allant contre l’orthodoxie du journal. Les journalistes « liberals » à l’ancienne avaient beau ne pas aimer les conservateurs, ils croyaient quand même à la liberté d’expression. Ce n’est pas le cas de la nouvelle génération de journalistes — militants croyant à une forme de vérité révélée, à laquelle il n’est pas permis de déroger. Le New York Times est devenu la Pravda du régime diversitaire.

La démission de Weiss arrive dans un contexte particulier. Le 7 juillet, 150 intellectuels, journalistes et écrivains pour la plupart associés à la gauche libérale anglo-saxonne faisaient paraître dans Harper’s une lettre ouverte pour dénoncer la « cancel culture » [culture de l’annulation] et la nouvelle censure portée par la gauche radicale. La manière était prudente : les signataires s’inclinaient d’abord devant la gauche radicale et ses objectifs, pour se donner le droit de douter de ses méthodes. Ils ajoutaient que Trump était un danger et que l’illibéralisme menaçait le monde, mais réclamaient néanmoins la restauration d’une éthique du débat.

Les conservateurs qui mènent la bataille contre le politiquement correct depuis plus de trente ans auraient pu accueillir avec bonheur ces renforts. Certains confessèrent néanmoins un certain scepticisme en remarquant que plusieurs signataires de cette lettre ne s’étaient pas empêchés, il n’y a pas si longtemps, de diaboliser les conservateurs en les extrême-droitisant et en justifiant leur mise au ban de la cité. Faut-il comprendre que la gauche libérale tolérait la censure lorsqu’elle frappait la droite, mais pousse des cris d’horreur lorsque c’est son tour de la subir ? La révolution dévore toujours ses enfants. En d’autres mots, la gauche libérale se rallie certes à la cause de la liberté d’expression en s’alliant à ceux qui la défendaient déjà, mais elle prétend surtout l’anoblir, en expliquant que ses anciens défenseurs étaient suspects, mais qu’elle, au moins, a le cœur pur. L’histoire se répète. Tant que l’anticommunisme était porté par la « droite », il était réactionnaire. Il devint légitime quand les progressistes autoproclamés s’en emparèrent. Il en fut de même pour la critique de l’islamisme. Il faut d’abord avoir été de gauche pour avoir le droit de ne plus l’être. Il faut avoir été de gauche pour avoir la permission de critiquer ses dérives.

La culture de l’annulation représente une radicalisation du politiquement correct et témoigne de son emprise de plus en plus grande sur les institutions culturelles. Elle a débordé des campus où elle avait pris forme, et contamine la vie publique dans son ensemble en créant un climat d’inquisition permanent, entretenu par des milices de journalistes-militants de la gauche diversitaire. Cette tendance se fait sentir des deux côtés de l’Atlantique. Elle oblige à nommer un tabou : c’est moins ce qu’on nomme la droite populiste que la gauche radicale qui représente aujourd’hui l’ennemi véritable de la démocratie.

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