dimanche 4 août 2019

Grande-Bretagne — le déclin de l'étude de l'histoire

Selon l’hebdomadaire The Economist, l’étude de l’histoire dans les universités britanniques est en difficulté. Le sujet occupait une place centrale dans la vie nationale. Obtenir une bourse pour étudier l’histoire dans l’une des anciennes universités du pays était à la fois un rite de passage pour les membres établis de l’élite et un moyen d’accéder à l’élite des provinciaux doués. Alan Bennett l’a documenté de manière si touchante dans sa pièce « The History Boys ». Des historiens renommés tels que A.J.P. Taylor et Hugh Trevor-Roper étaient des personnalités publiques, ils parlaient à la nation d’événements à la fois historiques et contemporains. Le Sunday Times demandait à Trevor-Roper de rédiger des reportages spéciaux sur des sujets importants et les conférences télévisées de Taylor attiraient des millions de téléspectateurs.

Cela allait de soi. La Grande-Bretagne est une petite île avec une histoire gigantesque et l’histoire la relie à la sagesse des siècles. Mais quelque chose s’est détraqué ces derniers temps. Même si l’histoire semble devenir plus dramatique, on l’étudie moins. Le nombre de personnes qui l’étudie à l’université a diminué d’environ 10 % au cours de la dernière décennie. Le nombre d’étudiants en langues étrangères, lequelles ont souvent une composante historique, a été réduit de 20 % — un début peu propice à la « Grande-Bretagne mondiale » prônée par les partisans du Brexit. Il faut dire que les Anglophones se contentent de plus en plus d’imposer l’anglais aux autres, ce qui est très rentable (voir le grand nombre de professeurs d’anglais et les ventes de produits culturels en anglais dans le monde). Les étudiants se concentrent de plus en plus dans des domaines ouvertement pratiques tels que la médecine, les sciences vétérinaires ou les études commerciales. (Notons que c’est une tendance chez les étudiants asiatiques, en Asie comme en Occident, dès l’école secondaire.)

Dans le même temps, la profession historique s’est repliée sur elle-même. Les historiens passent de plus en plus leur vie à étudier des sujets de plus en plus pointus. Ils produisent des thèses de doctorat au domaine d’étude restreint, ils les transforment ensuite en monographies et articles universitaires, dans le cadre de la course à la titularisation et à la promotion. À la nécessité de remplir sans cesse des formulaires pour accéder au financement gouvernemental s’ajoute le cauchemar de la bureaucratie officielle et de l’hyperspécialisation.

En outre, les historiens se consacrent de plus en plus à des sujets autres que les grandes questions d’État : l’histoire des marginaux plutôt que des puissants, les pauvres plus que les riches, les minorités sexuelles de tous genres plutôt que les familles traditionnelles, la vie quotidienne plutôt que le Parlement. Ces modes constituaient un correctif face à l’histoire de la vieille école centrée presque exclusivement sur l’action des puissants, des militaires et des politiciens. Mais, cette tendance est allée trop loin. En effet, certains historiens semblent presque engagés dans une course à la découverte du sujet le plus marginal. Ce qui a une époque était un souci légitime de s’intéresser à des sujets jusqu’alors délaissées a dégénéré en une orthodoxie usée et myope, alors que des domaines vitaux du passé, tels que les affaires constitutionnelles et militaires, sont pratiquement ignorés par les historiens universitaires.


Les personnes qui en paient le prix fort sont les étudiants qui choisissent de passer plusieurs années de leur vie et plusieurs milliers de dollars à étudier l’histoire. Sous l’ancien régime, les étudiants acquéraient au moins une idée générale de l’histoire de leur propre pays. Aujourd’hui, ils étudient souvent un mélange de sujets hyperspécialisés qui n’ont pas grand-chose de commun pour en faire un tout, et encore moins pour donner une idée du développement historique dans son ensemble. Le grand public y perd également. Les historiens chevronnés classiques pensaient que leur travail consistait notamment à parler à la nation et à situer les événements actuels dans leur contexte historique. La plupart du temps, les historiens universitaires d’aujourd’hui restent isolés dans leurs cocons professionnels. Ils passent plus de temps à fignoler leurs notes en bas de page qu’à mettre en lumière le passé pour le grand public. En dehors des cercles universitaires, qui a entendu parler de Lyndal Roper, l’actuel professeur d’histoire Regius (royal) à Oxford ? Le grand historien britannique, Hugh Trevor-Roper, spécialiste de la 2e Guerre mondiale, l’a été de 1957 à 1980.

Une raison de s’inquiéter est qu’il y a plus qu’un soupçon de vérité dans le vieil adage selon lequel ceux qui n’apprennent pas de l’histoire sont condamnés à la répéter. Pour l’hebdomadaire britannique, l’une des raisons pour lesquelles le monde se trouve dans son état actuel serait que les néolibéraux se sont laissé emporter par leur propre idéologie. Ils ont fait trop de promesses irréalistes, en ce qui concerne l’abolition du cycle d’expansion-récession ou l’introduction de la démocratie au Moyen-Orient, alors qu’un minimum de réflexion historique aurait dû dégonfler ces prétentions néo-libérales.

L’étude de l’histoire est également une garantie contre la myopie. La modernité réduit le temps et l’espace ; les gens vivent dans un présent dominé par le court terme et la gratification instantanée. L’histoire leur apprendrait à élargir leurs horizons et à changer de perspective. À un niveau plus banal, l’histoire peut constituer une protection contre l’idiotie pure et simple. La secrétaire d’État actuelle pour l’Irlande du Nord, Karen Bradley, n’aurait pas été étonnée que les protestants et les catholiques de cette province votent selon leur affiliation ethnoreligieuse si elle avait passé une heure à étudier l’histoire, même récente, de la province qu’elle préside.

Il y aurait toutefois des lueurs d’espoir. La Grande-Bretagne a encore des historiens inspirés qui rendent leur sujet vivant, tels que Tom Holland, Sir Simon Schama et Dame Mary Beard. Les festivals d’histoire sont en plein essor. La baisse du nombre d’étudiants en histoire n’est pas aussi sensible qu’aux États-Unis. Mais ce ne sont que des lueurs. Un nombre impressionnant d’historiens britanniques dont les ouvrages sont les plus vendus ne sont pas professeurs d’université (comme M. Holland) ou sont victimes de harcèlement ou de la médisance de la part de leurs collègues professionnels (comme Mary Beard). L’appétit vorace du public pour l’histoire militaire, si clairement démontré lors des célébrations du jour J, est presque entièrement pris en charge par des non-universitaires comme Sir Max Hastings et Sir Antony Beevor. Pour The Economist, les historiens universitaires doivent s’évader de leurs grottes intellectuelles et s’intéresser davantage à de grands sujets tels que l’histoire de la politique, du pouvoir et des États-nations. Notre époque extraordinaire n’exige rien de moins.