Quelques milliards de dollars en plus ou en moins. Chaque jour, le classement instantané des milliardaires, établi par Forbes, varie en fonction des marchés. Ce week-end, la fortune d’elon Musk (Tesla, SpaceX et 𝕏) atteignait 252 milliards de dollars, celle de Jeff Bezos (Amazon) 209 milliards, 205 pour Larry Ellison, l’un des fondateurs des logiciels Oracle… Au début de l’année, 2 781 milliardaires, 8 fois plus qu’en 2000, étaient répertoriés. Ensemble, ils détenaient peu ou prou l’équivalent du patrimoine de tous les Français, soit plus de 14 000 milliards de dollars. L’ultraluxe profite de l’expansion de ces nouvelles fortunes : l’année dernière, 648 yachts de plus de 30 mètres - dont le prix dépasse facilement les 100 millions de dollars - étaient en construction. Un marché en hausse continue, comme celui des jets privés. Le laboratoire d'idées américain Institute for Policy Studies en répertorie 25000, contre moins de 10 000 en 2000.
Ces chiffres vertigineux accréditent l’idée d’une concentration inédite des richesses. Ressenti confirmé par des travaux scientifiques de haut vol. L’économiste français Thomas Piketty a ainsi gagné une célébrité mondiale en mesurant l’explosion des inégalités grâce à l’analyse inédite de liasses fiscales. Avec ses coauteurs Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, il a chiffré la part des revenus avant impôts gagnés par les 1 % les plus riches aux États-unis. Selon leurs calculs, datant de 2003 et ensuite régulièrement actualisés, elle serait passée, en incluant les gains en capital, de 10 % de l’ensemble des revenus en 1960 à 21,1% en 2019. Dans son succès de librairie de 2013, Le Capital au XXIe siècle, essai vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires, l’économiste élargit ses travaux à l’ensemble des pays développés. Il soutient que les inégalités ont retrouvé le niveau connu à la fin du XIXe siècle et prône de nettes augmentations d’impôts sur les plus aisés afin de lutter contre ce capitalisme d’héritiers.
La moitié du PIB pour les plus riches ?
Dans les facultés du monde entier, Piketty est accueilli en messie. Longtemps incontestée, sa thèse a profondément imprégné le débat public, nourrissant les arguments de mouvements contestataires, tel Occupy Wall Street dès 2011, mais aussi les agendas politiques de la gauche aux États-unis comme en Europe. En France, les travaux des trois enfants du pays, qui portent pourtant sur les États-unis, imprègnent tous les débats sur la fiscalité. Lors des élections européennes, ils ont motivé le choix du Nouveau Front populaire (NFP) de porter l’imposition sur le revenu jusqu’à 90 % pour les plus riches. Dans la même veine, pendant la campagne, l’économiste Julia Cagé a déclaré que « les 500 plus grandes fortunes sont passées de 10 % à 50 % du PIB. Donc, si on avait les mêmes taux de prélèvements et la même fourchette qu’en 2017, on aurait des recettes plus élevées. »
L’estimation provient des travaux du magazine Challenges, qui calcule chaque année le patrimoine des grandes fortunes du pays. L’idée de comparer ce stock avec un flux annuel de création de richesse n’a aucun sens d’un point de vue économique. Mais peu importe, l’argument porte fort. Il a été encore répété par le président de la commission des finances, Éric Coquerel, lors des premiers débats de la session parlementaire. Les prochaines discussions budgétaires, qui semblent devoir acter un retour de L’ISF, devraient encore donner toute sa place à la thèse de l’explosion des inégalités. De nombreux travaux, menés essentiellement aux États-unis, viennent pourtant aujourd’hui la remettre en cause. Ces articles démontrent qu’un léger changement dans les hypothèses de départ quant au taux de rendement des actifs ou à la valorisation des transferts sociaux modifie radicalement le résultat obtenu. Pour le commun des mortels, ces disputes économétriques paraissent bien ésotériques. Elles revêtent pourtant, dans les débats actuels, une dimension politique cruciale.
Tenir compte des droits à la retraite
« J’étais moi-même persuadé de la véracité de cette thèse d’une explosion des inégalités de richesse jusqu’à ce que je me penche sur le sujet et que je réalise que les travaux d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman ne prennent pas en compte les droits accumulés à la retraite. Une fois qu’on les intègre, il apparaît que la part de richesse détenue par les 1 % les plus aisés a très peu varié entre 1989 et 2019 », avance ainsi Sylvain Catherine, professeur de finance à la Wharton School de l’université de Pennsylvanie, à Philadelphie, dont l’article sur le sujet sera bientôt publié dans The Journal of Finance, l’une des publications américaines les plus respectées. Aux États-Unis, la retraite est en effet un mix : mi-capitalisation, mi-répartition, avec un taux de cotisation de 10 % pour le pilier répartition. Pour un Américain moyen en fin de carrière, la valeur des droits ainsi accumulés avoisine les 400000 dollars. Ces droits n’apparaissent pas dans les statistiques sur les inégalités. S’ils l’étaient, ou si ces cotisations avaient été placées dans des fonds, les inégalités baisseraient mécaniquement d’autant; ces 400000 dollars seraient en effet comptabilisés dans le patrimoine des intéressés.
Sur ce volet des inégalités de richesse, le trio Matthew Smith, Owen Zidar et Erick Zwick a de son côté travaillé sur les revenus de capital dans les déclarations fiscales. Dans un article publié en 2022 dans le Quarterly Journal of Economics, revue qui a publié les articles de référence de Piketty et ses coauteurs depuis 2003, les chercheurs démontrent que le taux de rendement des actifs - soit la rentabilité des ressources - des plus riches est largement supérieur à la moyenne. Or ce taux de rendement est au cœur de l’équation qui permet de déduire un patrimoine (un stock) à partir des revenus (des flux). Prenons l’exemple d’une personne qui touche un revenu d’intérêt de 100 dollars. Si le rendement moyen de ses actifs s’élève à 2%, alors il lui faut 5 000 dollars de patrimoine financier pour générer ce revenu (100 divisé par 2 %). Avec un rendement de 3 %, un patrimoine de 3 333 dollars suffit à générer 100 dollars de revenus.
En négligeant cette question de décalage des rendements, Saez et Zucman ont surestimé le patrimoine des plus riches, expliquent les chercheurs. Selon les conclusions de leur étude, les inégalités de patrimoine ont bien augmenté aux États-unis, mais dans des proportions plus faibles que ce qu’indiquent les travaux des Français.
Comment estimer la fraude fiscale ?
Du côté des inégalités de revenus, un coup à l’hégémonie de Piketty et ses coauteurs a été porté il y a un an par la décision du Journal of Political Economy de l’université de Chicago de publier un papier de Gerald Auten et David Splinter, économistes respectivement au Trésor américain et au comité conjoint du Congrès sur la taxation. Selon ces chercheurs, la part des revenus des 1 % aux États-unis n’a que très peu augmenté depuis les années 1960. C’est en grande partie la manière dont ils comptabilisent les « revenus non déclarés», ceux qui n’apparaissent pas sur les feuilles d’impôt : les profits non distribués des entreprises, gains issus des pensions ou des programmes sociaux, revenus non taxés ou dissimulés… qui expliquent la divergence avec les chiffres de la première équipe.
Sur le volet salarial, plusieurs travaux questionnent encore l’idée de Thomas Piketty selon laquelle la distorsion dans le partage de la valeur entre les managers et les simples salariés au sein de chaque entreprise crée les inégalités. Un article datant de 2019 de cinq chercheurs (1) démontre ainsi que les deux tiers de la croissance des inégalités entre les employés proviennent de la dispersion de salaires non pas à l’intérieur des groupes mais entre les entreprises. Les différences salariales entre les secteurs n’ayant cessé de s’accroître ces dernières décennies. Sur le même thème, un autre article, de 2022 (2), qui explore six décennies d’évolution salariale, conclut qu’au sein des deux sexes, les inégalités de salaires sur une carrière pleine ont bien crû dans le temps. Si on considère toutefois toute la population, en raison du rattrapage progressif des salaires des femmes sur ceux des hommes, les inégalités apparaissent stables.
Le rôle de la diffusion de l'immobilier
L’économiste Daniel Waldenström, chercheur à l’Institut de recherche en économie industrielle de Stockholm, va encore plus loin. Selon son dernier livre, non encore traduit, Richer and More Equal (« Plus riches et plus égaux », Polity, 2024) inspiré de ses travaux universitaires, le XXe siècle serait marqué non seulement par un fort enrichissement de l’ensemble de la population, mais aussi par une nette diminution des inégalités en Occident. Selon lui, elles se stabiliseraient globalement à partir des années 1980, grâce notamment à la diffusion du capital immobilier et la montée en puissance des systèmes de retraite au sein des classes moyennes et populaires.
On peine à réconcilier cette vision optimiste avec les votes toujours plus contestataires aux États-Unis comme en Europe de nombreux électeurs. Que croire alors ? Une étude parue il y a quelques jours du Bureau du budget du Congrès (CBO) américain permet d’éclairer la question. Ces chercheurs indépendants démontrent que, depuis quarante ans, aux États-Unis, les inégalités de revenus, après impôts et redistribution, ont globalement peu augmenté. Tout le monde n’a en revanche pas connu le même sort. Alors que les revenus des plus pauvres et des plus riches progressaient nettement, ceux des classes moyennes ont crû à un rythme beaucoup plus modeste.
(1) Jae Song, David J. Price, Fatith Guvenen, Nicholas Bloom, Till von Wachter, « Firming Up Inequality », « The Quarterly Journal of Economics », 2019.
(2) Fatith Guvenen, Greg Kaplan, Jae Song, Justin Weidner, « Lifetime Earnings in the United States Over Six Decades », « American Economic Journal », 2022.
Source : Le Figaro
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