mercredi 21 septembre 2011

Laïcité et éthique chrétienne

Billet de Jean Laberge, professeur de philosophie au cégep du Vieux-Montréal, à propos de La culture religieuse n’est pas la foi. Identité Québec et laïcité, par Guy Durand, Montréal, Éditions des oliviers, 2011, 148 p.

« Dans son introduction au Québec en quête de laïcité (Écosociété, 2011), Normand Baillargeon signale d’entrée de jeu qu’à propos du débat sur la laïcité au Québec, certains participants « considèrent que la conversation démocratique sur le thème de la laïcité n’a pas lieu d’être », puisqu’ils «considèrent […] que sa discussion [de la laïcité] n’a pas lieu d’être, puisque les réponses qu’il faut lui donner sont d’avance connues – et qu’il suffirait de les réaffirmer dans une forme ou l’autre de retour à des valeurs dites ‘traditionnelles’ présumées définir ‘le’ Québec sub specie aeternitatis. » (p. 12). C’est ainsi que la position sur la laïcité que défend le théologien et éthicien Guy Durand se trouve d’emblée disqualifiée.

Corrigeons tout de suite l’erreur consistant à croire que Guy Durand n’aurait peu ou prou d’intérêt à discuter du problème de la laïcité au Québec. Au contraire. L’auteur, en effet, n’est pas à son premier essai sur le sujet puisqu’en 2004, il publiait Le Québec et la laïcité. Avancées et dérives. (Éditions Varia), ainsi que Le cours ECR. Au-delà des apparences (Guérin, 2009). Ce dernier essai constitue un solide examen critique des présupposés douteux et des principes de laïcité discutables qui ont conduit à l’élaboration et à l’implantation de ce cours que plusieurs contestent, Éthique et culture religieuse.

Ce qui disqualifie Guy Durand aux yeux de Normand Baillargeon et de Jean-Marc Piotte, c’est que le théologien conçoit la culture identitaire québécoise comme irrémédiablement liée au christianisme de sorte que la laïcité au Québec ne saurait faire fi de la part cruciale jouée par l'héritage chrétien. Puisque, selon Baillargeon et Piotte, la religion se trouve par définition exclue de la laïcité, la question posée par la laïcité étant dans quelle mesure l’État québécois doit prendre ses distances vis-à-vis les religions, la position de Durand, faisant consister l’identité québécoise comme incluant l’héritage chrétien, est a priori exclue. Ils ont bien tort.

Il n'est pas dans mon intention de faire le compte rendu de l'ouvrage remarquable de Durand qui défend fort bien sa thèse. Dans le premier chapitre, Durand recueille de très nombreux témoignages de Québécois qui, aujourd’hui comme hier, ont façonné le Québec par l’héritage chrétien et ce, dans tous les domaines d’activités, voire même dans les institutions démocratiques elles-mêmes du Québec. On sait que la question de la laïcité de l’État québécois s’est cristallisée autour du fameux crucifix de l’Assemblée nationale. Les tenants de la laïcité intégrale ou stricte l'ont en horreur, même des croyants. Durand plaide pour conserver le crucifix car il fait partie de notre fibre d'être québécois, que nous soyons ou non des croyants, voire chrétiens.

J’ajouterais à la longue liste de Durand, la figure marquante de Michel Chartrand (1916-2010), dont le militantisme dans les jeunesses catholiques a préparé une vie consacrée à fond à la justice sociale. C’est l’abbé Lionel Groulx qui maria Michel et Simone en 1942 à la Basilique Notre-Dame de Montréal. La justice sociale ainsi que la solidarité sont des valeurs issues directement du christianisme.

Comment ne pas mentionner également le docteur Camille Laurin, le père de la loi 101, qui caressa à l’âge de vingt-ans, au séminaire de L’Assomption, le sacerdoce ? La liste est longue, voire étonnante. Elle révèle que l’histoire du Québec fut marquée en profondeur par le catholicisme, et que faire fi de cet ancrage historique indélébile dans l’être identitaire québécois n'est rien de moins qu’aberrant.

Certes, la position de Durand n’est pas celle d’un Mgr Ouellet qui ne voit que dans le retour à une église catholique ultramontaine et triomphante la seule voie de salut pour les Québécois d’aujourd’hui. Durand n’est heureusement pas de cette école. Il affirme toutefois que le refus de prendre en compte l’héritage chrétien dans l’identité du Québec d’aujourd’hui est aberrant : « …la christianophobie, écrit-il, est la réaction d’une nation qui ne s’aime pas. » (p. 37)

En effet, dans une nation qui fut « colonisée », les chaînes de notre passé de colonisation sont lourdes à porter, et reviennent aujourd’hui nous hanter. Le refus et le dénigrement de notre histoire, de notre héritage chrétien en particulier, en sont les signes manifestes.

Sergio Leone, le réalisateur des fameux westerns-spaghetti, bon athée et anarchiste, n’a pu s’empêcher d’user d’images religieuses chrétiennes dans son cinéma que la longue tradition catholique lui a légué en héritage. Ainsi, dans son tout premier film, Pour une poignée de dollars, « l’homme sans nom » (Clint Eastwood) incarne en l’ange Gabriel, envoyé par Dieu à Nazareth (San Miguel) afin de protéger la Sainte Famille incarnée par Marisol (Marianne Koch) et son mari, Julian, ainsi que leur enfant nommé « Jesus ». La famille resta une valeur centrale pour le réalisateur italien, et on sait combien la famiglia est si importante chez les Italiens.

De son côté, le réalisateur québécois, Bernard Émond, érige ses films, dont la trilogie des vertus théologales, sur des valeurs explicitement chrétiennes. Bernard Émond revendique nommément l’héritage chrétien, tout en se disant agnostique. Sans doute, Émond constitue la figure actuelle la plus signifiante et vivante de l'identité québécoise. Durand cite Émond diagnostiquant la crise actuelle des valeurs et le vide spirituel au Québec par le rejet de l’héritage chrétien. (p. 31) « Conservateur de gauche », Émond entend « préserver notre héritage [chrétien], sans nier pour autant ses erreurs ». (ibid.) Commentant la position d’Émond, Durand écrit : « Les valeurs chrétiennes sont nécessaires à la vie. Reprises et réinventées. Particulièrement les trois vertus théologales : foi, espérance et charité. » (ibid.) Et de citer Émond :

…L’espérance renverse l’ordre du monde sans espoir. La charité renverse l’ordre d’un monde égoïste. La foi renverse l’ordre d’un monde désenchanté et cynique. Pour moi, la redécouverte du patrimoine chrétien n’a pas seulement une importance, disons, culturelle ; il y a quelque chose de plus profond qui se joue là, à tout le moins sur le plan des valeurs. (ibid.)

Il y a là en effet quelque chose d’important, d’essentiel, que Bernard Émond déterre. En somme, il s’agit de l’éthique chrétienne de l’agapè. Agapè est le terme grec désignant l’amour. C’est saint Paul qui écrit : « Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés…, s’il me manque l’amour (agapè), je ne gagne rien. » (I Corinthiens 13 3). On a pris l’habitude de traduire le grec agapè par le latin caritas, charité en français. Malheureusement, le mot charité évoque le plus souvent l’idée du don des biens fait aux pauvres. Saint Paul le dit : même si je donne mon argent aux pauvres, je ne témoigne pas pour autant de l’amour-agapè. Ce type d’amour est la vertu la plus haute qui soit. C’est celle du don de soi total. C’est donc cette vieille vertu dite « théologale », l’amour-don, qu’a redécouvert Bernard Émond et qu’il exhibe dans ses films admirables.

À mon sens, on tient avec l’éthique chrétienne de l’amour-don, le cœur de notre identité québécoise. C’est le joyau de notre identité comme être québécois. Nous devons être fiers de nous ainsi que de nos ancêtres qui se mesurèrent à cet idéal sublime de vie. Aussi, dans notre concept québécois de laïcité, il nous faut impérativement y joindre la pièce essentielle qui est celle de l’éthique chrétienne de l’amour-don.

L’éthique chrétienne de l’amour-don ne se suffit pas de respecter les différences, voire d’effacer les différences, où tout devient neutre et propre, comme l’appel de leur vœu les tenants de la laïcité stricte ou intégrale. L’amour-don aime l’autre comme soi-même. Aussi, faut-il au préalable s’aimer soi-même comme peuple et nation. La christianophobie, comme l’appelle Durand, de certains d’entre nous, montre à l’évidence qu’on ne s’aime pas, et si on ne s’aime pas soi-même, inutile d’essayer d’aimer les autres.

Pour ma part, je plaide en philosophie morale pour une éthique de la vertu remontant à Aristote. C'est la visée de mon récent essai Plaidoyer pour une morale du bien (Liber, 2011). L'éthique chrétienne de l'amour-don se situe dans son prolongement ; Thomas d'Aquin en est le génial initiateur. Nous avons au Québec une tradition aristotélicienne et thomiste de premier ordre qu'il nous faut également redécouvrir. »





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