mardi 2 avril 2019

Vive le latin ! [Rediff]

De Christian Rioux du Devoir (on notera son appréciation des nouveaux cours d'ECR et d'histoire sur lesquels nous partageons son avis). 


Le 11 février dernier [2013] vers midi, l’agence de nouvelles italienne ANSA a été la première à annoncer la démission du pape Benoît XVI. Pourtant, l’agence n’avait accès à aucune source privilégiée. Son arme secrète était une simple journaliste, Giovanna Chirri, qui assistait avec une poignée de collègues à un consistoire réunissant des cardinaux. Contrairement à ses confrères, Giovanna Chirri a immédiatement compris ce qui se passait lorsque le pape annonça en latin qu’il n’était plus apte à exercer ses fonctions. La nouvelle a aussitôt fait le tour du monde et les collègues de Giovanna en furent quittes pour aller réviser leurs déclinaisons.

Nul doute qu’aucun journaliste québécois, y compris votre humble serviteur, n’aurait pu saisir ce scoop au vol. Du moins si l’on se fie à l’état de l’enseignement du latin chez nous, où aucun établissement d’enseignement public secondaire ne l’offre. Après avoir mariné si longtemps dans l’eau bénite, voilà que nous avons oublié jusqu’à l’existence de cette langue qui est au français ce que les mathématiques sont à la physique. À l’exception des écoles privées qui appliquent le programme français, le seul établissement québécois où l’on récite encore rosa, rosam, rosae est le collège Brébeuf. Et l’on nous parlera ensuite de la « démocratisation » du savoir !

Dans notre édition de samedi, un groupe de professeurs de l’Université Laval plaidait pour le retour d’un enseignement des langues anciennes au secondaire. En ces temps d’utilitarisme galopant, ils risquent de passer pour de doux hurluberlus. Et pourtant. Ailleurs dans le monde, notamment en Allemagne et en Italie, le latin a encore droit de cité. Toutes les écoles secondaires de la France, même dans les banlieues les plus reculées, proposent une option latin offerte à tous. En France, 18 % des élèves du secondaire suivent au moins un cours de latin. Plus important encore, les professeurs de français du secondaire, diplômés de lettres classiques, peuvent généralement enseigner le latin et le grec. Comprenez qu’ils ont étudié autre chose que la « communication » et les nouvelles théories pédagogiques à la mode.

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Comme le soulignent nos rêveurs de l’Université Laval, l’enseignement du latin aurait plusieurs vertus, surtout dans un pays où les programmes de français ont si radicalement expulsé la littérature. La première consisterait à renouer avec les racines gréco-latines de notre civilisation. À lire les programmes actuels d’histoire ainsi que d’éthique et de culture religieuse, on a l’impression que les Amérindiens et l’animisme ont eu plus d’influence sur la culture québécoise que la grande tradition gréco-latine. Ce qui est risible. À feuilleter certains manuels, on croirait même qu’un nouveau clergé, guère plus éclairé que l’ancien, a mis les humanités à l’index au profit de la pensée cool et jetable.

L’autre grande qualité de l’enseignement des langues mortes, c’est de forcer les élèves à l’un des exercices les plus formateurs qui soit : la traduction. Depuis que l’enseignement des langues vivantes est axé sur l’oral, la traduction est pratiquement disparue des écoles. Or, il n’y a rien de plus formateur que de s’interroger, pour traduire la pensée d’un auteur, sur le sens exact d’un mot, son étymologie et sa place dans la phrase. Cette discipline est le fondement même de tout travail sur la langue et, par voie de conséquence, sur les idées. À plus forte raison dans un pays où tant de nos élites parlent deux langues secondes.

Quel Québécois n’est pas admiratif devant la langue ni relâchée ni ampoulée du plus grand de nos chantres populaires, Gilles Vigneault ? Or, qu’on me pardonne l’expression, l’auteur des Gens de mon pays n’est pas sorti de la cuisse de Jupiter. Il a d’abord été professeur de latin et fait toujours des versions latines pour garder la forme.

Dans les années 60, une certaine gauche antiélitiste s’est déchaînée contre l’étude du latin et du grec que le philosophe [sic] Pierre Bourdieu, dans sa haine des « héritiers », qualifiait de « gaspillage ostentatoire ». Il y a longtemps que cette gauche s’est alliée aux néolibéraux pour continuer à dépouiller l’école de la culture humaniste. Les premiers en avaient contre les élites et croyaient servir la cause du peuple en le privant de culture générale. Les seconds rêvaient d’employés compétents et adaptables à l’infini, donc pas trop cultivés. Ce mariage a produit la catastrophe que nous connaissons.

Il ne s’agit pas de redonner au latin la place prépondérante qu’il a eue. Mais, « sans le latin, c’est tout bonnement le « roman familial » du français qui devient illisible », écrivent Hubert Aupetit et Cécilia Suzzoni dans Sans le latin (éd. Mille et une nuits). Ils rappellent aussi que le latin est « le sésame d’un apprentissage ambitieux du français ». Pressés de passer à la « modernité », dans les années 60, nous avons bazardé le latin en même temps que nos « p’tits chars ». Nous voilà, 50 ans plus tard, à rêver d’un tramway pour Montréal. Si la coupe à blanc n’est plus acceptable dans nos forêts, pourquoi le serait-elle à l’école ?

6 commentaires:

Anonyme a dit…

'' (...) on croirait même qu’un nouveau clergé, guère plus éclairé que l’ancien (...)''

Ha! L'indispensable petite pointe à l'endroit des innommables... Qu'est-ce que c'est fatiguant, à la fin...

Et si au contraire l'ancien clergé avait été plus éclairé que le nouveau? Mais voilà une hypothèse qui ne risque pas de germer dans le cerveau des oligarques.

Loulou a dit…

"À feuilleter certains manuels, on croirait même qu’un nouveau clergé, guère plus éclairé que l’ancien, a mis les humanités à l’index au profit de la pensée cool et jetable."

Ah, mais l'ancien lui n'avait pas mis les humanités à l'index (on parlait d'humanités classiques d'ailleurs).

Il faut donc conclure que l'ancien était meilleur. Peut-être Christian Rioux qui passe déjà pour le réac au Devoir ne pouvait pas tirer la conclusion logique de son article et voir son article publier.

Anonyme a dit…

N'oublions pas qu'apprendre le latin, c'est DIFFICILE. Pour arriver à un niveau de compréhension suffisant pour lire les auteurs classiques, il faut un investissement énorme pendant longtemps sans retour immédiat. Pas très cool et jetable.

Unknown a dit…

Que diriez-vous d'un retour aux sources de nos civilisations ? puisqu'on deplore que notre jeunesse ne connait plus son histoire !

Pour une école libre a dit…

Supplément

Le compte Twitter du pape connaît un très grand succès. Pas moins de 100 000 abonnés suivent les commentaires de François, écrits en latin. Ce n'est pas sans rappeler la primeur de la journaliste italienne Giovanna Chirri, qui a appris la démission du pape précédent avant tout le monde parce qu'elle avait traduit en direct l'annonce de ce dernier faite en latin. De notre studio de Paris, Jean-François Cottier, latiniste qui a longtemps habité le Québec, se réjouit de la tournure des événements.

http://www.radio-canada.ca/emissions/medium_large/2012-2013/chronique.asp?idChronique=294213

Louise Labé a dit…

Lu par ailleurs

L’esprit anticlérical

Selon Thierry Petit, professeur au Département d’histoire de l’Université Laval, l’esprit antiélitiste et anticlérical qui a animé la société québécoise à la suite de la Révolution tranquille a bien sûr contribué à cette disparition. Mais la vague de néolibéralisme, « qui sévit dans le domaine des études secondaires et qui atteint maintenant le monde universitaire », n’a rien fait pour y remédier. « Les temps sont désormais à l’utilitaire et à la rentabilité. Leurs adeptes entendent faire des jeunes générations des outils productifs efficaces, dans une société où l’économie a pris le pas sur toute autre considération. Au nom de ce nouveau Moloch, les disciplines non directement rentables sont vouées à disparaître », a-t-il déclaré dans l’allocution qu’il donnait dans le cadre du congrès de l’Acfas. M. Petit a aussi souligné les effets pervers de la nouvelle pédagogie axée avant tout sur le « vécu » des enfants et qui prône l’élimination des matières désuètes. « L’algèbre et la trigonométrie sont donc en ce sens inutiles dans le vécu de l’élève. À ce titre, elles devraient donc être retranchées du programme de secondaire pour les élèves qui ne se destinent pas à la physique, à l’économie ou aux sciences appliquées. En revanche, à un locuteur francophone (mais aussi italophone, hispanophone, anglophone, etc.), le latin sert tous les jours. S’il faut supprimer l’une des deux matières de l’enseignement secondaire, au nom du savoir utile, c’est donc non le latin, mais les mathématiques qui devraient être éliminées », a-t-il lancé.

http://www.ledevoir.com/societe/education/378009/plaidoyer-en-faveur-de-l-enseignement-des-langues-anciennes