mardi 4 novembre 2025

Timbre « Le Soldat Singh », faire la morale en se cachant derrière l’histoire « méconnue »

Pour commémorer le 11 novembre, Postes Canada vient d’émettre un timbre à l’effigie d’un « Soldat Singh », présenté comme un hommage aux soldats sikhs ayant servi dans l’armée canadienne durant la Première Guerre mondiale. L’image empreinte de pathos montre un soldat barbu et enturbanné qui se penche pensivement devant une tombe militaire.

Une présence infime, un symbole amplifié

En 1914, la communauté sikhe au Canada comptait à peine 1 500 personnes, concentrées surtout en Colombie-Britannique — moins de 0,02 % de la population canadienne.

La législation leur interdisait de voter, d’amener leur famille d’Inde ou d’acquérir librement des terres.

Parmi eux, seuls dix hommes ont servi dans le Corps expéditionnaire canadien pendant la Grande Guerre. Selon une étude de l’Association for the History of Saskatchewan’s Newcomers to Canada, un était musulman, un autre probablement hindou, et huit portaient le patronyme sikh Singh (c’est-à-dire Lion). 

Un seul, Buckam (ou Bukkam ou encore Buk Am) Singh, aurait une tombe militaire au pays. Il est mort de la tuberculose en 1919 après son retour au Canada. Il avait été blessé à deux reprises pendant la guerre. On ne lui connaît aucun fait de guerre particulier.

Nous n’avons aucune photo de lui (nous ne savons pas s’il portait un turban ou une barbe). Il mesurait 1,70 m. Ses papiers d’attestation indiquent que son teint était « basané » et, bien qu’il fût sikh, il était enregistré comme appartenant à l’Église d’Angleterre (il n’y avait pas de catégorie « sikh » sur le formulaire). Ayant été intégré dans les unités traditionnelles (« blanches »), il est peu probable qu’il portât un turban.

Une tradition martiale, pas un patriotisme canadien naissant

La tradition martiale sikhe remonte au XVIIᵉ siècle, quand le dixième Gourou, Gobind Singh, fonda la Khalsa, une fraternité de « saints-soldats » chargée de défendre la communauté sikhe contre les persécutions des mogholes musulmans.

Cette culture du courage et de la discipline s’est transmise au sein de l’armée britannique après l’annexion du Pendjab en 1849.

Les Britanniques, admiratifs, classèrent les sikhs parmi les « races martiales » de l’Empire — réputées naturellement aptes au combat.

En échange de leur loyauté, ils leur offrirent terres, pensions et respect. Les sikhs s’alliaient ainsi à un empire qui leur permettait de sortir du lot et les protégeaient contre les musulmans et les hindous.

Des dizaines de milliers de sikhs servirent alors dans les armées impériales britanniques, de l’Afrique à la France.

C’est donc d’abord à l’Empire britannique que les quelques sikhs du Canada se sentaient liés, non à une nation canadienne.

Leur service fut une continuité traditionnelle impériale et non un acte de patriotisme canadien au sens moderne.

Un anachronisme émotionnel

Le soldat du timbre, turban et barbe impeccables, est une figure contemporaine. Sur son épaule, on voit « Queen’s ranger » un régiment formé en 1921 deux ans après la mort de Buckam Singh. Il s’agit donc d’un anachronisme. Il s’agit d’ancrer le timbre dans la modernité et sa démographique transformée par des vagues successives d’immigration du Pendjab.

En 1915, les rares soldats pendjabis (8 ou 9) enrôlés au Canada portaient l’uniforme britannique standard et se rasaient probablement conformément aux règlements militaires en vigueur dans leurs unités. Il en allait, bien sûr, différemment pour les unités homogènes sikhes incorporées aux Indes.

L’image proposée est donc une relecture identitaire du passé : elle transpose la visibilité religieuse d’aujourd’hui dans un contexte militaire canadien qui à l'époque ne la reconnaissait pas.

Il s’agit de symbolisme anachronique et non de reconstitution historique.

La mémoire au service de la morale multiculturelle


Pourquoi célébrer une poignée de soldats plutôt que les centaines de milliers d’autres ?

Dans ce contexte, le timbre Soldat Singh ne se veut pas un simple hommage, il cherche à rééduquer et à culpabiliser les Canadiens ignorants, à légitimer la place des immigrants du sous-continent indien en laissant entendre qu’ils se sont sacrifiés pendant la Première Guerre mondiale pour le Canada.

Il ne s’agit pas vraiment de dire « merci », mais de demander « pardon ».

Produire un timbre qui évoque les soldats des minorités raciales engagés dans la Première Guerre mondiale peut se comprendre, mais consacrer le timbre du 11 novembre à une dizaine de soldats sur 600 000 est vraiment disproportionné.

Il est révélateur d’une tendance : celle de transformer le passé en miroir des luttes politiques présentes.

En 1915, la présence sikhe au Canada était infime, et leur engagement relevait de leur fidélité à l’Empire britannique plus que d’un patriotisme canadien.

Le rappeler ne diminue pas leur courage ; cela replace simplement leur participation à sa juste échelle.


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