jeudi 12 mai 2016

« L’esprit conservateur est le souci de ce qui tient ensemble le monde de manière invisible »

Conserver ce qui est, « empêcher que le monde ne se défasse »… Le philosophe Jacques Dewitte nous a fait l’honneur d’un long entretien sur l’esprit conservateur de la pensée d’Albert Camus. Première partie, la suite sur revuelimite.fr la semaine prochaine.

Max-Erwann Gastineau — La pensée d’Albert Camus révèle, selon vous, la prégnance d’un « esprit conservateur ». Comment définiriez-vous cet esprit ?

Jacques Dewitte — L’« esprit révolutionnaire » se manifeste par une non-adhésion au monde, un désir inextinguible d’en découdre avec le donné, ce que j’appelle le déjà-là. A rebours, l’esprit conservateur se manifeste par un souci du monde, une sollicitude envers des êtres et des choses qui le façonnent. Cette disposition affective est fondamentale, car elle implique que certaines choses méritent d’être conservées : la culture, la langue, des paysages, des traditions. Mais conservation ne signifie pas une simple préservation ; il s’agit d’entretenir et de prolonger ce qui a été légué.

Cette sensibilité apparaît chez Albert Camus de plusieurs manières. Dans L’Homme révolté, il part de ce postulat : l’homme est un être de révolte. « Je me révolte, donc je suis ». Mais ce « Non » ontologique s’adosse chez Camus à un « Oui », c’est-à-dire à un attachement à la beauté intrinsèque du monde et de la vie. Chez Camus, il s’agit d’un « oui » au soleil, au midi, aux plages d’Alger, à cette beauté qui, dans sa jeunesse, le comblait alors qu’il vivait dans une immense pauvreté.

Ce souci du monde est au fondement même de la pensée écologique. Pourtant nombre d’écologistes continuent de raisonner en termes de changement et de progrès, notamment sur les questions dites sociétales. N’y a-t-il pas là contradiction ?


Je ne connais pas dans le détail ce mouvement. Il y a en tout cas une incompatibilité évidente entre l’inspiration générale, qui devrait être ce souci du monde, et une adhésion à différents mouvements d’émancipation radicale, d’ordre anthropologique. Si le mouvement écologique est une prise de conscience de la démesure technologique, cette conscience devrait s’étendre aux limites inhérentes à la condition humaine et ne pas adhérer aux projets divers, mais convergents, qui voudraient s’en prendre à la condition sexuée, à l’énigme de la naissance et à la condition mortelle, qui favorisent le caractère interchangeable de toute chose et de tout être. Je constate aussi qu’une autre branche de l’écologie, qui s’exprime chez les défenseurs de la « cause animale », manifeste fréquemment une véritable haine de l’humanité.

La pensée écologique devrait réfléchir davantage sur l’expérience historique du XXe siècle, et en particulier celle du communisme, qui a montré qu’un projet révolutionnaire d’émancipation radicale, cherchant à réaliser un nouveau Paradis sur terre, avait conduit à un Enfer pire que ce que l’on cherchait à dépasser. D’où, chez ceux qui ont médité sur ce destin, notamment Leszek Kolakowski, une réhabilitation de l’idée chrétienne de péché originel, idée certes « réactionnaire », mais que l’on peut comprendre comme la conscience de la finitude et de la faillibilité humaine.


Comme le montre très bien Camus, il y a non seulement la nature en dehors de l’homme, dont l’écologie politique s’est emparée, mais aussi la nature en l’homme, qui n’est d’ailleurs ni bonne, ni mauvaise. Sans ce contrepoids qu’est l’amour du monde et des hommes tels qu’ils sont, sans cette acceptation du tragique de l’existence humaine, la révolte s’adosse à un projet de subversion, de déconstruction, ou bien de destruction, comme les totalitarismes qui ont cherché à saper tous les fondements anthropologiques des sociétés humaines pour fabriquer de toutes pièces un homme nouveau, libéré des entraves du passé.

Faut-il dès lors renoncer à tout changement, se résigner au statu quo ?

Il ne s’agit pas de renoncer au changement, mais d’être sceptique quant à l’idée d’un Progrès absolu et illimité. Il faut renoncer à parler du Progrès avec majuscule et parler de progrès au pluriel et avec minuscule, en se demandant toujours : « progrès pour quoi ? ».

En outre, il y a une dimension plus fondamentale, qu’on peut appeler l’ordre du monde. L’indignation de Camus, dans son fameux discours de Suède (« empêcher que le monde se défasse »), porte sur le sentiment d’une désagrégation de l’ordre. Il appelle à réagir face à un mouvement tendant à le défaire. Cet appel, il ne tient qu’à nous d’y répondre ! Camus lui-même ajoutait dans une conférence prononcée à Stockholm quelques jours plus tard : soyons ces « contre-Alexandre » qui renouent le nœud qui a été tranché.

Bien sûr, la notion même d’ordre ne va pas de soi et peut prêter à malentendu. J’entends par là ce qui tient les choses ensemble, quelque chose qui est à la fois solide et vulnérable, fragile, mortel, un lien invisible et énigmatique qui sous-tend la nature, une société humaine, mais aussi un psychisme. Ce n’est donc pas un ordre rationnel qui serait imposé aux choses avec violence.

L’esprit conservateur ainsi compris, comme le souci de ce qui tient ensemble le monde de manière invisible, rejoint paradoxalement une certaine sensibilité libertaire, évidente aussi chez Camus. « Le jour où la révolution césarienne a fait fi de la pensée libertaire et syndicaliste, la pensée révolutionnaire a perdu un contrepoids dont elle ne peut, sans déchoir, se priver », écrit-il avant de déplorer que la Révolution française n’ait « écrasé à jamais la cellule professionnelle et l’autonomie communale » qui permettaient de réaliser, d’après lui, « l’approximation d’une société juste ». Autrement dit, il n’y a pas de société idéale, il n’y a que des « approximations ».

Le problème tient aussi à la difficulté d’articuler, d’une part, une confiance dans la nature humaine qui suppose elle-même ce que j’ai appelé une « bonté foncière » du monde créé et, d’autre part, une conscience de la réalité du Mal, compris comme autre chose qu’un dysfonctionnement dans un fonctionnement supposé harmonieux. Il me semble que, globalement, le christianisme — ou un certain christianisme — est la seule doctrine capable de tenir ensemble ces deux exigences.

Le citoyen devient de plus en plus un ayant-droit réclamant son dû à l’État. La notion de Bien commun, dont la quête est censée fonder toute vie civique vigoureuse, n’est-elle pas condamnée à disparaître dans la société des individus ?

Comment, en effet, dans une société purement individualiste (c’est-à-dire atomisée), concevoir un monde commun, comment concevoir une vie civique et une politique qui soit autre chose qu’une simple gestion ? Comme dans certaines fables de Chesterton, ce qui était jadis familier et évident devient quasiment exotique, même si, du même coup, cela peut être redécouvert comme quelque chose de neuf et d’attirant.

Il y a lieu aussi de redécouvrir une autre idée fort discréditée : l’autorité. Elle n’est pas seulement menacée dans les faits, mais est devenue incompréhensible comme notion parce qu’assimilée à celle de violence. Dans La crise de la culture, Hannah Arendt montre bien que l’autoritarisme est une dégradation de l’expérience première de l’autorité, qui repose elle sur une forme de consentement, et est donc fragile.

L’éducation, dans la famille et à l’école, inscrit l’enfant dans un monde plus vieux que lui. Dès lors, cet enfant n’accède pas à l’âge adulte comme une feuille blanche sur laquelle il écrirait à l’envi. L’idéal des Lumières selon lequel l’homme ne réalisera sa liberté qu’une fois affranchi des influences sociales et donc des préjugés pose problème et il est lui-même un préjugé. Le préjugé est une forme de sagesse commune. Il suppose une antériorité, un déjà-là que nous ne faisons que recevoir, impliquant un certain sens du devoir, loin de la notion de droit qui a pris aujourd’hui une extension exorbitante. Reconstruire une école de la transmission serait ainsi la première mesure à mettre en place.

Cette déconstruction d’une école de la transmission, qui reliait l’homme à un héritage partagé, serait donc l’aboutissement d’un long processus consubstantiel au projet de la Modernité ?

Ce long processus qui a eu sa grandeur a, de différentes façons, débouché sur un nihilisme que nous devons chercher à dépasser. Est nihiliste toute entreprise n’ayant pas de contenu, se résumant en un pur et simple fonctionnement n’admettant nullement la dimension d’une vérité substantielle ou d’un sens transcendant. On en vient ainsi à penser que l’âme humaine et ses affects ne peuvent relever que d’un dysfonctionnement, d’où le besoin de psychologues pour pallier cela.

Dans ma réflexion sur la notion d’ordre, j’en suis venu à distinguer deux choses : l’idée que « ça fonctionne » et l’idée que « ça marche ». Le nihilisme de notre temps est un rationalisme consistant à penser que tout devrait bien fonctionner, que tout devrait être bien agencé comme dans une machine, et qu’il faut éliminer tout dysfonctionnement. Mais il y a aussi ce phénomène positif et énigmatique : dans la société, ou dans un psychisme humain, « ça marche », souvent autrement qu’en raison d’une organisation rationnelle, et parce qu’est à l’œuvre un désir de vivre. C’est en cela que l’esprit libertaire rejoint l’esprit conservateur.

Les sciences sociales ne se sont-elles pas justement arrogées la noble tâche de tenter d’expliquer l’incommensurable ?

Je ne sais pas si elles veulent expliquer l’incommensurable, mais pour une large partie d’entre elles, elles voudraient réduire les contenus explicites des croyances humaines à telle ou telle fonction sociale ou psychologique. Dans la revue du MAUSS, j’avais écrit un article intitulé « croire ce que l’on croit », reprenant un mot de Péguy. Je réagissais aux interprétations sociologiques de la religion consistant à dire qu’elle s’explique par sa fonction sociale. Cela conduit facilement à l’idée que peu importe en somme si Dieu existe ou s’il n’existe pas, l’important est qu’on fasse semblant de croire pour que la société garde sa cohésion. Cette idée me choque profondément, car elle dépossède les hommes du contenu de leurs propres dires et entraîne une déréalisation générale. Cela va de pair aussi avec l’idée que tout est interchangeable pourvu que cela remplisse une « fonction » donnée.

Je souscris à la critique de ce que Péguy appelait « modernisme », une tournure d’esprit où les contenus explicites de la foi ou de n’importe quelle conviction humaine sont envisagés comme inessentiels, le théoricien démasquant ce qui serait ses contenus véritables. C’est une négation de la transcendance, c’est-à-dire du rapport d’une parole ou d’une conscience à une dimension qui la précède et la dépasse et à laquelle elle peut avoir accès.

Cela a une portée générale. Ainsi, il y a une transcendance de la vérité par rapport au lieu où elle s’énonce. Or, dans les débats publics, on cherche presque immanquablement à réduire le contenu d’un propos au positionnement réel ou supposé de son auteur. La démarche soupçonneuse interroge : « D’où parle-t-il ? » au lieu de se demander : « Ce qu’il dit est-il vrai ? ».

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