mercredi 8 février 2023

Rémi Brague : « l’islamisme est bel et bien “un islam” »

Rémi Brague est membre de l’institut de France, normalien, agrégé de philosophie et professeur émérite de philosophie à l’université Panthéon-sorbonne. À l’occasion de la sortie de son ouvrage le plus récent, Sur l’islam, Le Figaro s’est entretenu avec le professeur Brague.

— La plupart du temps, le débat contemporain sur l’islam distingue islam et islamisme, comme si beaucoup d’observateurs ou de chercheurs s’interdisaient de procéder à l’examen critique des textes. Votre livre, au contraire, scrute les textes et refuse d’établir une frontière entre islam et islamisme. Pourquoi ce choix ?

Rémi BRAGUE. — « Islamisme » était au XIXe siècle une façon anodine de désigner ce que nous appelons maintenant « islam ». C’était un « -isme » de plus à côté du judaïsme, du christianisme, et même de l’hindouisme, mot qui n’a aucun sens pour un hindou. « Islam » est un meilleur mot, parce que c’est celui que les musulmans utilisent, à la différence, par exemple, de « mahométisme », qui est choquant pour eux. Pour moi, ce que nous appelons maintenant « islamisme » n’est pas « l’islam », tout l’islam. Le français a la chance d’avoir deux articles, défini et indéfini. Je dis donc, en revanche, que l’islamisme est bel et bien « un islam ». Et un islam que je n’ai aucune raison de rejeter au-dehors. Qui serais-je, d’ailleurs, pour me permettre de l’exclure ? Ses partisans se considèrent eux-mêmes comme de bons musulmans, voire comme de meilleurs musulmans que les autres, qu’ils accusent d’une tiédeur capitularde. Et leur islam ressemble beaucoup à celui que pratiquait Mahomet lui-même, tel que nous le présente la biographie la plus ancienne que nous possédons de lui. C’est en tout cas ce que les gens du prétendu « État islamique en Irak et en Syrie » (Daech) ne manquaient pas de rétorquer aux critiques qui leur venaient d’al-Azhar et d’ailleurs. Il fallait donc regarder du plus près possible les textes faisant autorité auxquels se sont référés les musulmans à travers les siècles.

— Vous avez choisi d’ouvrir votre livre par un chapitre consacré au terme « islamophobie ». En quoi ce terme alimente-t-il la confusion ?

— Je dois bien avouer m’être un peu « lâché » dans ledit chapitre inaugural, voire m’y être soulagé. L’usage répétitif du mot « islamophobie » a en effet le don de m’exaspérer. Il permet de tout mélanger, alors que les philosophes aiment distinguer : confondre la religion avec ceux qui la professent, confondre le système dogmatique et juridique de cette religion avec la civilisation qu’il a marquée, voire dominée, mettre dans le même sac (en l’occurrence une poubelle) le racisme bête (si j’ose ce pléonasme) envers les immigrés et l’étude historico-critique des textes sacrés sur lesquels repose la religion, etc. Il interdit tout dialogue, puisqu’une « phobie » est toujours une forme de dérangement mental, et l’on ne perd pas son temps à discuter avec un aliéné. Enfin, le brandir comme une arme, ce que l’on fait le plus souvent, témoigne d’une mentalité paternaliste, quasiment néocolonialiste. On sous-entend que les musulmans seraient trop bêtes ou trop « princesse au petit pois » pour accepter un regard ne serait-ce qu’un peu distant sur leur religion.

— Vous-même vous expliquez, en préambule, que vous avez longtemps eu une connaissance très superficielle de l’islam teintée de lieux communs et de préjugés bienveillants. Quels sont les préjugés que vous avez dû déconstruire ?

— Effectivement, ce qu’on nous enseignait à Langues’O, où l’enseignant était d’ailleurs parfaitement compétent, était la façon traditionnelle de présenter l’islam et d’en raconter les débuts. Et si j’y étais entré avec l’intention d’y apprendre un peu d’arabe, c’était essentiellement pour lire un juif, Maïmonide, qui avait écrit son chef-d’œuvre en cette langue. Et ensuite, un peu par hasard, j’ai été amené à enseigner à la Sorbonne sur les philosophes d’expression arabe et de tradition aristotélicienne, ceux qu’on appelle les falâsifa. Donc, je n’avais pas du tout l’intention de devenir islamologue. C’est le contact de mes étudiants, qui étaient à peu près tous musulmans, qui m’a poussé à me documenter un peu plus sérieusement. D’où trente ans de travail.

Je n’aime pas trop le mot « préjugé », que l’on comprend la plupart du temps comme négatif, au sens de « préventions ». C’est pourquoi j’ai dû le qualifier en ajoutant l’adjectif « bienveillant ». Disons que je voyais dans l’islam une sorte de christianisme avec deux ou trois choses en plus, deux ou trois choses en moins. Ou en tout cas une « religion d’Abraham », dans le pire des cas une « hérésie chrétienne ». Or, j’ai peu à peu pris conscience de ce que l’islam est radicalement différent des deux religions bibliques. Je voudrais justement aider à comprendre l’islam tel qu’il se comprend lui-même, et cesser de le voir à travers les lunettes chrétiennes que nous chaussons tous sans le savoir, du pratiquant le plus pieux au bouffeur de curés le plus enragé… Pour ce faire, il était sensé de se concentrer sur les siècles pendant lesquels l’islam était à l’abri des contaminations venues de la chrétienté, donc sur ce que nous appelons « Moyen Âge » avec une nuance un peu condescendante. Cette période, l’islam la considère au contraire comme son apogée. Et les musulmans d’aujourd’hui, de toutes tendances, ne cessent de s’y référer, de rééditer les œuvres d’auteurs des siècles IXe à XIIIe, sans parler, bien entendu, de la lecture du Coran et de la mémorisation des hadiths.

— Au-delà de la théorie islamique, il y a la pratique de l’islam qui peut être très différente selon les individus. L’étude des pratiques n’est-elle finalement pas tout aussi éclairante pour comprendre les musulmans dans leur diversité que l’étude approfondie des textes. Que répondez-vous à ceux qui estiment que la focalisation sur certains versets du Coran conduit à une forme d’« essentialisation » des musulmans ? 

— Je leur répondrai, car je m’attends à ce genre d’objection, que je ne parle nullement des musulmans, nullement de ce qu’ils font, mais uniquement de ce qui fait qu’ils le sont. Pour comprendre les musulmans dans leur diversité, l’étude des pratiques n’est pas seulement tout aussi éclairante que l’étude des textes, elle l’est même beaucoup plus, ne serait-ce que par ce que la grande majorité des musulmans pratiquants ne connaît pas grand-chose du Coran : souvent les sourates I et CXII, guère plus, et quelques hadiths. Quant à la connaissance de leur propre religion, d’ailleurs, bien des chrétiens sont logés à la même enseigne… Sur l’islam vécu dans tel ou tel coin du monde islamisé, nous disposons de beaucoup de monographies en style ethnographique, dont certaines sont des classiques. Seulement, ce n’était pas mon sujet. Pas question donc d’essentialiser les musulmans de chair et d’os, formule d’ailleurs bouffonne. En revanche, il s’agissait de chercher quelque chose comme l’essence de l’islam, de la même façon que l’on a cherché l’essence du christianisme (Feuerbach, Harnack) ou l’essence du judaïsme (Leo Baeck). Se focaliser sur certains versets du Coran est plus ou moins légitime. On y trouve à peu près tout et le contraire de tout. Mais on ne peut pas citer les versets à la carte, suivant ses intentions ou ses interlocuteurs. Il faut tenir compte de la théorie de l’abrogation, qui stipule que, de deux versets dont les injonctions se contredisent, c’est celui qui est censé avoir été révélé plus tard qui l’emporte sur un ou des verset(s) antérieur(s).

— L’une des thèses de votre livre est que l’islam n’est pas une religion au sens où nous l’entendons. Qu’entendez-vous par-là ? En quoi l’islam se distingue-t-il du christianisme ou du judaïsme ?

— Notre représentation de ce que doit être une religion est profondément marquée par le christianisme qui est ou fut la religion normative de l’occident catholique et de l’orient orthodoxe. Pour nous, il existe des pratiques qui sont religieuses : la prière, le sacrifice, le jeûne, le pèlerinage, les sacrements ; et à côté des pratiques profanes comme manger, faire sa toilette, s’habiller. Pour l’islam, et c’est ce que nous avons bien du mal à comprendre, ne pas manger certaines viandes, ne pas se raser la barbe, porter certains vêtements, peut faire partie intégrante de la religion. Demander aux musulmans de renoncer à certaines pratiques tout en prétendant respecter leur religion, c’est un marché de dupe pour les deux parties contractantes.

— Beaucoup affirment que l’islam ne distingue pas le religieux du politique. Selon vous, ce qui n’est pas distingué dans l’islam, c’est l’ensemble des normes qui règlent la vie humaine, la politique n’étant finalement qu’une petite partie du système de normes…

— C’est en effet une idée répandue, et que l’on trouve chez les plus grands esprits. Elle n’est pas totalement fausse, mais elle est partielle. La politique n’est qu’une espèce du genre « gouvernement », à savoir l’art de gouverner la cité. Mais il y a aussi l’art de se gouverner soi-même comme individu, ce que nous appelons « éthique » ; il y a l’art de gouverner la maisonnée, les rapports entre époux, de parents à enfants, de dirigeants à subordonnés, ce que les Anciens et les médiévaux appelaient « économie » le mot a changé de sens avec la modernité. L’islam revendique la totalité de ces dimensions du « gouvernement » et il prétend tenir de Dieu la bonne façon de le faire.

— Le fait que l’islam n’ait pas de magistère reconnu et que le Coran soit considéré comme la parole directe de Dieu complique-t-il l’équation ?

— En effet, l’islam considère que le Coran a été dicté par Dieu, par l’intermédiaire d’un ange, au Prophète qui l’a restitué sans y apporter quelque ajout et sans en retrancher quoi que ce soit. Ce sont là deux faces d’un seul et même fait. C’est parce que l’islam croit que le Coran a été dicté par Dieu qu’il n’a pas besoin d’un magistère.

— Votre livre aborde la question des apports de la civilisation islamique à la culture européenne ? Quels sont-ils ?

—  Loin de moi l’intention de nier que cette civilisation n’ait rien produit, ou que la culture européenne ne lui ait rien pris. C’est le contraire qui est vrai. Pour le philosophe que je suis, il est clair que Thomas d’Aquin a utilisé les commentaires d’Averroès sur Aristote, même s’il a critiqué l’explication qu’il donnait du rôle de l’intellect — qui est un des points les plus obscurs du Traité de l’âme, d’Aristote. Il est clair aussi que Duns Scot a emprunté à Avicenne, et il a soin de le clamer, les conceptions de base de sa doctrine de l’être. Un historien des mathématiques (dont l’astronomie faisait alors partie) vous dirait mieux que moi ce que des Européens comme Gerbert d’Aurillac, qui devait devenir le pape Sylvestre II, ou Fibonacci, voire Copernic, ont appris de musulmans. Un historien de la médecine vous rappellerait que les œuvres de Rhazès et d’Avicenne, encore lui, ont été des manuels utilisés jusqu’au XVIIe siècle. Dans d’autres domaines, les choses sont moins sûres. Par exemple, l’influence de certains thèmes de la poésie arabe sur la conception de l’amour courtois chez les troubadours est probable, mais non encore incontestable. Je ne conteste donc pas les faits, qui sont évidents. Ce que je n’aime pas, en revanche, c’est l’emploi de certains termes. À commencer par le vôtre, les « apports ». Personne n’a apporté quoi que ce soit comme un livreur de pizzas. Ce sont bien plutôt les récepteurs qui ont pris ce dont ils sentaient le besoin. Cela va parfois jusqu’au ridicule, comme chez cette historienne, d’ailleurs fort estimable par ailleurs, que je cite, et qui écrivait sans rire que l’Espagne musulmane (al-Andalous) avait « généreusement donné de soi-même aux autres ». Quel pélican ! J’aime encore moins le vocabulaire de la « dette », qui n’a de sens que lorsque le créancier se prive momentanément de ce qu’il prête au débiteur. Or les choses de l’esprit ne subissent aucune déperdition quand elles sont transmises. Et le comble est atteint quand l’objet supposé donné n’est rien de moins que la « rationalité », laquelle est censée voyager comme une valise…

— Vous expliquez que l’islam est un code rigide et, à vous lire, on comprend qu’une partie de la loi islamique est incompatible avec la culture, les mœurs, et même une partie des lois des sociétés européennes. Dans ce contexte, comment intégrer les millions de musulmans qui vivent en Europe ?


J’éviterais pour ma part l’adjectif « rigide », qui sonne péjoratif, et le remplacerais volontiers par « précis » ou « rigoureux ». Ce qui est incompatible avec la culture européenne et, par conséquence indirecte, avec les lois n’est pas tellement une partie de la loi islamique. Celle-ci est d’ailleurs variée, selon les quatre écoles du sunnisme, plus le chiisme. Ce qui fait vraiment problème, à mon sens, est déjà la question de l’origine même des normes. Pour la tradition juridique européenne, les lois se fondent sur la raison humaine, certes éclairée par la conscience, que les croyants considèrent comme la voix de Dieu. Pour l’islam, le seul législateur légitime est Dieu, tel qu’il parle dans Son Livre.

Votre dernière question n’est guère de mon ressort et relève plutôt de la politique. Beaucoup de choses dépendent de la façon dont les musulmans se situent par rapport à leur propre islam.

Sur l’islam
par Rémi Brague,
publié le 9 février 2023,
chez Gallimard,
à Paris,
400 pp.
ISBN-10 : 2 072 855 500
ISBN-13 : 978-2072855504

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