Daisy Christodoulou (ci-contre) est l’auteur d’un succès de librairie au Royaume-Uni qui démonte les mythes pédagogistes à propos de l’éducation. Elle y dénonce notamment le préjugé progressiste selon lequel la connaissance serait devenue désuète.
Un des plumes prestigieuses dans le domaine de l’éducation du Guardian, temple journalistique du progressisme britannique, écrivait à son sujet : « Lorsque Les Sept Mythes à propos de l’éducation de Daisy Christodoulou est sorti en livre numérique l’année dernière, je ne l’ai pas lu. Juste une pleurnicherie de droite, me suis-je dit, qui nous dirait que les écoles devraient revenir aux années 1950, qu’il ne faut qu’enseigner des faits, de la grammaire, des tables de multiplication. J’avais déjà entendu tout cela. Comme tant d’autres de ces diatribes, on en parlerait beaucoup dans le Telegraph et le Daily Mail, alors que les autres médias l’ignoreraient. Mais le livre est devenu l’un des plus commentés dans le domaine de l’éducation depuis 20 ans. Il a suscité autant de louanges que de colères.
Alors qu’est-ce qui est différent avec Christodoulou ? Tout d’abord, elle est jeune : à peine 30 ans, avec seulement quatre ans d’expérience comme enseignante au secondaire. Deuxièmement, sa prose est lucide, vigoureuse et dépourvue de jargon. Troisièmement, elle présente ses arguments avec passion, elle écrit avec la minutie d’un médecin légiste, se fondant non sur l’anecdote et sur l’affirmation, mais sur des preuves (ou du moins ce qu’elle présente comme des preuves), tirées des dernières recherches en sciences cognitives scrupuleusement sourcées. Quatrièmement, elle se concentre sur la pédagogie en classe et non sur des arguments concernant les ressources ou la gestion des écoles. “Nous nous préoccupons trop peu de la teneur réelle des leçons : ce qui sera enseigné et comment cela est enseigné,” écrit-elle.
Surtout, elle vise directement les vaches les plus sacrées auxquelles même les ministres [Note du carnet : prétendument] conservateurs paient parfois tribut. La prétention que l’on peut enseigner des “compétences transférables”, que le XXIe siècle change tout et que “l’enseignement dirigé par un enseignant est passif” — des mythes que tout cela, dit-elle. [...] Elle ose critiquer John Dewey, un incontournable de la formation donnée aux enseignants, pour son style abscons et elle réprimande Charles Dickens qui a créé avec son Thomas Gradgrind et sa fille dans Les Temps difficiles le mythe qu’enseigner des faits aux jeunes enfants engendre des attardés émotionnels. »
Entretien que Daisy Christodoulou a accordé au FigaroVox :
LE FIGAROVOX — Vous avez écrit un livre intitulé Sept Mythes sur l’éducation aujourd’hui. Quel est selon vous le mythe le plus persistant de l’éducation contemporaine ?
DAISY CHRISTODOULOU — Le plus grand mythe contemporain à propos de l’éducation, c’est l’idée que la connaissance n’a plus d’importance. On dit désormais que le savoir-faire a plus d’importance que les savoirs, puisque de toute façon les enfants n’ont pas besoin de savoir des choses qu’ils peuvent à tout instant chercher sur leur téléphone intelligent.
Le plus grand mythe contemporain à propos de l’éducation, c’est l’idée que la connaissance n’a plus d’importance.
Toutes ces justifications de l’abandon de la connaissance sont fausses, parce qu’elles nient la manière dont le cerveau humain fonctionne. La science n’est pas du côté des pédagogues progressistes. La recherche menée ces cinquante dernières années par la psychologie cognitive montre bien combien nous dépendons du savoir stocké dans la mémoire longue pour tous nos procédés mentaux. Au contraire, la « mémoire de travail », celle dont nous nous servons pour aborder l’information nouvelle et l’environnement immédiat, est très limitée. C’est pourquoi il est très important de savoir « par cœur » des choses, même si elles n’ont pas une utilité immédiate. Ainsi, même si tout le monde dispose désormais de calculatrices, il est indispensable de connaitre ses tables de multiplication par cœur. Car après vous serez capable de résoudre des problèmes plus complexes sans avoir à utiliser l’espace limité et précieux de la mémoire de travail pour calculer les tables de multiplication.
Cette vérité se vérifie dans d’autres domaines. Pour saisir le sens d’un nouveau fait historique, il faut avoir en tête un canevas de dates historiques enregistré dans la mémoire longue. La recherche sur les joueurs d’échecs a montré que, plus ils retenaient en mémoire les positions précédentes dans leur mémoire longue, meilleurs ils étaient. Plus vous avez de faits enregistrés dans votre mémoire longue, mieux vous êtes à même de comprendre rapidement les nouvelles informations, et de résoudre efficacement les problèmes de la vie quotidienne. Nous adultes, nous oublions à quel point nous sommes dépendants du savoir, et nous surestimons le savoir dont les enfants disposeraient a priori.
Des chercheurs ont même montré que « la mémoire longue était le socle de l’intelligence humaine », et ont défini le fait d’apprendre comme « une transformation de la mémoire longue ». Ainsi le prix Nobel Herbert Simon, affirme que « dans chaque domaine exploré par l’esprit humain, un savoir considérable est nécessaire comme préalable à toute pratique d’expert ». Il y a un fossé entre ces études scientifiques et le statut octroyé au savoir dans les hautes sphères de l’éducation, qui dénigre en permanence l’importance du savoir et de la mémoire.
— The Economist écrivait au sujet de la réforme du collège en France « l’approche traditionnelle française, de la classe assise en rangs d’oignons est absolument inadaptée à la nature changeante de l’emploi dans l’économie du savoir ». Qu’en pensez-vous ?
— C’est un point de vue asséné sans preuve. Rappelons encore une fois l’importance de la mémoire longue, et la faiblesse de la mémoire de travail. Qu’importe l’économie et le monde dans lesquels nous vivons, nous devons prendre en compte la manière dont nos cerveaux fonctionnent. Que nous formions des élèves à travailler dans la finance internationale ou à labourer des champs, à aimer la littérature ou à changer le monde, nous devons admettre que la mémoire de travail est limitée. Si nous tenons compte de cela, l’approche traditionnelle est pleine d’avantages. Une instruction menée par le professeur est régulièrement recommandée dans les analyses sur les techniques d’éducation. L’explication, l’instruction donnée par le maître permettent de segmenter le contenu, de façon à ce qu’il soit assimilable dans les limites de la mémoire de travail. Les élèves concentrent leur attention sur la bonne chose. Le problème avec les approches qui mettent l’enfant au centre de l’apprentissage, c’est que les enfants sont vite désorientés, ne comprennent pas les concepts fondamentaux et perdent du temps dans des digressions secondaires. Ce n’est pas un préjugé : étude après étude, on se rend compte des bienfaits d’une approche qui met le maître au centre du dispositif d’apprentissage.
— Faut-il adapter l’éducation à l’économie ?
— Le marché du travail est en train d’évoluer, c’est une évidence. Le nombre de métiers non manuels augmente dans l’économie du savoir. Mais les compétences les plus recherchées sont toujours le fait de savoir lire, écrire et compter. Ce ne sont pas des compétences nouvelles : l’alphabet et les chiffres sont là depuis longtemps, et nous connaissons très bien la meilleure façon de les enseigner. Ce qui est nouveau, c’est que de plus en plus de gens auront besoin de ces compétences essentielles, et qu’il y aura de moins en moins d’avenir économique pour les analphabètes. C’est pourquoi nous devons désormais faire en sorte que tout le monde ait accès à une éducation qui était auparavant réservée à une élite. Il ne faut pas redéfinir une éducation pour le XXIe siècle, mais tenter de généraliser une éducation autrefois élitiste à tous.
— Une des mesures phares de la réforme du collège en France est de mettre en place davantage d’« interdisciplinarité », qui impliquera des « projets » et des « activités » de la part des élèves. Est-ce une façon de fabriquer de meilleurs élèves ?
— Pas du tout. Le problème de l’interdisciplinarité, c’est qu’elle confond les objectifs et les méthodes. L’objectif de l’éducation, c’est de donner les moyens à l’élève d’appréhender le monde dans sa globalité : l’interdisciplinarité est la fin de l’éducation, pas sa méthode. Faire des « projets » sans fin, ce n’est pas une bonne manière d’enseigner, parce qu’ils impliquent trop d’informations, qui surchargent et saturent la mémoire de travail. Au contraire, enseigner des sujets permet de décomposer des savoirs complexes dont nous avons besoin pour les enseigner de façon systématique. Je me souviens avoir enseigné un projet interdisciplinaire sur l’histoire du football à des élèves de collège [secondaire I à IV]. L’objectif était de combiner histoire, géographie et langue anglaise en un seul projet. Mais le problème c’est que les élèves avaient déjà besoin d’avoir des savoirs dans ces disciplines qu’ils n’avaient pas, et qu’on se refusait à leur enseigner, car l’objectif des leçons était toujours l’« activité » et pas l’acquisition et la consolidation du savoir. Avec les projets interdisciplinaires, le savoir disciplinaire devient l’angle mort de l’éducation. On fait des « projets » sur la réorganisation de la bibliothèque de l’école, des thématiques comme le « voyage » ou l’« identité » où le résultat est un carnet de dessins. Mais avec de telles méthodes, comment être sûrs que les élèves soient capables de construire une phrase ?
Sur le papier, les « projets » peuvent paraître une bonne idée, une façon moderne de préparer les élèves aux problèmes qu’ils rencontreront dans la vie quotidienne. Mais il s’agit d’une erreur logique. Là aussi, la science nous enseigne qu’apprendre une discipline requiert une méthode différente de pratiquer cette discipline.
Le problème des « activités », c’est qu’elles conduisent les élèves à être distrait de l’essentiel. Si on est d’accord pour comprendre l’apprentissage comme une transformation de la mémoire longue, alors la question essentielle devient : comment apprendre aux élèves à mémoriser des informations ? Là aussi, il existe une évidence : nous nous souvenons de ce à quoi nous pensons. De ce point de vue, les activités populaires et les projets ont peu d’intérêt. Par exemple, au Royaume-Uni, les inspecteurs d’académie ont conçu une leçon de langue anglaise où l’on invitait les élèves à faire des marionnettes de Roméo et Juliette. C’est très bien si vous voulez apprendre aux élèves à faire des marionnettes. Mais si vous voulez leur apprendre l’anglais, c’est moins efficace, car les élèves passeront leur temps à penser aux mécanismes qui font agir les marionnettes, pas à l’intrigue ou au langage de la pièce. Cela peut paraître un exemple extrême, mais une fois que vous commencez à privilégier les activités sur le savoir, c’est ce qui risque d’arriver.
— Est-ce à dire qu’il faille revenir à une école « à l’ancienne » ?
— Que signifie « à l’ancienne » ? Rousseau et Dewey ont écrit leurs thèses pédagogistes il y a longtemps, et je ne défendrai pas pour autant leurs idées ! En Angleterre, l’école « à l’ancienne » était loin d’être parfaite. Nous devons évidemment faire en sorte que tous les élèves apprennent, et pas seulement une minorité élitiste. Nous devons essayer de nous améliorer, de faire mieux, et de réformer si nécessaire. Mais les améliorations proposées doivent l’être sur la base d’une recherche sérieuse et actualisée sur la façon dont nous apprenons, et pas sur des présupposés idéologiques ou des clichés de consultant en gestion à propos de prétendus changements qu’impliquerait le XXIe siècle. Pour moi, tout le drame de l’éducation contemporaine, c’est qu’il existe une recherche scientifique extrêmement riche sur la manière d’apprendre qui n’est ni connue ni appliquée dans l’éducation.
Sources : Figaro Vox, Guardian, carnet de Daisy Christodoulou
Seven Myths About Education
de Daisy Christodoulou
paru le 27 février 2014
aux éditions Routledge
ISBN-10 : 0415746825
ISBN-13 : 978-0415746823
Un des plumes prestigieuses dans le domaine de l’éducation du Guardian, temple journalistique du progressisme britannique, écrivait à son sujet : « Lorsque Les Sept Mythes à propos de l’éducation de Daisy Christodoulou est sorti en livre numérique l’année dernière, je ne l’ai pas lu. Juste une pleurnicherie de droite, me suis-je dit, qui nous dirait que les écoles devraient revenir aux années 1950, qu’il ne faut qu’enseigner des faits, de la grammaire, des tables de multiplication. J’avais déjà entendu tout cela. Comme tant d’autres de ces diatribes, on en parlerait beaucoup dans le Telegraph et le Daily Mail, alors que les autres médias l’ignoreraient. Mais le livre est devenu l’un des plus commentés dans le domaine de l’éducation depuis 20 ans. Il a suscité autant de louanges que de colères.
Alors qu’est-ce qui est différent avec Christodoulou ? Tout d’abord, elle est jeune : à peine 30 ans, avec seulement quatre ans d’expérience comme enseignante au secondaire. Deuxièmement, sa prose est lucide, vigoureuse et dépourvue de jargon. Troisièmement, elle présente ses arguments avec passion, elle écrit avec la minutie d’un médecin légiste, se fondant non sur l’anecdote et sur l’affirmation, mais sur des preuves (ou du moins ce qu’elle présente comme des preuves), tirées des dernières recherches en sciences cognitives scrupuleusement sourcées. Quatrièmement, elle se concentre sur la pédagogie en classe et non sur des arguments concernant les ressources ou la gestion des écoles. “Nous nous préoccupons trop peu de la teneur réelle des leçons : ce qui sera enseigné et comment cela est enseigné,” écrit-elle.
Surtout, elle vise directement les vaches les plus sacrées auxquelles même les ministres [Note du carnet : prétendument] conservateurs paient parfois tribut. La prétention que l’on peut enseigner des “compétences transférables”, que le XXIe siècle change tout et que “l’enseignement dirigé par un enseignant est passif” — des mythes que tout cela, dit-elle. [...] Elle ose critiquer John Dewey, un incontournable de la formation donnée aux enseignants, pour son style abscons et elle réprimande Charles Dickens qui a créé avec son Thomas Gradgrind et sa fille dans Les Temps difficiles le mythe qu’enseigner des faits aux jeunes enfants engendre des attardés émotionnels. »
Entretien que Daisy Christodoulou a accordé au FigaroVox :
LE FIGAROVOX — Vous avez écrit un livre intitulé Sept Mythes sur l’éducation aujourd’hui. Quel est selon vous le mythe le plus persistant de l’éducation contemporaine ?
DAISY CHRISTODOULOU — Le plus grand mythe contemporain à propos de l’éducation, c’est l’idée que la connaissance n’a plus d’importance. On dit désormais que le savoir-faire a plus d’importance que les savoirs, puisque de toute façon les enfants n’ont pas besoin de savoir des choses qu’ils peuvent à tout instant chercher sur leur téléphone intelligent.
Le plus grand mythe contemporain à propos de l’éducation, c’est l’idée que la connaissance n’a plus d’importance.
Toutes ces justifications de l’abandon de la connaissance sont fausses, parce qu’elles nient la manière dont le cerveau humain fonctionne. La science n’est pas du côté des pédagogues progressistes. La recherche menée ces cinquante dernières années par la psychologie cognitive montre bien combien nous dépendons du savoir stocké dans la mémoire longue pour tous nos procédés mentaux. Au contraire, la « mémoire de travail », celle dont nous nous servons pour aborder l’information nouvelle et l’environnement immédiat, est très limitée. C’est pourquoi il est très important de savoir « par cœur » des choses, même si elles n’ont pas une utilité immédiate. Ainsi, même si tout le monde dispose désormais de calculatrices, il est indispensable de connaitre ses tables de multiplication par cœur. Car après vous serez capable de résoudre des problèmes plus complexes sans avoir à utiliser l’espace limité et précieux de la mémoire de travail pour calculer les tables de multiplication.
Cette vérité se vérifie dans d’autres domaines. Pour saisir le sens d’un nouveau fait historique, il faut avoir en tête un canevas de dates historiques enregistré dans la mémoire longue. La recherche sur les joueurs d’échecs a montré que, plus ils retenaient en mémoire les positions précédentes dans leur mémoire longue, meilleurs ils étaient. Plus vous avez de faits enregistrés dans votre mémoire longue, mieux vous êtes à même de comprendre rapidement les nouvelles informations, et de résoudre efficacement les problèmes de la vie quotidienne. Nous adultes, nous oublions à quel point nous sommes dépendants du savoir, et nous surestimons le savoir dont les enfants disposeraient a priori.
Des chercheurs ont même montré que « la mémoire longue était le socle de l’intelligence humaine », et ont défini le fait d’apprendre comme « une transformation de la mémoire longue ». Ainsi le prix Nobel Herbert Simon, affirme que « dans chaque domaine exploré par l’esprit humain, un savoir considérable est nécessaire comme préalable à toute pratique d’expert ». Il y a un fossé entre ces études scientifiques et le statut octroyé au savoir dans les hautes sphères de l’éducation, qui dénigre en permanence l’importance du savoir et de la mémoire.
— The Economist écrivait au sujet de la réforme du collège en France « l’approche traditionnelle française, de la classe assise en rangs d’oignons est absolument inadaptée à la nature changeante de l’emploi dans l’économie du savoir ». Qu’en pensez-vous ?
— C’est un point de vue asséné sans preuve. Rappelons encore une fois l’importance de la mémoire longue, et la faiblesse de la mémoire de travail. Qu’importe l’économie et le monde dans lesquels nous vivons, nous devons prendre en compte la manière dont nos cerveaux fonctionnent. Que nous formions des élèves à travailler dans la finance internationale ou à labourer des champs, à aimer la littérature ou à changer le monde, nous devons admettre que la mémoire de travail est limitée. Si nous tenons compte de cela, l’approche traditionnelle est pleine d’avantages. Une instruction menée par le professeur est régulièrement recommandée dans les analyses sur les techniques d’éducation. L’explication, l’instruction donnée par le maître permettent de segmenter le contenu, de façon à ce qu’il soit assimilable dans les limites de la mémoire de travail. Les élèves concentrent leur attention sur la bonne chose. Le problème avec les approches qui mettent l’enfant au centre de l’apprentissage, c’est que les enfants sont vite désorientés, ne comprennent pas les concepts fondamentaux et perdent du temps dans des digressions secondaires. Ce n’est pas un préjugé : étude après étude, on se rend compte des bienfaits d’une approche qui met le maître au centre du dispositif d’apprentissage.
— Faut-il adapter l’éducation à l’économie ?
— Le marché du travail est en train d’évoluer, c’est une évidence. Le nombre de métiers non manuels augmente dans l’économie du savoir. Mais les compétences les plus recherchées sont toujours le fait de savoir lire, écrire et compter. Ce ne sont pas des compétences nouvelles : l’alphabet et les chiffres sont là depuis longtemps, et nous connaissons très bien la meilleure façon de les enseigner. Ce qui est nouveau, c’est que de plus en plus de gens auront besoin de ces compétences essentielles, et qu’il y aura de moins en moins d’avenir économique pour les analphabètes. C’est pourquoi nous devons désormais faire en sorte que tout le monde ait accès à une éducation qui était auparavant réservée à une élite. Il ne faut pas redéfinir une éducation pour le XXIe siècle, mais tenter de généraliser une éducation autrefois élitiste à tous.
— Une des mesures phares de la réforme du collège en France est de mettre en place davantage d’« interdisciplinarité », qui impliquera des « projets » et des « activités » de la part des élèves. Est-ce une façon de fabriquer de meilleurs élèves ?
— Pas du tout. Le problème de l’interdisciplinarité, c’est qu’elle confond les objectifs et les méthodes. L’objectif de l’éducation, c’est de donner les moyens à l’élève d’appréhender le monde dans sa globalité : l’interdisciplinarité est la fin de l’éducation, pas sa méthode. Faire des « projets » sans fin, ce n’est pas une bonne manière d’enseigner, parce qu’ils impliquent trop d’informations, qui surchargent et saturent la mémoire de travail. Au contraire, enseigner des sujets permet de décomposer des savoirs complexes dont nous avons besoin pour les enseigner de façon systématique. Je me souviens avoir enseigné un projet interdisciplinaire sur l’histoire du football à des élèves de collège [secondaire I à IV]. L’objectif était de combiner histoire, géographie et langue anglaise en un seul projet. Mais le problème c’est que les élèves avaient déjà besoin d’avoir des savoirs dans ces disciplines qu’ils n’avaient pas, et qu’on se refusait à leur enseigner, car l’objectif des leçons était toujours l’« activité » et pas l’acquisition et la consolidation du savoir. Avec les projets interdisciplinaires, le savoir disciplinaire devient l’angle mort de l’éducation. On fait des « projets » sur la réorganisation de la bibliothèque de l’école, des thématiques comme le « voyage » ou l’« identité » où le résultat est un carnet de dessins. Mais avec de telles méthodes, comment être sûrs que les élèves soient capables de construire une phrase ?
Sur le papier, les « projets » peuvent paraître une bonne idée, une façon moderne de préparer les élèves aux problèmes qu’ils rencontreront dans la vie quotidienne. Mais il s’agit d’une erreur logique. Là aussi, la science nous enseigne qu’apprendre une discipline requiert une méthode différente de pratiquer cette discipline.
Le problème des « activités », c’est qu’elles conduisent les élèves à être distrait de l’essentiel. Si on est d’accord pour comprendre l’apprentissage comme une transformation de la mémoire longue, alors la question essentielle devient : comment apprendre aux élèves à mémoriser des informations ? Là aussi, il existe une évidence : nous nous souvenons de ce à quoi nous pensons. De ce point de vue, les activités populaires et les projets ont peu d’intérêt. Par exemple, au Royaume-Uni, les inspecteurs d’académie ont conçu une leçon de langue anglaise où l’on invitait les élèves à faire des marionnettes de Roméo et Juliette. C’est très bien si vous voulez apprendre aux élèves à faire des marionnettes. Mais si vous voulez leur apprendre l’anglais, c’est moins efficace, car les élèves passeront leur temps à penser aux mécanismes qui font agir les marionnettes, pas à l’intrigue ou au langage de la pièce. Cela peut paraître un exemple extrême, mais une fois que vous commencez à privilégier les activités sur le savoir, c’est ce qui risque d’arriver.
— Est-ce à dire qu’il faille revenir à une école « à l’ancienne » ?
— Que signifie « à l’ancienne » ? Rousseau et Dewey ont écrit leurs thèses pédagogistes il y a longtemps, et je ne défendrai pas pour autant leurs idées ! En Angleterre, l’école « à l’ancienne » était loin d’être parfaite. Nous devons évidemment faire en sorte que tous les élèves apprennent, et pas seulement une minorité élitiste. Nous devons essayer de nous améliorer, de faire mieux, et de réformer si nécessaire. Mais les améliorations proposées doivent l’être sur la base d’une recherche sérieuse et actualisée sur la façon dont nous apprenons, et pas sur des présupposés idéologiques ou des clichés de consultant en gestion à propos de prétendus changements qu’impliquerait le XXIe siècle. Pour moi, tout le drame de l’éducation contemporaine, c’est qu’il existe une recherche scientifique extrêmement riche sur la manière d’apprendre qui n’est ni connue ni appliquée dans l’éducation.
Sources : Figaro Vox, Guardian, carnet de Daisy Christodoulou
Seven Myths About Education
de Daisy Christodoulou
paru le 27 février 2014
aux éditions Routledge
ISBN-10 : 0415746825
ISBN-13 : 978-0415746823
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