mardi 4 novembre 2025

La faille atlantique

Dans son nouvel essai, les Deux Occidents, Mathieu Bock-Côté brosse un tableau du gouffre qui s'est créé entre une Amérique trumpiste en pleine révolution conservatrice et une Europe devenue citadelle du progressisme diversitaire. De l'issue de ce choc frontal dépend l'avenir de notre civilisation. Texte de Laurent Dandrieu. 

Le 14 février 2025, à Munich, devant une cohorte de hauts dignitaires européens réunis pour la 61e édition de la Conférence pour la sécurité, le vice-président américain J.D. Vance a tenu un discours qui a fait l'effet, dans cette enceinte policée, d'une véritable déflagration. « La menace qui m 'inquiète le plus vis-à-vis de l'Europe n'est pas la Russie, ce n'est pas la Chine, ce n'est aucun autre acteur extérieur. Et ce qui m'inquiète, c'est la menace de l'intérieur : le recul de l'Europe sur certaines de ses valeurs les plus fondamentales, des valeurs partagées avec les États-Unis. » Et de brosser un tableau désolant, mais criant de vérité, d'une Europe où l'on peut annuler une élection présidentielle sur simples soupçons d'"ingérence étrangère", où sous prétexte de traques des "propos haineux", la liberté d'expression est chaque jour en recul, où une immigration incontrôlée menace la prospérité, l'identité, la sécurité et la survie même de la civilisation européenne, sous l'œil indifférent, voire complaisant, des autorités. La veille de ce discours, un attentat à la voiture-bélier, perpétré à Munich même par un Afghan débouté du droit d'asile mais toujours présent sur le territoire allemand, attentat ayant fait deux morts et de nombreux blessés, avait confirmé par avance la justesse du diagnostic de JD Vance. Pour autant, au lieu d'être reçu comme une invitation légitime à l'introspection, le discours fut perçu comme une agression, le titre du Monde résumant le sentiment dominant : « J.D. Vance déclare une guerre idéologique à l'Europe. »

C'est ce divorce occidental, entre une Amérique trumpienne qui mène une révolution conservatrice contre le wokisme et tous les délires progressistes qui étaient, jusqu'à l'accession de l'extravagant milliardaire au pouvoir, devenus une forme de pensée unique aux États-Unis jusqu'au sein même du Parti républicain, et une Europe qui tend à se vivre de plus en plus, malgré des résistances croissantes, comme le refuge et le sanctuaire de ces valeurs progressistes, que raconte Mathieu Bock-Côté dans son nouvel essai : « J'entends ici raconter le choc entre la rébellion et l'empire qui contre-attaque. » L'essayiste, devenu l'intellectuel organique de CNews où la profondeur de ses analyses emmène l'info en continu bien au-delà d'un simple ressassement factuel, est bien placé, non seulement pour rendre compte de la vie intellectuelle nord-américaine qu'il suit avec une acuité passionnée, mais aussi de la façon dont l'Europe, et plus particulièrement la France, tend à enfermer la vie de l'esprit dans des limites juridiquement de plus en plus contraignantes - dont les démêlés réguliers de la chaîne de Vincent Bolloré avec l'Arcom ne sont malheureusement qu'un exemple parmi beaucoup d'autres. De ce point de vue, les interventions médiatiques et les essais de Mathieu Bock-Côté sont beaucoup plus qu'un précieux éclairage : ils sont aussi un appel à la résistance contre ce camp de rééducation à ciel ouvert qu'est devenue l'Europe.

​Venant de beaucoup plus loin que le personnage délirant qui incarne sa « phase carnavalesque », la révolution trumpienne n'est pas uniquement, nous dit Mathieu Bock-Côté, une réaction contre une gauche wokisée à laquelle Joe Biden servit de paravent, donnant les airs débonnaires d'un politicien à l'ancienne à un Parti démocrate en réalité radicalisé, converti au racisme anti-Blancs, à la cancel culture, au transgenrisme et à la déconstruction généralisée. Le Parti républicain lui-même n'était plus que « l'aile droite du régime diversitaire », converti au mondialisme, au multiculturalisme, et soumis autant que la gauche au gouvernement des juges et à la domination de l'État profond.

L'élection de Trump, et plus encore son second mandat, bien plus révolutionnaire que le premier, est la résultante, explique l'essayiste, de plusieurs décennies de combat culturel qui virent converger un liber-tarisme renouvelé et un conservatisme soucieux de renouer avec les origines de ce courant de pensée. Côté libertarisme, Javier Milei, plus encore que Trump, incarne « une nouvelle classe politique insurrectionnelle, identitaire, antimondialiste et antibureaucratique ». Identitaire, parce que ce libertarisme, dont la figure intellectuelle de référence est Murray Rothbard, n'est pas seulement un individualisme exacerbé à la Ayn Rand, mais un « libertarisme enraciné »: c'est cette dimension enracinée qui lui a permis de faire une sorte de convergence des luttes avec un courant traditionaliste, soucieux après la chute du mur de Berlin de réinventer le conservatisme pour éviter qu'au « mondialisme athée » succède un « mondialisme démocratique » qui serait « sa poursuite par d'autres moyens ». Loin d'être une simple « dissolution de la politique dans la télé-réalité », le trumpisme, porté par ces deux courants de fond, est bien une contre-révolution qui entend revenir sur les révolutions culturelles issues des radical sixties et restaurer une anthropologie traditionnelle : « Celle de l'homme faillible, limité,[…] sachant le paradis sur terre impossible et pour cela attaché à un ordre politique contenant la tentation de la toute-puissance propre au pouvoir. »

​L'Europe, de son côté, s'obstine dans la direction inverse, bien qu'elle la conduise de toute évidence à son effondrement politique, civilisationnel et même psychique. Elle s'obstine à défendre « une anthropologie nouvelle : celle de l'homme illimité, autoengendré, devant s'épanouir en déconstruisant[…] tous les repères ». Pour l'imposer, « l'État n'est plus ici considéré comme l'organisateur d'une société lui préexistant. L'État doit plutôt arracher la société au monde d'hier, et en fabriquer une nouvelle. C'est le travail de l'ingénierie sociale [qui] exige un contrôle social toujours plus grand ».

Mathieu Bock-Côté détaille les outils de cette ingénierie sociale : un État de droit détourné de sa fonction première de défense des libertés publiques pour devenir un instrument de confiscation de la souveraineté populaire au profit de la nomenklatura du régime diversitaire ; une pression constante sur les médias pour écarter tout récit s'éloignant de la vision idyllique de la société multiculturelle ; une répression de la liberté de pensée s'étendant désormais à la sphère intime ; des processus de contrôle social dont les restrictions liberticides de la période Covid ont constitué le laboratoire ; un changement de peuple qui, en dissolvant les identités nationales, vise à rendre tout retour en arrière impossible, au risque d'une islamisation que la naïveté diversitaire croit pouvoir contenir d'un « coup de baguette laïque », et au risque que la "créolisation" ne conduise à la « crépolisation », c'est-à-dire à l'anarchie et à l'ensauvagement généralisés. Mais comme le note Éric Werner, c'est le propre du système totalitaire, qui prospère sur le chaos : car « lui seul est en mesure de maîtriser l'ensemble des problèmes qu'il s'est lui-même ingénié à créer ».

​À cause de ce chaos qui vient de ce côté de l'Atlantique, Mathieu Bock-Côté conclut sur une note étonnamment pessimiste, se demandant si nous ne vivons pas « la fin du cycle de 1492 », qui ne serait qu'une parenthèse de centralité de l'Occident. Il rappelle pourtant que la fracture qui oppose les deux Occidents travaille aussi chaque société occidentale : ce qui veut dire que la contre-révolution trumpienne pourrait bien, sous une forme moins carnavalesque espérons-le, advenir aussi de notre côté de l'océan.

Les Deux Occidents,
par Mathieu Bock-Côté, 
aux Presses de la Cité, 
288 pages

Aucun commentaire: