lundi 10 février 2020

Recul des principes démocratiques devant sacralisation discutable des minorités

Dans The Age of Entitlement. America Since the Sixties (« L’Âge des droits, L’Amérique depuis les années soixante » ») paru cette année chez Simon and Schuster, 2020. L’Amérique depuis les années soixante »), l’essayiste américain décortique les révolutions culturelles qu’ont connues les États-Unis. Selon lui, les lois sur les droits civiques, dont le but initial était louable, ont cependant conduit à un recul des principes démocratiques au profit d’une sacralisation discutable des droits individuels.

LE FIGARO. – Dans votre nouveau livre, vous montrez à quel point le mouvement des droits civiques a été un tournant dans l’histoire américaine. Que lui reprochez-vous ? Christopher

CALDWELL. — Je n’ai aucune objection, et j’ai même pas mal d’admiration pour le mouvement des droits civiques qui militait en faveur de l’égalité jusqu’aux débuts des années 1960. Le problème que je pointe dans mon livre concerne la législation issue du mouvement des droits civiques et en particulier le Civil Right Act de 1964 [loi déclarant illégale une différence de traitement reposant sur l’origine ethnique, le sexe ou la nationalité]. La Constitution américaine, comme vous le savez, limite strictement la capacité du gouvernement fédéral à s’immiscer dans la vie privée de ses citoyens. Le premier amendement, en particulier, garantit la liberté des citoyens de dire ce qu’ils veulent et de s’associer avec qui ils veulent. Pour briser la ségrégation dans le Sud, il a fallu restreindre ces libertés. Le Civil Right Act a donné à Washington des pouvoirs qu’il n’avait jamais eus en temps de paix. De nouveaux délits de discrimination ont été créés, tout comme de nouvelles autorités chargées de l’application des lois (la Commission pour l’égalité des chances en matière d’emploi, des services chargés des droits civiques dans chaque administration et entité gouvernementale). Le gouvernement a été autorisé à placer sous surveillance les entreprises de plus de 15 salariés en vue d’assurer l’égalité dans l’emploi et à poursuivre en justice celles dont il désapprouvait les pratiques. D’énormes opportunités se sont présentées pour la création de fondations et d’associations caritatives qui sont devenues par essence des auxiliaires de police, un peu comme vos associations des droits de l’homme en France, avec un effet liberticide semblable. Ces nouvelles lois ont exposé chaque recoin de la vie américaine à l’examen des juges. Cela a ouvert la voie à un nouveau système de gouvernement, consistant à changer la société non plus de façon démocratique, comme c’était le cas auparavant, mais par le biais d’une réglementation bureaucratique et de décisions de justice.

– C’est ce que vous appelez « la seconde Constitution »…

– En effet, la législation sur les droits civiques a créé une seconde Constitution, en rivalité avec l’originale, qui peut désormais être utilisée pour la saper. D’autres groupes cherchant à progresser dans la société américaine — les femmes, les immigrés, les LGBT — ont eu accès à ces raccourcis. Ainsi, de plus en plus de sujets de la vie américaine ont été soustraits au contrôle démocratique des citoyens. En ce qui concerne, par exemple, l’avortement, l’éducation bilingue [en anglais et en espagnol, en particulier], le mariage des couples homosexuels ou l’immigration, les Américains ne font pas leurs lois démocratiquement — les choix sont imposés à l’opinion par le biais de réglementations et de décisions de justice.

– Vous mentionnez l’exemple de Yale, où le politiquement correct dirige le campus. Diriez-vous qu’il n’y a plus de liberté dans les universités américaines ?

– Non, ce serait une exagération considérable. Mais les universités font partie des institutions américaines où règne le plus de dogmatisme, le plus de peur et le moins de liberté de pensée, ce qui est l’inverse de leur rôle traditionnel. Cela s’explique en partie par le fait que les administrations des universités interagissent avec les puissances de l’économie de l’information et les associations politisées. Les universités sont tout naturellement devenues un bastion contre le populisme. « L’expression “suprématie blanche” connaît un boom paradoxal : moins elle existe, plus elle est invoquée », écrivez-vous. Vous diriez que ce n’est plus un privilège d’être blanc en Amérique ? « Le privilège blanc » est un slogan à la mode depuis les cinq dernières années. D’un côté, c’est un terme assez euphémisant et formaliste pour décrire quelque chose d’aussi violent et brutal que le régime esclavagiste du Sud au début du XIXe siècle. À la limite, le terme est approprié pour désigner les lois Jim Crow [ces lois, adoptées après la guerre de Sécession dans les ex-États confédérés vaincus, ont organisé la ségrégation]. Ces lois iniques étaient en vigueur uniquement dans le Sud, région à l’époque arriérée, et ont été abolies voilà plus de soixante ans. Mais utiliser cette phrase pour décrire les États-Unis de 2020, c’est à la fois insultant et bizarre. Les critiques d’un « privilège blanc » étaient une part importante du mouvement « Black Lives Matter » (« Les vies des noirs comptent »), né en 2013 et qui a duré jusqu’aux élections de 2016. Ses positions étaient impopulaires et son attitude conflictuelle. Le mouvement est devenu un cauchemar pour les démocrates candidats aux primaires en vue de la présidentielle (Hillary Clinton, Bernie Sanders et le gouverneur du Maryland Martin O’Malley) qui essayèrent de réinterpréter le message en un plus fraternel « All lives matter » (« Toutes les vies comptent »). Mais les dirigeants du mouvement ont insisté sur le fait que ce n’était absolument pas ce qu’ils voulaient dire, et les trois candidats ont été forcés de s’excuser. Les électeurs l’ont sûrement remarqué.

– Les démocrates ont-ils appris de leur défaite en 2016 ou continuent-ils les mêmes erreurs, donnant une chance à Trump d’être réélu ?

– Il serait faux de dire que les démocrates font toujours des erreurs. Par la mise en accusation de Trump et de ses proches, les enquêtes législatives, et l’impeachment, ils ont mené une action d’arrière-garde habile et parfois extraordinairement réussie contre son Administration. Trump a été efficace pour ce qui concerne les nominations de juges, tant à la Cour suprême qu’au niveau inférieur. C’est aussi le cas s’agissant de la politique commerciale, en particulier pour convertir l’opinion à une vision plus méfiante envers la Chine. Et aussi en politique étrangère, au premier chef, en réaffirmant le lien étroit des États-Unis avec Israël et en revenant à une politique d’isolement de l’Iran. Cependant, dans d’autres domaines du gouvernement, c’est presque comme si Trump n’était jamais devenu président. Il n’a mené aucune réforme législative à son terme. Les démocrates l’ont refoulé. Mais l’obstruction des démocrates a eu un prix. Vous avez raison de laisser entendre qu’ils n’ont pas tiré les leçons de la dernière présidentielle. Dans des États comme la Virginie-Occidentale, où Trump a obtenu 69 % des voix, et remporté la majorité dans chaque comté, les gens ne votent pas pour lui parce qu’ils le considèrent comme un parangon de gentillesse ou s’émerveillent de ses compétences managériales. Ils votent pour lui parce qu’ils craignent l’alternative. Les démocrates sont le parti de l’élite américaine. C’est une chance dans la plupart des contextes, mais pas quand il s’agit de gagner une élection. Les démocrates représentent les gens qui contrôlent le haut du pavé de l’économie américaine (que beaucoup d’Américains considèrent comme ploutocratique) et de la culture américaine (que beaucoup d’Américains considèrent comme jdanovienne [relative à l’homme politique soviétique Jdanov, responsable des affaires culturelles sous Staline]). Les élites ne voient toujours pas cela. Le sujet de l’élection présidentielle de 2016, ce n’était pas Trump, mais bien ces élites.

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