Dans un contexte où le peuple québécois constitue une minorité à l’échelle canadienne, il semble évident qu’il ne peut envisager d’intégrer de larges vagues migratoires sans assurer d’abord sa propre pérennité démographique. Cela suppose, entre autres, de faire des enfants — des enfants assez nombreux auxquels les nouveaux arrivants pourront naturellement s’intégrer. Ce n’est plus le cas à Montréal.
On pourrait donc s’attendre à ce que le retour de certaines femmes à la maternité et à des valeurs familiales traditionnelles soit salué. Or, c’est tout le contraire dans La Presse , qui consacre un dossier spécial à ces femmes dites « traditionnelles », dont la foi — jugée trop visible par le quotidien — semble déranger dans un Québec qui se dit « laïque ».
Mais en quoi la laïcité de l’État devrait-elle interdire à des femmes adultes d’être croyantes, ou de faire des choix de vie conformes à leurs convictions traditionnelles ? Ce glissement entre laïcité et athéisme semble de plus en plus fréquent. La laïcité, pourtant, n’a jamais signifié l’effacement des croyances y compris jusque dans la sphère privée — mais simplement la neutralité de l’État face à celles-ci.
Elles prônent des valeurs chrétiennes, privilégient le fait de fonder une famille plutôt que de travailler, et estiment que leur place en tant que femme est en soutien à leur mari.
Et elles font à leur tour la promotion de leur mode de vie sur leurs réseaux sociaux, cette fois pour un public québécois.
L’idéal de la féminité traditionnelle trouve bel et bien un public au Québec, même si un tel repli peut sembler anachronique dans une société laïque. Et c’est sur les réseaux sociaux qu’on peut retracer les origines de ce mouvement.
Zoé Roy explique avoir grandi dans une famille assez conservatrice, mais avoir été exposée à davantage d’idées progressistes à l’adolescence, surtout sur les réseaux sociaux. « Je voyais surtout des revendications, de la victimisation », rapporte-t-elle, la voix douce.
De fil en aiguille, l’algorithme a exposé Zoé à davantage d’idées conservatrices.
J’ai commencé à voir l’autre côté de la médaille. Et j’ai vu des familles, j’ai vu de la stabilité, j’ai vu des femmes qui acceptaient leur rôle féminin. J’ai vu des hommes qui acceptaient la masculinité. J’ai vu des familles unies.
Après avoir donné naissance à son premier enfant à l’âge de 18 ans, la jeune femme explique avoir entrepris une véritable quête spirituelle. Elle et son mari se sont convertis au christianisme il y a deux ans.
Sur sa chaîne TikTok, Zoé Roy affiche à son tour ses convictions. Dans ses vidéos, elle parle d’entretien ménager, de maternité et de religion à ses quelque 4000 abonnés, et elle s’affiche publiquement comme une conservatrice.
Le conservatisme de Zoé passe par une adoption du rôle féminin traditionnel : celui de mère, de femme et de responsable du foyer. « Mais mon identité, ce n’est pas juste ma maternité, affirme-t-elle. Moi aussi j’ai besoin d’avoir des accomplissements [succès, réalisations] dans la vie, que ça soit du bénévolat, du scrapbooking… »
Les idéaux de la jeune femme s’apparentent à un phénomène culturel qui a pris naissance aux États-Unis il y a quelques années : celui des épouses traditionnelles, femmes au foyer, les tradwives.
Ces influenceuses, généralement chrétiennes, se mettent en scène sur les réseaux sociaux en s’adonnant à des tâches typiquement féminines, souvent campées dans un décor champêtre, vêtues de robes vaporeuses et mariées avec plusieurs enfants.
L’exemple le plus notoire est sans doute celui de Ballerina Farm, le compte Instagram de l’influenceuse mormone Hannah Neeleman. La mère de huit enfants et ex-gagnante de concours de beauté exploite une énorme ferme avec son mari au cœur de l’Utah.
Dans les vidéos qu’elle partage avec ses 10 millions d’abonnés, elle se montre parfois en train de boire du lait fraîchement sorti du pis de ses vaches, parfois en train de cuire du pain au levain. On ne la voit jamais se plaindre, et on la voit rarement obtenir de l’aide pour accomplir ses innombrables tâches ménagères (à part, occasionnellement, un de ses enfants plus âgés).
Avec ses robes amples en coton, son insistance sur les produits naturels et son adhésion aux normes genrées traditionnelles, Zoé Roy coche certaines des cases de l’identité tradwife. Mais elle hésite à se décrire comme telle.
Pour moi, tradwife, c’est un mot positif. Si quelqu’un me dit que j’en suis une, c’est comme si tu me disais que j’étais belle. Mais moi, je ne suis pas quelqu’un de parfait, alors je ne me considère pas comme une tradwife.
En soi, documenter son quotidien de mère à la maison n’a rien de mal, souligne l’autrice, réalisatrice et chercheuse en science politique Léa Clermont-Dion. Mais c’est lorsque cette image sert à faire avancer une idéologie de droite plus radicale qu’elle devient inquiétante, selon elle.
Le mouvement conservateur, surtout aux États-Unis, est nataliste. Il prône la reproduction de patrie, de la nation, et particulièrement chez les Blancs. Et le rôle des femmes dans ce projet-là, c’est de se reproduire, c’est de s’occuper de la maison.
Léa Clermont-Dion, autrice, réalisatrice et chercheuse en science politique
Émancipation domestique
Mais selon la jeune mère, les idéaux portés par le féminisme ont carrément heurté les femmes. Elle estime que les demandes du marché du travail sont généralement incompatibles avec la « nature » féminine, et que « forcer une femme à travailler, c’est de l’abus ».
Les femmes conservatrices comme Zoé se préoccupent d’enjeux qu’on associe habituellement à la gauche : un marché du travail parfois incompatible avec la vie familiale, des salaires individuels insuffisants pour faire vivre une famille, ou la dévalorisation du travail domestique effectué par les femmes.
Or, là où les progressistes blâment le capitalisme ou l’inégalité sociale pour ces problèmes, les tradwives pointent dans la direction opposée. « Pour ces femmes-là, le refuge familial paraît comme une option qui est plus simple que d’affronter un monde qui est violent, complexe, et qui fait peur », affirme Léa Clermont-Dion.
[Note du carnet : l'article formule ici un contraste biaisé. Il suggère que les progressistes auraient une analyse légitime — pointer le capitalisme ou l’inégalité sociale — tandis que les femmes tradis auraient une réaction presque irrationnelle, « pointant dans la direction opposée ». C’est une rhétorique subtile, mais dévalorisante : d’un côté des causes structurelles, de l’autre une sorte de fuite dans le « refuge familial ».
Mais cette dichotomie est simpliste et injuste. Car d’un point de vue analytique, les deux approches posent un diagnostic sur le même problème : la tension entre travail et vie familiale. Les progressistes voient l’injustice dans l’organisation économique ; les femmes tradis y voient un décalage entre la structure sociale et les besoins profonds (biologiques, psychologiques ou culturels) des femmes. Ce n’est pas « pointer à l’opposé », c’est identifier une autre causalité.
Par ailleurs, sous-entendre que le refuge familial n’est qu’un repli ou une peur du monde extérieur, c’est réduire à une fragilité psychologique ce qui est, pour beaucoup, un choix positif, réfléchi et cohérent avec leurs valeurs. C’est une manière élégante de disqualifier un modèle de vie sans le dire franchement.
Enfin, Léa Clermont-Dion oublie qu’une autre forme d’idéologie exerce une pression tout aussi forte : le féminisme carriériste, qui érige la carrière en horizon quasi obligatoire. Si les femmes tradis sont accusées de « fuir le monde du travail », le féminisme carriériste ferme la porte à toute alternative hors de lui — en présentant la femme au foyer comme une anomalie sociale.]
Car selon cette logique, c’est le féminisme et le progressisme qui sont responsables d’avoir « effrité l’équilibre social en donnant aux femmes un pouvoir qui n’est pas naturel », explique Léa Clermont-Dion.