vendredi 28 juillet 2023

Le 28 juillet 1755 — Le Grand Dérangement

Le peuple acadien naît tout au début du XVIIe siècle, lors de la fondation de Port-Royal en 1604, et s’implante principalement dans la Nouvelle-Écosse actuelle. Des Acadiens vont aussi s’établir sur l’Île-du-Prince-Édouard et le Cap-Breton (appelées respectivement, à l’époque, île Saint-Jean et île Royale). En 1713, à l’issue du traité d’Utrecht, les Français cèdent l’Acadie aux Anglais, mais conservent l’île Royale. La majorité des Acadiens demeurent sur place, mais exigent de rester neutres en cas de conflit contre la France. Pas question de tuer des soldats français.

Les historiens ont l’habitude de retenir 1755 comme la date charnière de l’histoire des Acadiens. Mais replacé dans le contexte global des provinces maritimes, le phénomène de la « Déportation » apparaît plutôt comme la suite d’une série d’événements remontant au moins à 1749, c’est-à-dire à la fondation de Halifax (Nouvelle-Écosse) par les Britanniques. Fondation qui enflamme les Micmacs. Ces derniers sentent que les Anglais se sont approprié leur territoire sans leur consentement, contrairement au traité de 1725/1726, et les officiers anglais refusent au départ la coutume qui veut que l’on échange des présents pour l’utilisation des terres. Cornwallis veut mettre le peuple micmac sous son autorité, mais essuie un refus. Par représailles, il offre des récompenses pour les scalps des micmacs. Les Micmacs répondent en déclarant la guerre aux Anglais en 1749.

Depuis 1749, « britanniser » l’Acadie
Il faut se rappeler que de 1713 à 1749 la Nouvelle-Écosse péninsulaire, quoiqu’appartenant légalement à l’Angleterre, n’en demeurait pas moins un territoire au visage français. Il y avait bien un gouvernement colonial anglais à Port-Royal, que l’on avait rebaptisé Annapolis Royal, mais son rayonnement ne dépassait pas beaucoup la petite capitale elle-même : les campagnes et ses habitants étaient restés français.

À maintes reprises, l’Angleterre leur avait demandé de devenir des sujets britanniques par un serment de fidélité inconditionnelle. Les Acadiens s’y opposaient avec ténacité et ne voulaient prêter qu’un serment de fidélité conditionnelle : alléguant que les Anglais les avaient empêchés d’émigrer en territoire français comme le prévoyait une directive de la Reine Anne d’Angleterre, les Acadiens ne voulaient consentir qu’à rester neutres en cas de conflit entre la France et l’Angleterre.

En 1749 cependant, l’Angleterre décide, une fois pour toutes, de « britanniser » sa colonie acadienne. Elle transfère sa capitale d’Annapolis Royal à Halifax, meilleur port de mer qui permet aux Britanniques de recommencer à neuf, loin des pressions acadiennes. En outre, elle entreprend, dès 1751, un effort d’immigration : elle mène sa campagne de publicité non seulement auprès des protestants de la Nouvelle-Angleterre, mais aussi dans les territoires allemands appartenant à la couronne britannique ainsi qu’en Suisse. On assiste ainsi en 1753, sur le site du village acadien de Mirliguèche, à la fondation de Lunenburg en Nouvelle-Écosse du nom de l’électorat de Brunswick-Lunebourg en Allemagne du Nord, possession du Roi d’Angleterre à l’époque. Enfin, elle ordonne à son gouverneur de mettre sur pieds des institutions de type britannique. Les nouveaux colons allemands et britanniques qui débarquent aimeraient bien mettre la main sur les excellentes terres des Acadiens. Mais la chose n’est pas si aisée. Les Anglais ne tiennent-ils pas pour sacré le droit de propriété ?

Tout cela ne réglait donc pas le « problème » acadien, mais indiquait clairement la détermination britannique d’en finir avec ces « French Neutrals ». C’est ainsi que l’Angleterre demande encore une fois aux Acadiens un serment de fidélité inconditionnelle. Nouveau refus des Acadiens. Mais les événements allaient se précipiter. Anglais et Français avaient en effet commencé à s’affronter dans la vallée de l’Ohio dès 1754, ce qui, joint aux pressions de la forteresse de Louisbourg, menaçait de prendre l’Angleterre comme dans un étau. Que feraient, en cas de conflit, les Acadiens ?

L’obligation de prêter serment, un prétexte ?

Mais un an avant la déclaration formelle de la guerre de Sept Ans (1756-1763), les autorités anglaises dépêchèrent en 1755 le colonel Monckton pour attaquer le fort Beauséjour qui tomba en juin 1755. Les événements devaient se précipiter par la suite : après la chute du dit fort Beauséjour, les autorités anglaises entreprirent de déporter toute la population de la Nouvelle-Écosse péninsulaire.

Le nouveau lieutenant-gouverneur anglais Charles Lawrence décide donc, le 28 juillet 1755 de déporter massivement les Acadiens. L’ordre de déportation sera lu officiellement (en anglais) à Grand-Pré, le 5 septembre 1755 (notre illustration).

À cette date, il semble bien que la prestation du serment de fidélité à la Couronne britannique ne fût plus qu’un prétexte. D’une part, le peuple acadien avait déjà prêté serment d’allégeance. D’autre part, Lawrence avait clairement indiqué son désir de déporter les Acadiens. Dans une lettre datée du 9 août 1755, il affirme : « Je leur proposerai le serment d’allégeance une dernière fois. S’ils refusent, nous aurons dans ce refus un prétexte pour les expulser. S’ils acceptent, je leur refuserai le serment, en appliquant le décret qui interdit à quiconque ayant déjà refusé de prêter serment d’allégeance de le prêter. Dans les deux cas, je les déporterai. »

Ainsi s’explique la Déportation commencée à Grand-Pré en 1755 et qui ne devait se terminer qu’en 1761 : un désir manifeste de l’Angleterre de « britanniser » sa colonie ; la persistance des Acadiens a gardé leur qualité de Français ; une conjoncture militaire qui apparaissait au départ défavorable aux Britanniques.

Déportations massives, y compris des territoires encore français

Sur les 8.000 à 10.000 Acadiens des provinces maritimes, les trois quarts furent soit déportés dans les colonies anglaises (États-Unis actuels), soit emprisonnées dans les prisons de Halifax ou de Londres. Le reste réussit à se réfugier dans les bois du Nouveau-Brunswick ou à fuir vers le Québec actuel.

Par la suite, la population de Louisbourg, composée d’environ 2,000 habitants, fut rapatriée en France, comme ce fut le cas de celle de l’Île Saint-Jean (île du Prince-Édouard actuelle), alors que ces deux colonies étant encore légalement des possessions françaises ! Dans le cas de l’île Saint-Jean toutefois, cette colonie comprenait, en plus des quelques centaines de colons qui s’y étaient établis depuis quelques années, près de 5,000 réfugiés acadiens qui avaient réussi à se soustraire aux recherches des troupes de Lawrence en Nouvelle-Écosse. La plupart seront rapatriés en France, mais une bonne partie aboutira dans les prisons de l’Angleterre.

Lawrence, lorsqu’il se résolut enfin à chasser les Acadiens de l’Acadie, ne craignait pas un blâme de l’Angleterre. Les événements devaient lui donner raison sur ce point : mise au courant de l’initiative de Lawrence, l’Angleterre ne fit rien pour l’en dissuader et les déportations se poursuivirent jusqu’en 1761. Quant à Lawrence lui-même, il fut promu au grade de Gouverneur en 1756. Le Gouverneur-général de la Nouvelle-France, Vaudreuil-Cavagnal, essaiera en 1760 de faire stopper les déportations : lorsqu’il soumit ses conditions de capitulation au général Jeffrey Amherst, il demanda qu’« aucun Canadien, Acadien, ni Français... ne puisse être déporté, ni transmigrer dans les colonies anglaises...». Le général anglais écrira dans la marge « Accordé, excepté à l’égard des Acadiens ».

Trois groupes d'exilés

À travers l’Acadie, on sépare les familles, on brûle des villages, on détruit les récoltes et on exproprie les colons. De 1755 à 1763, quelque 12 000 personnes seront forcées à l’exil vers plusieurs états américains, la France ou l’Angleterre. C’est l’époque du « Grand Dérangement ».

Les Acadiens déportés aux États-Unis ne furent pas toujours bien accueillis. En effet, les autorités coloniales américaines, pour la plupart, n’avaient pas été consultées quant à l’arrivée des Acadiens. Mal organisée, la Déportation représentait surtout pour une charge fiscale supplémentaire aux yeux des colons américains. De plus, l’arrivée de Français et de catholiques, dans des colonies farouchement protestantes, brisait une homogénéité religieuse que l’on avait établie parfois avec peine. Ainsi en 1762, cinq goélettes avec 1500 Acadiens en route vers Boston durent revenir à Halifax à cause du refus du Massachusetts de les accepter.

Un deuxième groupe d’Acadiens fut tout simplement gardé prisonniers à Halifax. On les employa à fortifier la capitale contre les attaques françaises pendant qu’un autre groupe était amené prisonnier en Grande-Bretagne. Mal nourri, mal soigné dans des prisons humides et froides, un bon nombre y mourut. Dans la prison de Bristol par exemple, 184 Acadiens sur 300 mourront. À la fin des hostilités, ces Acadiens prisonniers en Angleterre seront rapatriés en France ; certains s’établiront à Belle-Île en Mer (Bretagne) et d’autres tenteront de fonder une colonie dans le Poitou. Cette dernière sera vaine parce que la plupart des Acadiens préférèrent se diriger vers la Louisiane.

Un troisième groupe d’Acadiens réussit à échapper à la déportation. Certains s’enfuirent dans les forêts du Nouveau-Brunswick actuel où, pendant un certain temps, ils menèrent tant bien que mal une guérilla inefficace contre les soldats anglais, spécialement dans la région de la rivière Miramichi et de la baie des Chaleurs. D’ailleurs, c’est dans la baie des Chaleurs que fut tiré le dernier coup de canon de la France pour la conservation de son empire en Amérique. D’autres se réfugièrent à la rivière Saint-Jean près de Sainte-Anne notamment (aujourd’hui appelé Fredericton), mais les troupes de Monckton les en délogèrent et ils durent pousser plus loin au nord vers le Québec actuel. Les registres de baptême témoignent du passage de ces familles qui cherchaient un lieu sûr dans une Nouvelle-France elle-même déchirée par la guerre.

Beaucoup de familles réussissent toutefois à s’enfuir vers la Nouvelle-France comme les Landry, les Comeau, les Robichaud, les Cormier… Ils laisseront une descendance nombreuse.

Une proclamation royale de 2003, reconnaissant la déportation des Acadiens et ses conséquences tragiques, désignait, à compter de 2005, le 28 juillet comme journée de commémoration du Grand Dérangement.

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