vendredi 24 octobre 2025

France — Le grand essor de l'enseignement supérieur privé

Le privé accueille aujourd’hui en France plus d’un étudiant sur quatre. Ses effectifs ont augmenté de plus de 67 % en dix ans, alors que la population estudiantine globale ne progressait, elle, que de 3 %. Une attractivité qui s’explique par la diversité

Sainte-Geneviève, à Versailles, offre les meilleures prépas aux grandes écoles

La ruée vers le privé touche désormais l’enseignement supérieur. Selon les derniers chiffres officiels (1), pour l’année scolaire 2024/2025, les établissements privés ont accueilli 799 700 étudiants, soit 26,5 % de l’ensemble des effectifs étudiants dans le supérieur. Depuis 2014, les inscriptions dans le privé ont augmenté de 67,1 %, contre 9 % pour le public. Pourquoi cet engouement ? Dans les domaines où privé et public sont en concurrence, l’attractivité du privé s’explique souvent par sa performance. Le cas des prépas aux grandes écoles est, à cet égard, emblématique. Dans le classement du Figaro étudiant des meilleures prépas dans les filières scientifiques, deux établissements privés, Sainte-Geneviève et Stanislas, tiennent le haut du pavé. La versaillaise « Ginette » arrive première dans quatre des six prépas qu’elle propose et deuxième dans les deux autres. Ses tarifs (de 5 886 à 19 482 euros l’année selon le niveau de ressources, internat compris, 4 % d’étudiants étant boursiers) n’ont rien à voir avec ceux pratiqués par Louis Le Grand (de 1870,55 à 2 874,96 euros pour l’internat, 10 % de boursiers). Mais si le critère financier peut constituer un barrage, il contribue, aussi, à motiver puissamment les élèves.


La différence entre privé et public peut également résider dans le contenu de l’enseignement, y compris si les études sont sanctionnées par le même diplôme. L’École supérieure de journalisme (ESJ) revendique haut et fort sa spécificité depuis son rachat, fin 2024, par un consortium d’actionnaires, parmi lesquels Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Rodolphe Saadé et la famille Habert Dassault (propriétaire du Groupe Figaro). L’arrivée à la tête de la plus vieille école de journalisme du monde de ces mastodontes, propriétaires à eux tous de près de 80 chaînes télé, stations et titres de presse écrite et réunis par l’entrepreneur conservateur Vianney d’Alançon, a fait du bruit dans le Landerneau médiatique. En janvier, Le Nouvel Obs a même publié une pétition contre ce que ses auteurs considèrent comme un « raid », « une nouvelle expression de la subordination de l’indépendance journalistique à des intérêts économiques, politiques et idéologiques ». Elle était signée, si l’on peut dire, par 668 anonymes, se présentant comme des étudiants des 26 autres écoles et formations de journalisme existantes, dont le Centre de formation des journalistes (CFJ), rattaché à Panthéon Assas Université.

Les pétitionnaires sont montés au créneau avant même que les repreneurs aient dévoilé leur projet pédagogique. Gageons qu’ils auraient été encore plus horrifiés s’ils avaient entendu la présentation qu’en a faite Emmanuel Ostian, directeur général de l’ESJ, lors de l’inauguration de ses nouveaux locaux, dans le 14e arrondissement, le 27 septembre dernier. Il a affirmé la nécessité de doter les apprentis journalistes d’« une connaissance géopolitique qui évite de voir le monde en noir et blanc et de basculer dans un militantisme inconscient qui désinforme les Français ». Ou, encore, de leur enseigner l’économie « sans montrer du doigt le monde de l’entreprise, qui fait vivre la majorité de la population ».

RETOUR AUX FONDAMENTAUX

L’ancien reporter de guerre, qui a couvert à peu près tous les conflits de la planète, du Kosovo au Darfour, en passant par l’Afghanistan et Gaza, avant de devenir présentateur sur LCI, est effaré par « l’ignorance et les préjugés » qui règnent dans les écoles de journalisme. Pour lui, la base, le « prérequis », c’est la culture générale. À l’ESJ, on revient aux fondamentaux, par le biais de cours de français avec dictées et devoirs sur table, de leçons d’histoire des idées et des institutions et même d’histoire tout court, tant les lacunes de l’enseignement scolaire sont béantes dans ce domaine. Une fois par semaine, Emmanuel Ostian anime lui-même une disputation (terme emprunté à la scolastique médiévale) dans une grande salle modulable qui peut accueillir jusqu’à 150 étudiants. Répartis en deux groupes, ils apprennent à argumenter leurs désaccords. Tout l’inverse de la « cancel culture » qui règne dans certains amphis. Les étudiants font aussi beaucoup de terrain – Bernard de la Villardière, présentateur d’« Enquête exclusive » sur M6, est directeur général adjoint de l’ESJ.

La concurrence entre enseignement supérieur public et privé est souvent faussée par l’État, qui définit les règles du jeu

DIVERSITÉ

Parmi les plus de deux cents postulants qu’il a auditionnés avant la rentrée, Emmanuel Ostian a rencontré « beaucoup de jeunes attirés par le journalisme, mais qui s’interdisaient de s’engager dans cette voie parce qu’elle est verrouillée par le wokisme et le décolonialisme, notamment à Sciences Po, à Paris comme en province ». À 7 300 euros les frais de scolarité annuels, on comprend qu’un étudiant n’ait pas envie de subir les blocages infligés très régulièrement à leurs pairs par les militants propalestiniens de l’École supérieure de journalisme de Lille, pour ne prendre qu’un exemple parmi de multiples autres.

Des signatures de médias conservateurs, parmi lesquelles Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro Magazine, sont membres du conseil pédagogique de l’ESJ, mais la reporter du Nouvel Obs Sara Daniel est référente pour la presse écrite et c’est William Irigoyen, le présentateur de l’émission-phare d’Arte « Thema », qui encadre le master télévision. La même diversité prévaut dans la liste des intervenants des Mardis de l’ESJ, où figurent entre autres Fabien Namias, directeur général de BFMTV et Karim Rissouli, présentateur de « C ce soir » sur France 5.

Dans le primaire et le secondaire, l’enseignement catholique représente près de 97 % des établissements sous contrat. Dans le supérieur, c’est un peu plus de 11 % seulement, concentrés dans le secteur dit non lucratif. Les plus anciens et les plus connus appartiennent aux universités catholiques, fondées au XIXe siècle, plus connues sous le nom de « Cathos » comme l’Université catholique de l’Ouest, qui fêtera cette année ses 150 ans et compte pas moins de dix campus, dans le Grand Ouest mais aussi à La Réunion et à Papeete. Ces grands groupes dispensent les mêmes formations que dans le public, « débouchant sur des diplômes nationaux de licence et master [c'est ainsi qu'on appelle la maîtrise à Paris] délivrés par l’État » précise Éric Ghérardi, qui préside depuis 2022 l’Institut catholique de Vendée (Ices) à La Roche-surYon.

Fondé en 1990 sous l’impulsion de Philippe de Villiers, avec l’appui de Jean-Paul II et de Joseph Ratzinger, avant qu’il devienne Benoît XVI, l’Ices regroupe quatre facultés d’enseignement universitaire (droit, économie et gestion, sciences politiques et histoire, lettres et langues, sciences) et un département de théologie. Il a intégré en 2023 le cercle très fermé de la Conférence des grandes écoles et fait partie des 64 Établissements d’enseignement supérieur privés (EESPIG) français reconnus d’intérêt général. Les relations des EESPIG avec la puissance publique ne sont pas simples. « Les critères sur lesquels nous sommes évalués font l’objet d’un contrat avec l’État », précise Éric Ghérardi. Des directeurs de certains de ces établissements confient avoir dû rédiger leur contrat en respectant un vade-mecum… qu’ils n’étaient pas autorisés à consulter ! L’un d’eux a dû reprendre quatre fois sa copie, une situation ubuesque génératrice d’incertitude, notamment sur le plan financier. Les EESPIG vivent grâce à leurs ressources propres, complétées par une subvention de l’État dont un récent rapport du Sénat note qu’elle « n’a pas évolué aussi rapidement que leur nombre d’étudiants ». C’est encore trop pour le public, qui se plaint en permanence de manquer de moyens. 

Le privé coûte-t-il trop cher au contribuable ? Les chiffres officiels sont éloquents : à l’université, un étudiant coûte en moyenne chaque année 12 250 euros à la collectivité nationale, qui le finance. En EESPIG, il coûte à l’État moins de 600 euros, les études étant essentiellement payées grâce aux ressources propres des établissements, en particulier les frais d’inscription. Une étude de Paxter, cabinet de conseil spécialisé dans l’enseignement supérieur, a même comparé en 2023 le coût pour le budget de l’État d’une licence réussie dans le public et dans un établissement universitaire privé. La première revient à 77 300 euros, contre 1 358 euros pour la seconde. Pas seulement parce que la part de financement public est beaucoup moins importante dans les EESPIG, mais aussi parce qu’une large majorité des élèves y décrochent leur licence en trois ans.

L’Ices compte cette année quelque 2 000 étudiants, qui acquittent des frais d’inscription de 3 500 à 8 000 euros selon les revenus des familles. 35 % d’entre eux sont boursiers sur critères sociaux. Leurs taux de réussite ne sont pas la seule fierté d’Éric Ghérardi. Si près de la moitié des jeunes entrant à l’université en sortent sans aucun diplôme, cela n’arrive quasiment jamais à La Roche-sur-Yon, bien que le recrutement n’y soit pas sélectif comme à Assas ou à Dauphine. « Certains établissements fonctionnent selon une logique élitiste, explique le président de l’Ices. Nous n’avons rien contre, mais ce n’est pas la nôtre. Nous visons l’excellence.

Dans le public, 53 % des jeunes entrant à l’université en sortent sans aucun diplôme

Notre modèle revendique de pousser chaque étudiant à son meilleur, quel que soit son niveau. Nous accueillons de très bons élèves mais aussi des bacheliers avec mention passable, des bacs généraux mais aussi des bacs pros. » Le campus fonctionne selon le concept de « grande école universitaire », avec de fortes exigences en termes de méthode de travail. « Parfois, on doit tout reprendre depuis le début, les savoirs fondamentaux, l’orthographe et la grammaire, précise Éric Ghérardi. Ça ne sert à rien de se lamenter parce que le niveau baisse ! Nous agissons. »

L’Ices est également exigeant sur le plan du comportement. Le jeune qui entre à l’Ices signe une « charte de vie », et sa première année commence par un atelier sur les règles de vie sur le campus. Les portables sont interdits en cours, et les ordinateurs aussi, sauf demande spécifique des professeurs. Des promotions de 80 étudiants travaillent par groupes de vingt, encadrés chacun par un responsable pédagogique. À l’Ices, il n’y a pas d’étudiant qui disparaît en cours d’année sans que personne ne s’en inquiète. Le soutien psychologique est important et apprécié des « Icessiens ». Clara, 22 ans, est entrée à l’Ices en droit après une scolarité qu’elle qualifie elle-même de « pas terrible ». « Je ne travaillais pas assez, reconnaît-elle, et ça aurait été pire si j’avais été lâchée à l’université ! À l’Ices, j’avais tout le temps quelqu’un derrière moi et c’est grâce à ça que j’ai eu ma licence en trois ans. »

L’Institut vendéen revendique un taux d’insertion dans le marché du travail impressionnant : 95 % de ses étudiants sont recrutés en CDI moins de six mois après l’obtention de leur diplôme. L’absence d’encadrement est l’une des explications des performances globalement médiocres de notre enseignement supérieur. L’édition 2025 du rapport de l’OCDE souligne le paradoxe français : nous détenons le record d’accès aux études postbac, mais les résultats universitaires ne suivent pas. Seuls 34 % des étudiants inscrits en licence en 2023 ont obtenu leur diplôme en trois ans (à l’Ices, ils sont plus de 80 %). 46 % d’entre eux y sont parvenus en quatre ans, au prix d’un redoublement ou d’une réorientation. Plus d’un jeune sur quatre, contre 16 % en moyenne dans l’OCDE, est titulaire chez nous d’un master (bac + cinq), mais comme l’a noté Andreas Schleicher, directeur du département d’Éducation et des compétences de l’OCDE, en présentant le rapport, « en France, il y a des adultes qui ont passé des années à l’école et parfois à l’université et qui, à l’écrit, n’ont même pas les compétences d’un enfant de 10 ans ».

Reconnaissance des formations par l'État jaloux de son monopole

Les diplômes délivrés par les universités ne garantissent pas le niveau des lauréats, mais ils sont tous reconnus par l’État. Dans le supérieur privé, obtenir cette reconnaissance tient parfois du parcours du combattant. L’État accorde ainsi aux EESPIG l’autorisation de proposer des formations qui aboutissent à des diplômes nationaux, délivrés par des jurys. C’est l’un des moyens pour une fac privée de garantir à ses étudiants la valeur de son « grade de » licence, master, etc., « grade de » étant une précaution de langage ajoutée par le ministère de l’Enseignement supérieur pour ménager les universités [de l'État], très jalouses de leur monopole. L’autre moyen, le plus répandu parce que le plus simple, consiste à s’associer à une université – publique, donc. Il y a un véritable « marché » de la certification, certains diplômes ou titres RNCP (Répertoire national des certifications professionnelles) étant loués pour un montant qui peut aller de 500 à 1 000 €.

L’aspiration à répondre aux besoins du marché du travail est une caractéristique du privé

Dans certains secteurs, l’attractivité du privé s’explique tout simplement par l’absence ou la faiblesse de la concurrence du public. C’est le cas notamment des écoles de commerce, pour des raisons historiques : la plupart d’entre elles, à commencer par l’ESCP (École supérieure de commerce de Paris), autrement dit Sup de co, leur doyenne mondiale et aujourd’hui encore l’une des plus prestigieuses avec HEC (École des hautes études commerciales), l’Insead (Institut européen d’administration des affaires) et l’Essec (École supérieure des sciences économiques et commerciales), ont été fondées grâce à des initiatives privées, soutenues par les chambres de commerce, parce que le milieu des affaires requérait des compétences que l’université n’enseignait pas. Grâce à ces établissements, notre pays occupe quatre des dix premières places du classement mondial 2025 des maîtrises en gestion du Financial Times, performance française suffisamment rare en matière d’éducation pour être saluée.

Cette aspiration à répondre aux besoins du marché du travail est l’une des caractéristiques du privé. En ce qui concerne la formation des ingénieurs, par exemple, Polytechnique tient le haut du pavé, mais ce fleuron public est très difficile d’accès. Des années de prépa sont nécessaires, alors qu’on peut entrer directement dans le privé pour y suivre un cursus qui garantit une insertion professionnelle rapide. Pendant longtemps, les écoles d’ingénieurs publiques ont, en outre, méprisé l’informatique, ce qui a permis au privé de se tailler une place de choix. Dans ce domaine, l’Ensimag (École nationale supérieure d’informatique et de mathématiques appliquées) de Grenoble, publique, est la meilleure, mais elle est talonnée par l’Epita (École pour l’informatique et les techniques avancées), qui appartient au groupe privé Ionis, spécialisé dans la gestion, le rachat et la création d’établissements d’enseignement supérieur privé dans le secteur lucratif. Un secteur dont le développement exponentiel est en partie dû aux crédits publics dévolus à l’apprentissage, dopés par la réforme de 2018. Sur un million d’apprentis en France, 600 000 sont étudiants. L’enseignement supérieur privé lucratif attire les investisseurs. Créé en 2012, le groupe Galileo Global Education, détenu principalement par Téthys, la holding de la famille Bettencourt-Meyers, et par l’Office canadien de gestion des pensions (CPPIB), forme chaque année près de 300 000 étudiants dans ses quelque 70 établissements, répartis dans vingt pays, dont la moitié à l’étranger.

RÉUSSITE

La stratégie de Galileo, menée tambour battant par Marc-François Mignot Mahon, son président, a consisté à racheter des établissements de qualité, dans des domaines très divers. Galileo possède par exemple le réseau ESG (Écoles supérieures de gestion) mais aussi Paris School of Business ou encore l’EM Lyon (4e ou 5e grande école de commerce en France, selon les classements), dont il a acquis 40 % du capital en 2022. Il est également propriétaire du Cours Florent (la référence en France en matière d’enseignement des arts dramatiques) et de deux fleurons de l’enseignement du design et de l’architecture intérieure, Penninghen et Strate École de design… Le groupe a aussi fait ses emplettes à l’étranger ces dernières années avec Instituto de Estudios Universitarios à Mexico, Macromedia University and PFH University en Allemagne, Noroff School of Technology and Digital Media en Norvège, Istituto Marangoni en Italie, TAI School of Arts en Espagne, Regent’s University London au Royaume-Uni ou encore Liverpool Media Academy, une école spécialisée dans les médias, la musique et les arts du spectacle, détenue à 20 % par le chanteur Robbie Williams. Galileo vient aussi d’inaugurer un nouveau campus de 16 000 m2 à

Paris, dans les locaux historiques d’AgroParisTech, au cœur du Quartier latin. Six écoles, soit 3 600 étudiants, y sont regroupées, dont Paris School of Business, le Cours Florent, l’Atelier de Sèvres et Penninghen. Une telle réussite attise la suspicion : la documentariste Claire Marchal s’est penchée sur le fonctionnement du groupe. Dans Le Cube (2), fruit de deux ans d’investigations et de plus de 150 entretiens, elle l’accuse de privilégier la rentabilité financière au détriment de la qualité de l’enseignement. Le « cube » est le nom du logiciel de gestion de Galileo. Ses dirigeants se sont défendus avec vigueur, rappelant sa certification Qualiopi (une accréditation du ministère du Travail) et brandissant les conclusions d’une enquête menée par l’institut Harris auprès de ses étudiants. Selon elle, 77 % entre eux recommandent les établissements de Galileo et 90 % jugent leurs enseignants compétents. N’empêche : le 10 mars dernier, Marc-François Mignot Mahon a été reçu par la ministre de l’Éducation nationale Élisabeth Borne et Philippe Baptiste, ministre de l’Enseignement supérieur, « afin d’échanger sur les allégations relatives à des pratiques du groupe ». Dans la foulée, une inspection interministérielle a été missionnée pour assurer « une plus grande transparence du fonctionnement des établissements d’enseignement supérieur privés à but lucratif ». 

(1) Source : Sies (Sous-direction des systèmes d’information et des études statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur).

(2) Le Cube, révélations sur les dérives de l’enseignement supérieur privé, de Claire Marchal, Flammarion, 384 p., 22 €.


Source :Le Figaro Magazine

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