mardi 17 novembre 2020

Délation, censure, obsession de l'identité… « Pourquoi j'ai quitté le New York Times »

Délation, censure, obsession de l’identité… Bari Weiss (ci-contre), ex-collaboratrice des pages opinion du grand journal américain, raconte la dérive sectaire de cette institution du journalisme.

En juin, au plus fort des manifestations provoquées par la mort de George Floyd aux États-Unis, le sénateur républicain de l’Arkansas, Tom Cotton, publiait une tribune dans le New York Times appelant au déploiement des troupes fédérales dans les grandes villes américaines. Fait extrêmement rare, plus de 1 000 salariés du journal s’élevèrent contre l’article, inquiets, disaient-ils, de la dangerosité du propos. Penaud, le Times répondit que le processus de publication avait été hâtif, poussant le rédacteur en chef des pages opinion, James Bennet, à la démission. Un mois plus tard, sa subordonnée, Bari Weiss, dont les idées allaient souvent à l’encontre du consensus prévalent au sein du quotidien, quittait celui-ci, la nouvelle rencontrant un écho mondial. Une tempête dans un verre d’eau ? Pas si l’on considère que l’épisode est révélateur de la polarisation croissante de l’opinion américaine et de l’inquiétant enfermement des médias progressistes dans une orthodoxie identitaire. Depuis, la jeune et brillante journaliste, autrice du remarqué How to Fight Anti-Semitism (« Comment combattre l’antisémitisme »), lauréat d’un National Jewish Book Award 2019, est devenue le symbole des méfaits de cette étroitesse d’esprit, mais aussi de l’espoir de voir émerger une nouvelle garde soucieuse de pluralisme. Elle s’est confiée en exclusivité au Point depuis Los Angeles, où elle vit désormais.


Le point s’entretient avec Bari Weiss.

Le Point. — Ce n’est pas tous les jours qu’un journaliste démissionne du New York Times. Pourquoi avez-vous pris cette décision ?

Bari Weiss. — Il faut revenir plusieurs années en arrière. Pendant plus de quatre ans, j’ai travaillé au Wall Street Journal pour les pages opinion. Je me trouvais un peu à part, car j’étais la plus à gauche du service. J’étais très opposée à Trump, et, après son élection, il m’a semblé que le journal avait beaucoup de choses à dire sur les projets politiques du président, mais peu sur les implications morales de son investiture. À ce moment-là, comme beaucoup de Never Trumpers, j’ai cherché du travail ailleurs. Dans le même temps, le New York Times, comme d’autres organes de presse qui avaient manqué le phénomène Trump, se livrait à un examen de conscience. Il comprenait qu’il n’avait pas fait assez pour s’exposer et exposer ses lecteurs à des idées, à des personnes et à des politiciens qu’ils ne pouvaient pas rencontrer à Brooklyn ni dans l’Upper West Side. Ce qui s’est avéré une excellente occasion pour moi. Mais, soudain, de progressiste au Wall Street Journal, je suis devenue conservatrice au New York Times. Je m’y attendais ! Certains de mes collègues ne me parlaient pas, mais c’était supportable, c’était le prix à payer pour travailler dans le journal le plus puissant du monde. J’avais un travail passionnant, qui consistait essentiellement, au-delà de la publication épisodique d’articles, à commander des articles d’analyse et d’opinion [ce qu’on appelle en anglais un staff editor, NDLR] à des personnes qui n’auraient pas spontanément écrit dans le New York Times. Cela a duré un certain temps.

— Qu’est-ce qui a changé ?

— L’atmosphère est devenue trop hostile, une sorte d’ambiance mesquine de cour d’école. Avec le temps, il s’est avéré de plus en plus difficile d’écrire et de faire écrire les articles qui m’intéressaient — et je pense que — certains de ceux que j’ai écrits à mon arrivée au journal, en 2017, ne pourraient plus être publiés aujourd’hui. Et puis il y a eu le point de bascule, la démission forcée de mon supérieur hiérarchique — le rédacteur en chef des pages opinion, James Bennet — après la parution de la tribune du sénateur Tom Cotton.


 

— Que s’est-il passé exactement ?

— Je ne savais rien de cette tribune avant de la lire sur le site. Mais, comme Bennet m’avait embauchée et que tout ce qui sentait un peu la controverse au journal m’était immédiatement associé, beaucoup de mes collègues ont pensé que j’y étais mêlée. Le départ de Bennet m’a touchée personnellement. Quand votre chef se fait renvoyer en quarante-huit heures pour avoir publié la tribune d’un sénateur républicain qui exprime un point de vue partagé par la majorité des Américains, comment ensuite pouvoir prendre des risques en tant que journaliste ? Par ailleurs, l’atmosphère était si tendue que mon nouveau supérieur m’a explicitement demandé de ne plus commander d’articles d’opinion ! La nouvelle règle de publication des tribunes est devenue celle du « signal d’alarme » : quiconque, au sein de notre service, estimait qu’une tribune était offensante pouvait demander qu’elle ne soit pas publiée. Alors que j’avais été embauchée pour apporter un point de vue différent de la sensibilité du journal, tout cela n’avait — aucun sens. Je pouvais soit rester et travailler sur des sujets inoffensifs, soit partir et continuer à écrire ce que je crois être vrai. J’ai pris la décision de m’en aller, ce qui fut très difficile, mais je ne le regrette pas. Et ce que je vois du New York Times depuis mon départ ne fait que confirmer ce que j’y ai observé de près.

— Comment analysez-vous la réaction négative de certains de vos collègues à la tribune de Tom Cotton ?

— L’un des facteurs immédiats de la crispation des débats en juin et juillet derniers est sans aucun doute l’épidémie de Covid-19. À cause du confinement, de nombreuses interactions réelles ont été remplacées par des échanges en ligne. Or, quand vous êtes en présence de personnes en chair et en os, il est plus difficile de les diaboliser que sur le Net. Sans le confinement, je ne suis pas sûre que la réaction interne à la publication de cette tribune aurait été si radicale. Mais cela n’explique évidemment pas tout. Pour moi, les pages opinion du New York Times devraient pouvoir être un lieu d’expression pour un élu républicain assez conventionnel. Or nous avons assisté à une sorte de panique morale. Une réaction qui ne se produit jamais face à certains points de vue extrêmes « de gauche » — par exemple une tribune qui blanchit quelqu’un comme Louis Farrakhan [un militant noir et musulman, mais aussi un antisémite notoire, NDLR] ou une autre qui reproduit la propagande du Parti communiste chinois. Ou prenez, récemment, le premier titre qui a été donné à l’article racontant la décapitation de Samuel Paty : « La police française tire sur un homme et le tue après une attaque fatale au couteau dans la rue » [le titre est devenu «  Un homme décapite un enseignant dans la rue en France et est tué par la police », NDLR]. Et là, on se demande où est passée leur indignation  !

— Quand vous travailliez au New York Times, quels articles vous valaient la méfiance, voire l’animosité de vos collègues  ?

— J’aime me saisir des sujets que les autres ne traitent pas. Comme mes collègues, je n’aimais pas Donald Trump et j’aurais pu écrire un article sur lui par semaine, mais quelle en aurait été la valeur ajoutée  ? Ce qui m’a rendue impopulaire a été sans aucun doute, en premier lieu, mon opinion favorable sur Israël. Ensuite, mes articles sur #MeToo, par exemple «  The Limits of ‘Believe All Women’ » («  Il y a des limites à “croire toutes les femmes” ») ou un papier devenu viral sur le fait que parfois une expérience désagréable est simplement un rendez-vous amoureux raté, ou encore mon portrait de l’«  Intellectual Dark Web » [un groupe d’intellectuels anticonformistes, NDLR]. D’ailleurs, je trouve incroyable que le fait de critiquer #MeToo en estimant que le mouvement est allé trop loin soit une position controversée  ! De même, il ne devrait pas être interdit de suggérer qu’il y a des différences réelles entre les hommes et les femmes. Dans mes articles, je ne faisais qu’écrire ce que les gens expriment chez eux ou entre amis. Mais ces opinions — et c’est cela qui est terrifiant — sont devenues indicibles.

— Au fond, êtes-vous vraiment conservatrice  ?

— Je tiens fortement à un certain nombre de principes, comme la liberté d’expression. Si cela fait de moi une «  conservatrice », qu’on m’appelle ainsi, je m’en fiche. Pour moi, la véritable division dans les médias d’aujourd’hui est ailleurs : elle sépare ceux qui rendent compte des faits, y compris quand la vérité est dérangeante, et ceux qui croient à ce qu’on appelle la «  clarté morale » et donc promeuvent une certaine vision du monde. Dans un milieu comme celui du New York Times, la curiosité semble être à sens unique. Ce journal est fasciné par la désinformation venant de la droite, mais n’a rien à dire sur l’envahissement des institutions par une certaine idéologie progressiste intolérante, l’un des phénomènes les plus importants du moment. Pourquoi l’un des meilleurs journaux au monde a-t-il évolué ainsi  ? En partie à cause du modèle économique actuel de la presse, qui conduit à offrir au consommateur ce qu’il réclame. Fox, MSNBC, le New York Times, tous y sont soumis. Dans l’ancien modèle, on avait peur de fâcher les annonceurs ; dans celui d’aujourd’hui, on a peur de fâcher son public. La très grande majorité des lecteurs du New York Times s’identifient comme progressistes ou démocrates. Chaque rédacteur voulant que ses articles soient lus, il sait que, en flattant ses lecteurs et la foule des internautes, il aura du succès. Tout récit ou point de vue qui va à l’encontre du discours attendu rend la démarche du journaliste beaucoup plus risquée : il doit être sûr de lui et de son sujet, et il doit se convaincre que cela en vaut la peine. S’il veut garder son poste et qu’il a un crédit immobilier et des enfants, il ne se lancera pas dans ce projet. Et, comme les règles changent vite, il s’autocensure non seulement pour le présent, mais aussi pour l’avenir. Il anticipe : mes propos me causeront-ils des problèmes dans cinq semaines, dans cinq ans  ? Il n’existe pas encore de modèle économique vertueux pour inciter les journalistes à préférer le compte rendu honnête à la dépendance vis-à-vis du public.

— Pourquoi la majorité des journalistes semble-t-elle pencher à gauche  ?

— Les progressistes tendent à se tourner vers des secteurs peu lucratifs ou des projets idéalistes. Ensuite, il ne faut pas sous-estimer le besoin de se sentir accepté dans son cercle social, ce qui peut renforcer les tendances grégaires. C’est d’ailleurs pour cela que, aux États-Unis, si on veut façonner un média de qualité, il est très important, à mon avis, de recruter des personnes issues de toute l’Amérique — du Sud, du Midwest — et qui ont fréquenté une autre université que Harvard, Yale ou Columbia — voire qui n’ont pas fréquenté l’université tout court. Le journalisme, hier, c’était une profession de col-bleu   ! On n’avait pas besoin d’un diplôme pour faire un métier qui consiste à parler aux gens  ! L’un des journalistes les plus intéressants du New York Times, Michael Powell, était chauffeur de taxi.

— Mais le New York Times n’a-t-il pas toujours été de gauche  ?

— Si, bien sûr. Mais il y a une différence entre un biais progressiste et le renoncement, au nom de valeurs prétendument progressistes, à des principes fondateurs du journalisme comme la liberté d’expression et le pluralisme. Hier, les jeunes gens qui avaient fait des «  études culturelles » comme les études de genre laissaient leur engagement politique derrière eux au moment où ils rejoignaient une institution — le New York Times, McKinsey, JP Morgan, le Congrès —, car les valeurs de ces institutions façonnaient les individus. Aujourd’hui, c’est le contraire. La bonne nouvelle, c’est que les idées comptent. La mauvaise, c’est que, si vous marinez dans ce jus — que vous l’appeliez postmodernisme, néomarxisme ou politique identitaire — pendant vos études, vous apporterez ces idées dans ces institutions et transformerez celles-ci dans ce sens. Ce que je raconte du New York Times ne concerne pas seulement le New York Times. C’est une illustration, importante, mais qui reste une illustration, d’une révolution en cours à l’intérieur de nos institutions.

— Comment expliquez-vous que ces revendications identitaires émergent au moment même où les États-Unis sont moins racistes et sexistes que jamais  ?

— Il existe plusieurs interprétations, même si aucune n’est entièrement satisfaisante. L’une, qu’on ne soulignera jamais assez, est la mort de la religion et la façon dont la politique a pris sa place. Comment expliquer autrement le désir zélé de purger le monde des hérétiques, de ruiner la carrière de quelqu’un à cause d’un mauvais gazouillis  ? Une autre est ce que le critique Wesley Yang appelle la «  conservation de la souffrance psychique » : les sociétés occidentales sont les plus libres et les plus progressistes de l’Histoire, et pourtant la réaction émotionnelle et psychologique vis-à-vis de l’adversité y semble toujours aussi intense qu’hier. Une autre encore est le «  principe de Shirky » [de Clay Shirky, un commentateur spécialiste d’Internet, NDLR], selon lequel «  les institutions tendent à préserver le problème dont elles sont la solution ».

— Pourquoi est-il si difficile de convaincre les tenants de la politique identitaire de ses méfaits  ?

— Il faut établir une distinction entre la bonne et la mauvaise politique identitaire, comme le fait le chercheur en psychologie Jonathan Haidt. La bonne est de dire : il est possible que j’aie une expérience du monde différente de la vôtre parce que j’ai un certain vécu. Je vais donc utiliser ces éléments personnels pour vous faire entrer dans mon univers, afin que nous puissions nous comprendre. La mauvaise, celle qui gagne aujourd’hui, dit tout autre chose : vous êtes enfermé dans votre lignée, votre couleur de peau et les circonstances de votre naissance, et toute tentative de comprendre une personne plus opprimée que vous dans l’échelle des griefs est une quête futile. La seule possibilité qui s’offre à vous est de croire la réalité vécue par les opprimés, parce que leur prétention à la vérité et à la morale est plus légitime que la vôtre. C’est une idéologie totalisante qui ne fait que monter les gens les uns contre les autres.

— Dans votre livre, vous écrivez : «  La politique identitaire corrompue de droite (…) dit aux juifs qu’ils ne pourront jamais être assez blancs ou chrétiens. La politique identitaire corrompue de gauche (…) dit aux juifs qu’ils ne pourront jamais être assez opprimés. » Que voulez-vous dire  ?

— L’antisémitisme de droite est connu. Il est en hausse [chez qui ?] et cela m’effraie. L’antisémitisme de gauche est tout autre chose. Il fait abstraction de notre histoire en nous présentant comme des oppresseurs. Et nous dit : si vous voulez rejoindre la coalition des opprimés, vous devez rompre publiquement avec l’oppresseur. Hier, il fallait désavouer les colonies israéliennes, ce qui ne me pose aucun problème. Mais aujourd’hui, il s’agit de rejeter le droit d’Israël à exister tout court  ! Ce que je refuse. Comme je l’écris dans mon livre, «  on tolère les juifs pour peu qu’ils réalisent une sorte de conversion séculière par laquelle ils désavouent la plus grande part de ce qui les rend juifs ».

— Certains estiment que la cancel culture [culture de l’annulation] n’existe pas, qu’il ne s’agit que de critiques qui s’expriment sur les réseaux sociaux. 

— Je pense que nous n’avons pas encore pris la mesure des conséquences de ce phénomène, qui tire profit de tout ce que nous laissons sur le Net. C’est notre propre version du crédit social à la chinoise  ! Vous avez fait quelque chose de répréhensible quand vous aviez 16  ans   ? Eh bien cette tache numérique ne partira jamais. En contrepartie, les jeunes sont terrifiés par la perspective de prendre des risques, d’avoir des idées, de faire des erreurs. Tout cela va pousser les personnes les plus talentueuses à s’éloigner des métiers où l’on s’expose au public, et les plus folles, comme Donald Trump, à s’en saisir.

— Le politiquement correct n’est pas forcément un choix lucratif pour les institutions.

— Je pense que l’esprit woke [le fait d’être «  éveillé » au sens de sensible aux injustices, notamment raciales, ce que ses détracteurs décrivent comme une façon obsessionnelle d’être politiquement correct, NDLR] a encore un bel avenir devant lui. Et qui sait ce qu’il détruira sur son passage   ? Ce qui me désespère, c’est que tout ce dont nous avons besoin pour le combattre, c’est que les personnes chargées de protéger les valeurs de nos institutions refusent cette compromission. Mais si peu sont prêtes à le faire  ! D’autant que les plus intéressantes finissent par quitter les journaux ou les universités pour lesquels elles travaillaient pour se mettre à leur compte ou fonder des podcasts, comme Sam Harris ou Bret Weinstein. Cela veut dire que ces institutions n’encouragent plus la pensée libre. Et je ne compte plus le nombre de «  dissidents » — je ne sais pas comment les appeler autrement — dans les médias, les universités et les ONG qui m’écrivent en secret —, tous des progressistes qui ont peur de faire entendre leur voix.

— Qu’allez-vous faire maintenant  ?

— Réfléchir à la façon de réunir les journalistes et les penseurs qui ont les pieds sur terre, qui n’ont pas peur de la vérité et sont assez courageux pour la poursuivre. Ceux qui résistent à la wokeness sont atomisés. Je vis en ligne et je les connais tous, mais le dentiste de Cleveland ou l’avocat de Dallas n’en ont jamais entendu parler, même s’ils ont faim de ce genre de discours. Si nous voulons un vrai changement culturel, les gens ordinaires doivent pouvoir avoir accès à ce type de médias. Il faut leur montrer qu’ils ne sont pas seuls. C’est mon projet. Il va falloir accepter de rendre nos vies un peu moins confortables à court terme au nom de notre épanouissement à long terme. Car, aujourd’hui, nous faisons clairement le contraire.

Source : Le Point


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