En temps normal, la politique se confond avec l’administration : améliorer les services rendus à la population, équilibrer les budgets, lancer des projets économiques structurants. De bons managers font l’affaire.
Mais en temps de crise, ces gestionnaires sont bien démunis. Car pour traverser des temps difficiles, il faut des politiques capables de mobiliser des affects et des mythes, proposer un récit qui donne un sens fort à l’aventure collective, dessiner des horizons inspirants.
En temps de crise, il faut s’élever au-dessus de la partisanerie et passer de la politique à la métapolitique. Jusqu’à maintenant, Pierre Poilièvre a complètement raté ce passage.
Il n’est cependant pas le seul responsable.
Depuis leur virage « continentaliste » des années 1980 et leur adhésion enthousiaste au libre-échange avec les États-Unis, les conservateurs sont en panne de sens et leur logiciel idéologique tourne à vide.
Longtemps, les conservateurs ont été les porteurs d’un nationalisme qui se définissait par la négative. Être Canadien, c’était refuser le modèle américain, c’est-à-dire un type de société qui se fondait sur une rupture avec l’ancien monde européen, une foi illimitée dans le progrès, un égalitarisme et un individualisme qui pouvait mener au désordre et à la guerre civile.
Héritage britannique
Être conservateur canadien, c’était être fidèle à l’héritage britannique, à ce monde d’avant l’âge d’un progrès débridé, technique, déshumanisant, des tares qu’incarnait la grande république américaine et qu’avaient rejeté les loyalistes à la fin du XVIIIe siècle. Jusqu’aux années 1960, le conservatisme canadien est un antiaméricanisme.
En 1962, John Diefenbaker est le seul dirigeant politique occidental à exiger une enquête indépendante durant la crise des missiles de Cuba. L’année suivante, il déclenche des élections précipitées parce qu’il refuse que le Canada accueille des missiles américains à tête nucléaire. Lors du débat sur l’unifolié, Diefenbaker, redevenu chef de l’opposition, affiche son patriotisme en se drapant dans le Red Ensign – l’ancien drapeau où les armoiries canadiennes côtoyaient la croix britannique.
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L’ancien premier ministre du Canada, John Diefenbaker, en 1957 |
Dans Lament for a Nation, un essai crépusculaire publié en 1965, le philosophe conservateur George Grant pressentait la fin de ce Canada attaché à son passé et à ses traditions.
À ses yeux, la complaisance et la complicité coupable des élites canadiennes à l’endroit du géant américain annihilaient ce qu’il restait d’original dans l’identité canadienne, ou la vidaient de sa substance.
À la même époque, l’antiaméricanisme canadien passe à gauche. La jeunesse rejette la guerre du Viêtnam, le complexe militaro-industriel et les valeurs capitalistes des grandes corporations américaines. Pour cette gauche, ce qui distingue désormais le Canada des États-Unis, ce sont ses programmes sociaux beaucoup plus généreux, notamment son système de santé universel et gratuit, et une plus grande tolérance pour la diversité qu’incarnerait cette doctrine du multiculturalisme conceptualisée par des penseurs en vogue et inscrite dans la Loi constitutionnelle de 1982.
[Le Premier Ministre conservateur de 1984 à 1993] Brian Mulroney avait de belles qualités, mais il ne croyait pas beaucoup à la force des idées et à la contribution des intellectuels. Ce qu’il allait proposer aux Canadiens, c’était moins un nouveau programme idéologique qu’une simple alternance partisane. Car sur le fond, il souscrivait aux grands principes de la refondation de 1982 et ne proposait que des amendements mineurs (ex. : Accord du lac Meech). Le conservatisme canadien n’est devenu qu’économique et fiscal.
Un besoin d’élévation
Lorsqu’on écoute certaines entrevues de fond de Pierre Poilièvre, on constate vite ses compétences en économie et sa volonté sincère d’accroître le niveau de vie des Canadiens. Mais lorsqu’il doit réagir à la crise existentielle provoquée par les décisions erratiques du président Trump, il est incapable de mettre de côté la partisanerie et de montrer un peu d’élévation.
Au micro de Jordan Peterson pendant deux heures, il conclut son entretien de fond en répétant qu’il rêve d’améliorer le pouvoir d’achat du Canadien moyen. Dans sa réaction aux menaces de Donald Trump, il rappelle que les libéraux, avec leurs dépenses incontrôlées, ont brisé la « promesse canadienne » de prospérer et d’aspirer à une ascension sociale.
Ces objectifs sont certes nobles, mais Pierre Poilièvre devra nous expliquer : en quoi ils se distinguent de l’« American Dream » ?
Si le Canada des conservateurs n’est qu’une déclinaison du rêve américain, pourquoi ne pas accepter la proposition de Donald Trump de devenir le 51e État des États-Unis ?
Sinon, qu’est-ce que le Canada au juste, et quel serait son destin, son ambition, sa « vocation » selon lui ?
Pour répondre à ces questions, Pierre Poilièvre devra rouvrir ses livres d’histoire, laisser tomber un moment la partisanerie et passer de la politique à la métapolitique, c’est-à-dire à des considérations plus élevées sur le sens qu’il faut parfois donner, dans des circonstances hors de l’ordinaire, à une aventure collective. A-t-il les ressorts qu’il faut pour y arriver ?
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