Extraits du Destin français, on comprend que les gardiens du temple enragent dans les médias...
La flatterie des grandeurs
Il tempête. Il éructe. Il tonne. Il menace. Il vocifère. Il agonit les faibles d’injures, mais courbe l’échine devant les puissants. Il reçoit avec faste dans sa demeure de Ferney les riches et les gens titrés, il en chasse les pauvres et les manants. Il se plaint, gémit, se lamente, souffre mille morts, sempiternel moribond hypocondriaque, Volpone de comédie toujours entre la vie et la mort, pour mieux apitoyer et circonvenir.
On se croit avec Louis de Funès, mais on est avec Voltaire. On croit entendre de Funès : « Les pauvres sont faits pour être très pauvres et les riches très riches » ; mais c’est Voltaire qui dit : « Il faut absolument qu’il y ait des pauvres. Plus il y aura d’hommes qui n’auront que leurs bras pour toute fortune, plus les terres seront en valeur. »
On se croit avec de Funès frappant ses domestiques : « Vous êtes trop grand, baissez-vous, un valet ne doit pas être si grand ! », mais c’est Voltaire qui dit : « Il faut un châtiment qui fasse impression sur ces têtes de buffles… Laissons le peuple recevoir le bât des bâtiers qui le bâtent, mais ne soyons pas bâtés. »
Voltaire ou de Funès ? « Il eut toujours l’air d’être en colère contre ces gens, criant à tue-tête avec une telle force, qu’involontairement j’en ai plusieurs fois tressailli. La salle à manger était très sonore et sa voix de tonnerre y retentissait de la manière la plus effrayante1. »
Voltaire ou de Funès ? « J’ai honte de l’abrutissement et de la soumission basse et servile où j’ai vécu trois ans auprès d’un philosophe, le plus dur et le plus fier des hommes2. » Voltaire ou de Funès ? « En général le respect pour les grands avilit le fait qu’on admire ce qui est bien loin d’être admirable. On loue des actions et des discours qu’on mépriserait dans un particulier3. »
Voltaire est un de Funès lettré, un de Funès en majesté ; un de Funès en robe de chambre et perruque coiffée d’un bonnet de patriarche. De Funès pouvait tout jouer, industriel ou commerçant, flic ou mafieux, restaurateur ou grand d’Espagne ; Voltaire pouvait tout écrire, poésie, tragédie, roman, conte, essai politique, récit historique ou épopée. Le personnage incarné par Louis de Funès, avec un génie comique incomparable, traduisait l’avènement, dans la France pompidolienne du milieu du XXe siècle, d’une nouvelle bourgeoisie, avide et brutale, amorale et cynique, pressée de faire fortune et de parvenir. Voltaire incarne, avec un génie littéraire incomparable, l’avènement, dans la France de Louis XV du milieu du XVIIIe siècle, d’une nouvelle bourgeoisie, avide et brutale, amorale et cynique, pressée de faire fortune et de parvenir. La même soif de reconnaissance. Le même arrivisme. Le même mépris de classe. Le même darwinisme libéral. La même cruauté sociale. Le même règne de l’argent.
Un confident de Voltaire évoque ses « 150 000 livres de rentes dont une grande partie gagnée sur les vaisseaux ». La traite des Noirs « n’est pas sans doute un vrai bien », reconnaît Voltaire dans une formule alambiquée, avant d’écrire à son homme d’affaires : « J’attends avec toute l’impatience d’un mangeur de compote votre énorme cargaison bordelaise. » En octobre 1760, Voltaire sable le champagne avec quelques amis pour fêter la défaite au Québec des Français dans une guerre « pour quelques arpents de neige ». L’humiliation patriotique et le déclassement géostratégique lui paraissent de peu d’importance eu égard à l’enjeu commercial : sauvegarder en échange les possessions françaises aux Antilles et leurs exploitations sucrières, très abondantes et très rémunératrices, même si elles utilisent une main-d’œuvre d’esclaves alimentée par la traite des Noirs.
Notre humaniste détourne le regard. Business is business. Le travail est le souverain bien. Surtout le travail des pauvres. « Forcez les gens au travail, vous les rendrez honnêtes gens. » Il vante les déportations en Sibérie comme les forçats dans les colonies anglaises condamnés « à un travail continuel ». Il pense comme Quesnay, le chef de file des économistes physiocrates, « qu’il est important que le petit peuple soit pressé par le besoin de gagner » ; et n’a aucune compassion pour les « deux cent mille fainéants qui gueusent d’un bout du pays à l’autre, et qui soutiennent leur détestable vie aux dépens des riches ».…
Le grand importateur des « idées anglaises »
Notre grand homme habille son insensibilité sociale et sa cupidité insatiable des oripeaux savants de la liberté. Il a rapporté d’Angleterre ce mariage de libéralisme économique et de libéralisme politique et philosophique. Il est le grand importateur de ces « idées anglaises » que nos armées vont bientôt répandre dans toute l’Europe, après avoir bouleversé la France, pour le meilleur, mais aussi pour le pire : « Les Français ne furent que les singes et les comédiens de ces idées, leurs meilleurs soldats aussi, en même temps, malheureusement, que leurs premières et plus complètes victimes, car la pernicieuse anglomanie des “idées modernes” par étioler si bien l’âme française qu’on ne se rappelle plus, aujourd’hui, qu’avec une surprise presque incrédule son XVIe et son XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée de jadis, son pouvoir créateur, sa noblesse… La noblesse européenne — noblesse du sentiment, du goût, des mœurs, bref, la noblesse de tous les sens élevés du mot — est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des idées modernes est l’œuvre de l’Angleterre4. »
L’attrait était trop grand. Le goût du changement. La fascination des grands mots et des grands principes. La liberté de penser, d’écrire, de parler ; la liberté de commercer aussi. La liberté de croire ou de ne pas croire. Les droits de l’homme. La tolérance qu’il défend urbi et orbi, pour la réhabilitation de Calas ou du chevalier de La Barre, et qu’il pratique si peu : « La tolérance ? Prêchez-la d’exemple », lui lance Madame du Deffand. Ses proches seuls ont deviné que la tolérance voltairienne reposait non tant sur le respect de chacun que sur le mépris de tous.
Même mépris de la « populace » catholique qui a persécuté les Calas et de ces « imbéciles » de Calas. « Nous ne valons pas grand-chose, mais les huguenots sont pires que nous. » Mépris des Juifs : ces « ennemis du genre humain » ; cette « horde vagabonde des Arabes appelés Juifs ».
Mépris des pauvres : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants… Le vulgaire ne mérite pas qu’on pense à l’éclairer… Les frères de la doctrine chrétienne sont survenus pour achever de tout perdre: ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot et la lime, mais qui ne veulent plus le faire. »
Mépris du peuple : « C’est une très grande question de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. »
Mépris des Français : « La chiasse du genre humain… les premiers singes de l’univers… une race de singes dans laquelle il y a eu quelques hommes… Au-dessous des Juifs et des Hottentots. »
Mépris de l’humanité : « Regardons le reste des hommes comme les loups, les renards, et les cerfs qui habitent nos forêts. »
C’est à ce point d’intersection que se rejoignent le tempérament et l’idéologie. Son humanisme est perverti par son sentiment de supériorité. Voltaire s’approprie le mot célèbre de Terence : « Je suis homme ; rien de ce qui est humain ne m’est étranger » ; mais il décide qui est homme et qui ne l’est pas. Il y a les « honnêtes gens » et la « canaille ». Pour cette « canaille », un Dieu est indispensable pour les « empêcher de me voler ». Voltaire animalise à tour de bras ses ennemis : « Il est juste d’écarter à coups de fouet les chiens qui aboient sur notre passage », autant que la populace, les « sauvages », les Noirs, les Hottentots, les Juifs : « animaux calculants », les « bêtes puantes de jésuites ».
C’est le cœur de son désaccord avec Rousseau : « Il n’y a que lui qui soit assez fou pour dire que tous les hommes sont égaux. » C’est surtout le cœur de son conflit avec l’Église catholique. Dans son combat inexpiable contre le catholicisme, on ne sait qui est la poule et qui est l’œuf ; on ne sait si Voltaire récuse l’égale dignité de tous les hommes parce que c’est un credo catholique ou s’il vomit le catholicisme parce qu’il défend l’égale dignité de tous les fils d’Adam : « Notre aumônier prétend que les Hottentots, les nègres et les Portugais descendent du même père. Cette idée est bien ridicule... voilà bien une plaisante image de l’être éternel qu’un nez noir épaté avec pas ou point d’intelligence. »
Dans son livre Naissance du sous-homme au cœur des Lumières, Xavier Martin montre comment la remise en cause par Voltaire du message universaliste chrétien le conduit irrémédiablement à une hiérarchisation entre les hommes, mère de toutes les dérives ; comment sa haine du christianisme l’amène naturellement à celle du peuple qui l’a inspiré. Jésus : « Un Juif de la populace, né dans un village juif, d’une race de voleurs et de prostituées… un ignorant de la lie du peuple, prêchant surtout l’égalité qui flatte tant la canaille… » Saint Paul : « menteur et méchante bête », qui « parviendrait à ruiner l’Empire romain en faisant triompher le principe d’égalité de tous les hommes devant un seul Dieu ». Sans oublier la Genèse, ce « roman asiatique », un texte alourdi de « toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable ».
Notre historien iconoclaste note que Drumont dans La France juive comme Fourier ou Proudhon, dans leurs diatribes antisémites, citent copieusement Voltaire. Chamberlain, célèbre antisémite anglais du XIXe siècle, fonde lui aussi « sa récusation de l’unité de l’espèce humaine sous l’autorité des Lumières ». Le coup de grâce est donné par le plus grand historien de l’antisémitisme en Europe, Léon Poliakov : « L’écrasement de l’infâme préludera (à travers autant de médiations qu’on voudra) à des égorgements autrement vastes. » Le peuple vendéen sera le premier à subir dans sa chair ce déni d’humanité. D’autres ne tarderont pas à être qualifiés de « sous-hommes » et d’animaux. « Le christianisme avait fait prévaloir l’unité du genre humain. Le règne de la raison va paradoxalement battre en brèche cette conception adamique de l’humanité en minant l’idée même de l’unité de l’espèce », souligne Georges Bensoussan, historien de la Shoah.
La division de l’humanité en races distinctes, et bientôt inégalitaires, sortira au XIXe siècle de cette remise en cause voltairienne de l’unité chrétienne de l’espèce humaine. Les Chamberlain, Gobineau, Rosenberg ne sont pas les produits odieux des anti-Lumières, mais les fils des Lumières. Pas les rebelles contre Voltaire, mais ses enfants dégénérés. Les bâtards de Voltaire !
L’auteur de Candide a de la chance : la postérité progressiste et humaniste refuse cette leçon pourtant implacable. Et se bouche les oreilles lorsque Poliakov retourne l’ironie voltairienne contre le maître : « On continuera donc à combattre le racisme au nom de ces apôtres des Lumières qui en furent les inventeurs de fait. »
Voltaire est encore plus grand mort que vivant
Ces efforts démythificateurs sont vains. Voltaire est encore plus grand mort que vivant. Son talent littéraire souverain intimide jusqu’aux plus hostiles. Même Joseph de Maistre prend des précautions avant d’abattre l’idole : « Il ne faut louer Voltaire qu’avec une certaine retenue, j’ai presque dit à contrecœur. L’admiration effrénée dont trop de gens l’entourent est le signe infaillible d’une âme corrompue. »
Pourtant de Maistre voit juste avec deux siècles d’avance. La postérité n’a pas conservé grand-chose de son œuvre protéiforme : quelques contes où sa légèreté ironique fait merveille, comme Candide ; mais rien de ses tragédies, encore moins de ses poésies ou épopées (La Henriade !) ne subsiste dans les mémoires. Ses textes politiques n’ont pas la profondeur de ceux de Montesquieu ou de Rousseau. Il est un pamphlétaire de talent, un activiste de génie. La profondeur allemande du XIXe siècle fait de Voltaire un usurpateur de la « philosophie ».
En dépit de tout, François-Marie Arouet, dit Voltaire, incarne, à nos yeux qui refusent de se dessiller, la liberté et la modernité, la fin de l’obscurantisme religieux et de la superstition, l’ère de la raison souveraine et de l’individu qui s’émancipe des corsets holistes de la société traditionnelle. « Voltaire, c’est la fin du Moyen Âge », s’inclinera encore Lamartine. Mais pourquoi lui ? Ses thuriféraires évoquent les persécutions qu’il aurait subies, ses séjours à la Bastille, les bastonnades des grands pour son irrévérence, son mot célèbre et insolemment prophétique : « Votre nom finit où le mien commence. » En 1717, il a 23 ans ; il est emprisonné pour avoir écrit des vers injurieux contre le Régent ; mais il sort de la Bastille onze mois plus tard après avoir envoyé un poème au Régent… qui lui verse une pension. En 1726, après la volée que lui inflige le chevalier de Rohan-Chabot, tout Paris se presse pour le visiter. L’appartement qui lui sert de prison s’avère trop petit pour recevoir la foule qui se bouscule ; il faut le libérer.
On a connu persécutions plus cruelles. Celles que connaissent notamment les Polonais envahis en 1768 par Catherine II. Voltaire la défend pourtant : « L’impératrice de Russie non seulement établit la tolérance universelle dans ses vastes États, mais elle envoie une armée en Pologne, la première de cette espèce depuis que la terre existe, une armée de paix qui ne sert qu’à protéger les droits des citoyens et à faire trembler ses persécuteurs. »
Voltaire invente à cette occasion la guerre humanitaire, la guerre pour la paix, la guerre pour la liberté des peuples qu’on occupe. Il est prêt à tout pour protéger ses amis souverains. Il qualifiera même le meurtre de son mari par l’impératrice de « bagatelle ».
En revanche, il ne passe rien au roi de France, ce « despote ». Louis XV a un irrémédiable défaut : il ne le reçoit pas, ne dîne pas avec lui en tête à tête, n’entretient pas de conversation épistolaire. Ne lui demande pas son avis sur la politique à mener ; ne recherche pas son aval avant de déclarer la guerre. En dépit des pressions, des supplications de la Pompadour, Louis XV ne goûte pas la compagnie de Voltaire, le trouve pédant, fat. Louis XV est de l’ancienne roche, il a un confesseur de l’Église catholique. Ces Capétiens sont désuets ; ils n’ont pas compris les temps nouveaux : ils ne traitent pas Voltaire (et les autres philosophes) en directeur de conscience : « Aucun prince ne commencera la guerre, disait Frédéric II, avant d’en avoir obtenu l’indulgence plénière des philosophes. Désormais ces messieurs vont gouverner l’Europe comme les papes l’assujettissaient autrefois. » L’impératrice russe Catherine II ne dira pas autre chose à propos de son long compagnonnage avec Diderot : « Tout au long de ces années, j’ai fait semblant d’être l’élève et lui le maître sévère. »
Une nouvelle race d’écrivains
Voltaire est libéral, mais pas démocrate : « J’aime mieux obéir à un seul tyran qu’à trois cents rats de mon espèce. » Son régime idéal est le despotisme éclairé. Le despotisme éclairé par la philosophie. Il est une réinvention du roi-philosophe de Platon. Il se rêve despote du despote. D’où ses démêlés tumultueux avec Frédéric II, qui supporte mal sa tutelle. Il inaugure une nouvelle race d’écrivains, qu’on appellera un siècle plus tard « intellectuels », qui ont pour caractéristique commune d’aduler les despotes (on dira bientôt « tyran » ou « dictateur »), mais seulement quand ils sont étrangers : allemands, italiens, russes, algériens, égyptiens, africains, vietnamiens et même chinois. Déjà, à l’époque de Voltaire, Quesnay faisait l’éloge du Despotisme de la Chine (1767) ! Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Ces despotes sont tous éclairés, progressistes, humanistes. Ils sont l’avenir du monde. L’horizon indépassable. Encore plus loués, louangés et flattés lorsqu’ils sont les ennemis de la France. Cette xénophilie militante s’étend à leurs peuples. Ceux-ci sont fiers, dignes, et ont les vertus viriles qu’on reproche au peuple français d’avoir perdues ; ou qu’on lui interdit de posséder. Ils se battent toujours pour la liberté. Eux aussi sont encore plus dignes d’éloges quand ils se révoltent contre la France.
Voltaire est le père de tous ces futurs « intellectuels ». Leur maître. Leur modèle indépassable. Le père de générations successives de destructeurs, « déconstructeurs », nihilistes, amoureux insatiables de la table rase. Dans Les Origines de la France contemporaine, Taine a bien saisi la place éminente que tient Voltaire dans la généalogie de l’esprit français qui conduit à la grande saturnale de la Révolution française. Au XVIIe siècle, les classiques utilisent un langage épuré, abstrait, qui par sa clarté devient universel. Avec La Rochefoucauld, La Bruyère, Racine, Descartes, Boileau, l’honnête homme est déjà de nulle part et de partout. Il est français parce qu’il est universel ; universel parce que français. Mais le dogme monarchique et religieux est à l’époque encore intact.
Enfin vint Voltaire. Ou plutôt l’esprit scientifique du monde revisité par Voltaire. Descartes et Newton apportés, transcendés, simplifiés, épurés par Voltaire. La raison, sacralisée par la science, corrode tout, mine tout, détruit tout. La tradition est balayée. Le dogme religieux ne s’en remettra pas. La monarchie suivra. Il suffira qu’au pessimisme du XVIIe siècle succède l’optimisme du XVIIIe, pour que toutes les digues soient emportées. L’homme est partout le même, il a donc les mêmes droits partout. Dans les livres des philosophes, les Persans, les Chinois, les Grecs, les Byzantins, les Turcs, les Arabes, les ouvriers, les bourgeois, les chevaliers du Moyen Âge parlent et pensent tous comme un Parisien du XVIIe siècle qui fréquente les salons de Madame du Deffand. Personne ne s’en étonne.
Le premier témoin du déclin de la France
Voltaire est le premier à avoir connu, subi, souffert sans doute, le déclin de la France à la fin du siècle de Louis XIV. Les défaites de la guerre de Succession d’Espagne, la montée en puissance de l’Angleterre, les concessions du traité d’Utrecht, les ouvertures de la Régence vers les puissances protestantes, autant de signes d’un détestable affaiblissement. Voltaire sera le premier théoricien du « déclinisme » français avec son « siècle de Louis XIV », conçu comme un monumental reproche à son successeur. Voltaire sera également le premier intellectuel — d’une interminable lignée — qui ira chercher à l’étranger – Angleterre, mais aussi Prusse, voire Russie – un modèle et un maître, voire un protecteur contre la « canaille » française.
Seul Rousseau, une fois encore, a compris ce qui se trame ; seul Rousseau a dénoncé l’entourloupe : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux ; tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Voltaire ne peut déchoir dans la mémoire collective, car, tel un roi, il est porté par les générations successives des écrivains et intellectuels qui se glorifient à travers lui. Le voltairien est le soutien solide de la République radicale ; l’ancêtre de Ferney est la figure tutélaire des « couches nouvelles » de Gambetta, de cette élite bourgeoise qui a compris qu’il est des Républiques douces à l’argent. Encore un siècle et on retrouve notre Voltaire en aïeul des libéraux-libertaires qui ne sont sortis de leurs chimères révolutionnaires de Mai 68 que pour mieux endosser les habits de la cossue bourgeoisie mondialisée. Toujours au nom de la liberté, du progrès, du cosmopolitisme. Un joyeux agnosticisme tonitruant les anime qui n’épargne que les monothéismes juif et musulman ; au nom des crimes du passé de l’odieuse Église catholique : toujours et encore « écraser l’infâme », même lorsque l’infâme est à terre.
Cette alliance entre la « philosophie » et l’« argent », entre les intellectuels de la liberté et les capitalistes libéraux, donnera ses fruits politiques les plus éclatants lors de la Révolution, comme l’a si bien analysé Edmund Burke : « C’est pourquoi l’alliance des auteurs en question avec les capitalistes n’a pas peu contribué à affaiblir dans le peuple les sentiments de haine et d’envie que lui inspirait cette forme de richesse […] ils attiraient, à force d’exagération, les haines les plus fortes sur les fautes de la cour, de la noblesse et des prêtres. Devenus une espèce de démagogues, ils servirent de chaînon pour unir, au service d’une même entreprise, l’opulence et la misère, le faste odieux des uns et la turbulence affamée des autres […] l’alliance des gens d’argent et des gens de lettres explique la furie universelle avec laquelle on a attaqué l’ensemble du patrimoine foncier de l’Église et des communautés religieuses tout en protégeant avec un soin extrême, contrairement aux principes mêmes qui sont invoqués, des intérêts d’argent qui tirent leur origine de la seule autorité de la Couronne5. »
Cette alliance a déjà vaincu avant la Révolution. Voltaire a connu de son vivant la déchristianisation de la société française. Une déchristianisation profonde, inéluctable, qui commença par les hautes sphères de la société pour s’étendre jusqu’au peuple. Ses amis en plaisantaient : « Vous voyez la Terre promise et vous n’y entrerez pas », lui écrit Madame du Deffand. Lui-même en riait : « Cela est pourtant fâcheux ; de quoi nous moquerons-nous ? »
Voltaire « écrasa l’infâme ». Ce n’est ni la Révolution, ni la Terreur, ni Robespierre, mais Louis XV lui-même, pourtant profondément catholique, qui donnera les premiers et décisifs coups de ciseaux dans la millénaire robe sans coutures de l’Église, en expulsant la congrégation des Jésuites en 1764, à l’exultation des philosophes, pour la plupart anciens élèves ingrats de ces mêmes jésuites.
Voltaire et Diderot n’avaient pas été les seuls à sortir des collèges jésuites. Toutes les élites, pendant des siècles, avaient été éduquées par les émules d’Ignace de Loyola. Avec l’expulsion des Jésuites, le rapport de force bascule. L’école ne cessera plus d’être un enjeu majeur de la guerre idéologique. Qui éduque les enfants tient les cerveaux de l’élite. Qui tient les cerveaux de l’élite domine les esprits du pays. Les élèves rebelles deviennent les maîtres. Les persécutés, les persécuteurs. Les vaincus, les vainqueurs. C’est la Révolution avant la Révolution. La Révolution sous l’Ancien Régime. La Révolution avec la bénédiction de l’Ancien Régime.
Cette victoire idéologique et culturelle n’est pas le fruit du hasard ni du seul talent littéraire de Voltaire. Elle est le produit d’une organisation de fer, quasi militaire, d’une lutte inexpiable menée contre les adversaires de la « philosophie ». Une guerre imaginée, orchestrée, conduite par Voltaire lui-même. « Je voudrais que les philosophes puissent faire un corps d’initiés et je mourrais content », écrit-il à d’Alembert ; « Ameutez-vous et vous serez les maîtres : je vous parle en républicain, mais aussi il s’agit de la République des lettres oh ! la pauvre République. »
Il donne l’exemple. Il poursuit de sa vindicte tous ceux qui osent le contredire, le contester, l’affronter. La postérité a conservé le souvenir de ses altercations avec Jean-Jacques Rousseau. Son mépris, sa morgue contre celui qui « donnait envie de se mettre à quatre pattes ». On sait moins que la lutte intellectuelle se doublait d’une chasse à l’homme judiciaire et policière. Il n’hésite pas à susciter des lettres de cachet contre ses ennemis ; il fait tout pour qu’on enferme Fréron à la prison de Bicêtre ; s’en réjouit quand ses souhaits sont exaucés : « Vous avez enterré Fréron, vous étoufferez les autres insectes dans leur naissance. » Il écrit au duc de Richelieu : « Nous avions besoin autrefois qu’on encourageât la littérature et aujourd’hui il faut avouer que nous avons besoin qu’on la réprime. »
Il revient à l’historien Augustin Cochin le grand mérite d’avoir exhumé la face noire de ce qu’il appelait la « secte philosophique. » Elle prend forme et force pendant les années 1770. La « République des lettres » chère à Voltaire intimide jusqu’à la cour. L’Encyclopédie de Diderot impose ses thèmes et ses lois ; deux ou trois salons parisiens, dirigés par des amies ou des alliées de Voltaire, animent un débat intellectuel biaisé d’où les adversaires de la « philosophie » sont ostracisés ou ridiculisés ; l’Académie française a été conquise de haute lutte avec l’entrée de Duclos, et surtout de d’Alembert. En province se multiplient les académies dans les grandes villes et les sociétés littéraires dans les bourgades, sur le modèle parisien. La correspondance au sein de ce petit monde est incessante ; elle unifie et rassemble l’armée des philosophes, petits et grands, au sein des « foyers de Lumières ». La meute se ligue et se lève à volonté contre le clergé ou la cour, contre tel ou tel qui a cru s’attaquer à une coterie locale et se retrouve déchiqueté de toutes parts.
« De 1765 à 1780, le monde littéraire et politique subit une Terreur sèche, dont l’Encyclopédie est le Comité de salut public et d’Alembert le Robespierre. Sa guillotine est la diffamation, l’“infamie”, comme on dit alors, mot lancé par Voltaire, qui s’emploie dès 1775 dans les sociétés de province : “Noter d’infamie est une opération bien définie, qui comporte toute une procédure, enquête, discussion, jugement, exécution enfin, c’est-à-dire condamnation publique au mépris, encore un de ces termes de droit philosophique dont nous n’apprécions plus la portée. Et les têtes tombent en grand nombre : Fréron, Pompignan, Palissot, Gilbert, Linguet, l’abbé de Voisenon, l’abbé Barhélemy, Chabanon, Dorat, Sedaine, le président de Brosses, Rousseau lui-même, pour ne parler que des gens de lettres, car le massacre fut bien plus grand dans le monde politique6…” »
La révolution intellectuelle a précédé la révolution politique selon un cheminement qui sera théorisé plus tard par le communiste italien Gramsci. C’est l’Ancien Régime qui a élevé, protégé et choyé en son sein le serpent philosophique qui le tuera. Des années après la Révolution, le comte de Ségur évoquera dans ses Mémoires le climat qui régnait dans les hautes sphères de la société : « La gravité des anciennes doctrines nous pesait. La riante philosophie de Voltaire nous entraînait en nous amusant […] La liberté, quel que fût son langage, nous plaisait par son langage ; l’égalité, par sa commodité […] Si l’inégalité durait encore dans la distribution des places et des charges, l’égalité commençait à régner dans les sociétés. En beaucoup d’occasions, les titres littéraires avaient la préférence sur les titres de noblesse […] Les institutions restaient monarchiques, mais les mœurs devenaient républicaines […]. Nous préférions un mot d’éloge de d’Alembert, de Diderot, à la faveur la plus signalée d’un prince… »
Un climat de guerre civile froide
Voltaire a forgé ce climat de guerre civile froide propre à la vie intellectuelle française. Les Jacobins traiteront leurs adversaires en criminels à exécuter ; les communistes, en ennemis de classe à ostraciser. Le sectarisme des progressistes perdure jusqu’à aujourd’hui ; leur propension à judiciariser, psychiatriser, animaliser les conflits politiques ; à refuser à leurs adversaires leur liberté, leur raison, jusqu’à leur statut d’être humain parfois. Leur faculté sidérante à se poser en victimes alors qu’ils sont bourreaux. Leur réécriture fallacieuse de l’Histoire. Tout est dans Voltaire, à la fois père tutélaire et matrice expérimentale.
Les « philosophes » ont reproché aux pères de l’Église d’avoir asservi la raison à la théologie ; mais ils ont, eux, asservi Dieu à la raison. Au moins, la raison a-t-elle pu se rebeller et s’émanciper de la théologie. Tous les pays occidentaux ont connu une sécularisation de l’espace public comparable à celle de la France ; mais seul notre pays voltairien a poussé la déchristianisation aussi loin et avec une telle hargne vengeresse, provoquant désert spirituel, anomie sociale et contrôle quasi totalitaire des esprits par une élite sectaire et intolérante.
Sans doute les deux phénomènes sont-ils intimement liés : parce qu’ils voulaient détruire l’Église et la religion catholique, et non pas seulement desserrer son étau parfois étouffant, Voltaire et les siens ont dû la remplacer. Pour la remplacer, l’imiter. Les adversaires de l’Église ont fondé une contre-Église ; les ennemis des prêtres ont prêché ; pour mieux dénoncer les persécutions et les excommunications, ils ont persécuté et excommunié.
Voltaire était drôle mais méchant ; talentueux mais arrogant ; esprit supérieur qui use de sa liberté pour balayer ceux qui ne sont pas à son niveau. Ses défauts de caractère altèrent son génie. Son sourire est toujours ironie ; sa tolérance toujours mépris ; ses moqueries toujours sarcasmes. Il blasphème ou insulte. Il a pour l’éternité ce masque de vieillard amer et revêche dont l’a affublé le sculpteur Houdon ; et arbore à jamais cet « hideux sourire » qu’évoque Musset. « Le rire qu’[il] excite n’est pas légitime : c’est une grimace […]. Un rictus épouvantable, notait déjà Joseph de Maistre.
D’autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Sodome l’eût banni7. »
Son talent souverain a corrodé pour toujours l’esprit français de cette aigreur hautaine et grimaçante. L’Église n’avait pas tort de refuser les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons.
Voltaire le notait lui-même : « Un esprit corrompu ne fut jamais sublime. »
La flatterie des grandeurs
Voltaire (F.-M. Arouet) |
On se croit avec Louis de Funès, mais on est avec Voltaire. On croit entendre de Funès : « Les pauvres sont faits pour être très pauvres et les riches très riches » ; mais c’est Voltaire qui dit : « Il faut absolument qu’il y ait des pauvres. Plus il y aura d’hommes qui n’auront que leurs bras pour toute fortune, plus les terres seront en valeur. »
On se croit avec de Funès frappant ses domestiques : « Vous êtes trop grand, baissez-vous, un valet ne doit pas être si grand ! », mais c’est Voltaire qui dit : « Il faut un châtiment qui fasse impression sur ces têtes de buffles… Laissons le peuple recevoir le bât des bâtiers qui le bâtent, mais ne soyons pas bâtés. »
Voltaire ou de Funès ? « Il eut toujours l’air d’être en colère contre ces gens, criant à tue-tête avec une telle force, qu’involontairement j’en ai plusieurs fois tressailli. La salle à manger était très sonore et sa voix de tonnerre y retentissait de la manière la plus effrayante1. »
Voltaire ou de Funès ? « J’ai honte de l’abrutissement et de la soumission basse et servile où j’ai vécu trois ans auprès d’un philosophe, le plus dur et le plus fier des hommes2. » Voltaire ou de Funès ? « En général le respect pour les grands avilit le fait qu’on admire ce qui est bien loin d’être admirable. On loue des actions et des discours qu’on mépriserait dans un particulier3. »
Voltaire est un de Funès lettré, un de Funès en majesté ; un de Funès en robe de chambre et perruque coiffée d’un bonnet de patriarche. De Funès pouvait tout jouer, industriel ou commerçant, flic ou mafieux, restaurateur ou grand d’Espagne ; Voltaire pouvait tout écrire, poésie, tragédie, roman, conte, essai politique, récit historique ou épopée. Le personnage incarné par Louis de Funès, avec un génie comique incomparable, traduisait l’avènement, dans la France pompidolienne du milieu du XXe siècle, d’une nouvelle bourgeoisie, avide et brutale, amorale et cynique, pressée de faire fortune et de parvenir. Voltaire incarne, avec un génie littéraire incomparable, l’avènement, dans la France de Louis XV du milieu du XVIIIe siècle, d’une nouvelle bourgeoisie, avide et brutale, amorale et cynique, pressée de faire fortune et de parvenir. La même soif de reconnaissance. Le même arrivisme. Le même mépris de classe. Le même darwinisme libéral. La même cruauté sociale. Le même règne de l’argent.
Un confident de Voltaire évoque ses « 150 000 livres de rentes dont une grande partie gagnée sur les vaisseaux ». La traite des Noirs « n’est pas sans doute un vrai bien », reconnaît Voltaire dans une formule alambiquée, avant d’écrire à son homme d’affaires : « J’attends avec toute l’impatience d’un mangeur de compote votre énorme cargaison bordelaise. » En octobre 1760, Voltaire sable le champagne avec quelques amis pour fêter la défaite au Québec des Français dans une guerre « pour quelques arpents de neige ». L’humiliation patriotique et le déclassement géostratégique lui paraissent de peu d’importance eu égard à l’enjeu commercial : sauvegarder en échange les possessions françaises aux Antilles et leurs exploitations sucrières, très abondantes et très rémunératrices, même si elles utilisent une main-d’œuvre d’esclaves alimentée par la traite des Noirs.
Notre humaniste détourne le regard. Business is business. Le travail est le souverain bien. Surtout le travail des pauvres. « Forcez les gens au travail, vous les rendrez honnêtes gens. » Il vante les déportations en Sibérie comme les forçats dans les colonies anglaises condamnés « à un travail continuel ». Il pense comme Quesnay, le chef de file des économistes physiocrates, « qu’il est important que le petit peuple soit pressé par le besoin de gagner » ; et n’a aucune compassion pour les « deux cent mille fainéants qui gueusent d’un bout du pays à l’autre, et qui soutiennent leur détestable vie aux dépens des riches ».…
Le grand importateur des « idées anglaises »
Notre grand homme habille son insensibilité sociale et sa cupidité insatiable des oripeaux savants de la liberté. Il a rapporté d’Angleterre ce mariage de libéralisme économique et de libéralisme politique et philosophique. Il est le grand importateur de ces « idées anglaises » que nos armées vont bientôt répandre dans toute l’Europe, après avoir bouleversé la France, pour le meilleur, mais aussi pour le pire : « Les Français ne furent que les singes et les comédiens de ces idées, leurs meilleurs soldats aussi, en même temps, malheureusement, que leurs premières et plus complètes victimes, car la pernicieuse anglomanie des “idées modernes” par étioler si bien l’âme française qu’on ne se rappelle plus, aujourd’hui, qu’avec une surprise presque incrédule son XVIe et son XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée de jadis, son pouvoir créateur, sa noblesse… La noblesse européenne — noblesse du sentiment, du goût, des mœurs, bref, la noblesse de tous les sens élevés du mot — est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des idées modernes est l’œuvre de l’Angleterre4. »
L’attrait était trop grand. Le goût du changement. La fascination des grands mots et des grands principes. La liberté de penser, d’écrire, de parler ; la liberté de commercer aussi. La liberté de croire ou de ne pas croire. Les droits de l’homme. La tolérance qu’il défend urbi et orbi, pour la réhabilitation de Calas ou du chevalier de La Barre, et qu’il pratique si peu : « La tolérance ? Prêchez-la d’exemple », lui lance Madame du Deffand. Ses proches seuls ont deviné que la tolérance voltairienne reposait non tant sur le respect de chacun que sur le mépris de tous.
Même mépris de la « populace » catholique qui a persécuté les Calas et de ces « imbéciles » de Calas. « Nous ne valons pas grand-chose, mais les huguenots sont pires que nous. » Mépris des Juifs : ces « ennemis du genre humain » ; cette « horde vagabonde des Arabes appelés Juifs ».
Mépris des pauvres : « Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants… Le vulgaire ne mérite pas qu’on pense à l’éclairer… Les frères de la doctrine chrétienne sont survenus pour achever de tout perdre: ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot et la lime, mais qui ne veulent plus le faire. »
Mépris du peuple : « C’est une très grande question de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. »
Mépris des Français : « La chiasse du genre humain… les premiers singes de l’univers… une race de singes dans laquelle il y a eu quelques hommes… Au-dessous des Juifs et des Hottentots. »
Mépris de l’humanité : « Regardons le reste des hommes comme les loups, les renards, et les cerfs qui habitent nos forêts. »
C’est à ce point d’intersection que se rejoignent le tempérament et l’idéologie. Son humanisme est perverti par son sentiment de supériorité. Voltaire s’approprie le mot célèbre de Terence : « Je suis homme ; rien de ce qui est humain ne m’est étranger » ; mais il décide qui est homme et qui ne l’est pas. Il y a les « honnêtes gens » et la « canaille ». Pour cette « canaille », un Dieu est indispensable pour les « empêcher de me voler ». Voltaire animalise à tour de bras ses ennemis : « Il est juste d’écarter à coups de fouet les chiens qui aboient sur notre passage », autant que la populace, les « sauvages », les Noirs, les Hottentots, les Juifs : « animaux calculants », les « bêtes puantes de jésuites ».
C’est le cœur de son désaccord avec Rousseau : « Il n’y a que lui qui soit assez fou pour dire que tous les hommes sont égaux. » C’est surtout le cœur de son conflit avec l’Église catholique. Dans son combat inexpiable contre le catholicisme, on ne sait qui est la poule et qui est l’œuf ; on ne sait si Voltaire récuse l’égale dignité de tous les hommes parce que c’est un credo catholique ou s’il vomit le catholicisme parce qu’il défend l’égale dignité de tous les fils d’Adam : « Notre aumônier prétend que les Hottentots, les nègres et les Portugais descendent du même père. Cette idée est bien ridicule... voilà bien une plaisante image de l’être éternel qu’un nez noir épaté avec pas ou point d’intelligence. »
Dans son livre Naissance du sous-homme au cœur des Lumières, Xavier Martin montre comment la remise en cause par Voltaire du message universaliste chrétien le conduit irrémédiablement à une hiérarchisation entre les hommes, mère de toutes les dérives ; comment sa haine du christianisme l’amène naturellement à celle du peuple qui l’a inspiré. Jésus : « Un Juif de la populace, né dans un village juif, d’une race de voleurs et de prostituées… un ignorant de la lie du peuple, prêchant surtout l’égalité qui flatte tant la canaille… » Saint Paul : « menteur et méchante bête », qui « parviendrait à ruiner l’Empire romain en faisant triompher le principe d’égalité de tous les hommes devant un seul Dieu ». Sans oublier la Genèse, ce « roman asiatique », un texte alourdi de « toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable ».
Notre historien iconoclaste note que Drumont dans La France juive comme Fourier ou Proudhon, dans leurs diatribes antisémites, citent copieusement Voltaire. Chamberlain, célèbre antisémite anglais du XIXe siècle, fonde lui aussi « sa récusation de l’unité de l’espèce humaine sous l’autorité des Lumières ». Le coup de grâce est donné par le plus grand historien de l’antisémitisme en Europe, Léon Poliakov : « L’écrasement de l’infâme préludera (à travers autant de médiations qu’on voudra) à des égorgements autrement vastes. » Le peuple vendéen sera le premier à subir dans sa chair ce déni d’humanité. D’autres ne tarderont pas à être qualifiés de « sous-hommes » et d’animaux. « Le christianisme avait fait prévaloir l’unité du genre humain. Le règne de la raison va paradoxalement battre en brèche cette conception adamique de l’humanité en minant l’idée même de l’unité de l’espèce », souligne Georges Bensoussan, historien de la Shoah.
La division de l’humanité en races distinctes, et bientôt inégalitaires, sortira au XIXe siècle de cette remise en cause voltairienne de l’unité chrétienne de l’espèce humaine. Les Chamberlain, Gobineau, Rosenberg ne sont pas les produits odieux des anti-Lumières, mais les fils des Lumières. Pas les rebelles contre Voltaire, mais ses enfants dégénérés. Les bâtards de Voltaire !
L’auteur de Candide a de la chance : la postérité progressiste et humaniste refuse cette leçon pourtant implacable. Et se bouche les oreilles lorsque Poliakov retourne l’ironie voltairienne contre le maître : « On continuera donc à combattre le racisme au nom de ces apôtres des Lumières qui en furent les inventeurs de fait. »
Voltaire est encore plus grand mort que vivant
Ces efforts démythificateurs sont vains. Voltaire est encore plus grand mort que vivant. Son talent littéraire souverain intimide jusqu’aux plus hostiles. Même Joseph de Maistre prend des précautions avant d’abattre l’idole : « Il ne faut louer Voltaire qu’avec une certaine retenue, j’ai presque dit à contrecœur. L’admiration effrénée dont trop de gens l’entourent est le signe infaillible d’une âme corrompue. »
Pourtant de Maistre voit juste avec deux siècles d’avance. La postérité n’a pas conservé grand-chose de son œuvre protéiforme : quelques contes où sa légèreté ironique fait merveille, comme Candide ; mais rien de ses tragédies, encore moins de ses poésies ou épopées (La Henriade !) ne subsiste dans les mémoires. Ses textes politiques n’ont pas la profondeur de ceux de Montesquieu ou de Rousseau. Il est un pamphlétaire de talent, un activiste de génie. La profondeur allemande du XIXe siècle fait de Voltaire un usurpateur de la « philosophie ».
En dépit de tout, François-Marie Arouet, dit Voltaire, incarne, à nos yeux qui refusent de se dessiller, la liberté et la modernité, la fin de l’obscurantisme religieux et de la superstition, l’ère de la raison souveraine et de l’individu qui s’émancipe des corsets holistes de la société traditionnelle. « Voltaire, c’est la fin du Moyen Âge », s’inclinera encore Lamartine. Mais pourquoi lui ? Ses thuriféraires évoquent les persécutions qu’il aurait subies, ses séjours à la Bastille, les bastonnades des grands pour son irrévérence, son mot célèbre et insolemment prophétique : « Votre nom finit où le mien commence. » En 1717, il a 23 ans ; il est emprisonné pour avoir écrit des vers injurieux contre le Régent ; mais il sort de la Bastille onze mois plus tard après avoir envoyé un poème au Régent… qui lui verse une pension. En 1726, après la volée que lui inflige le chevalier de Rohan-Chabot, tout Paris se presse pour le visiter. L’appartement qui lui sert de prison s’avère trop petit pour recevoir la foule qui se bouscule ; il faut le libérer.
On a connu persécutions plus cruelles. Celles que connaissent notamment les Polonais envahis en 1768 par Catherine II. Voltaire la défend pourtant : « L’impératrice de Russie non seulement établit la tolérance universelle dans ses vastes États, mais elle envoie une armée en Pologne, la première de cette espèce depuis que la terre existe, une armée de paix qui ne sert qu’à protéger les droits des citoyens et à faire trembler ses persécuteurs. »
Voltaire invente à cette occasion la guerre humanitaire, la guerre pour la paix, la guerre pour la liberté des peuples qu’on occupe. Il est prêt à tout pour protéger ses amis souverains. Il qualifiera même le meurtre de son mari par l’impératrice de « bagatelle ».
En revanche, il ne passe rien au roi de France, ce « despote ». Louis XV a un irrémédiable défaut : il ne le reçoit pas, ne dîne pas avec lui en tête à tête, n’entretient pas de conversation épistolaire. Ne lui demande pas son avis sur la politique à mener ; ne recherche pas son aval avant de déclarer la guerre. En dépit des pressions, des supplications de la Pompadour, Louis XV ne goûte pas la compagnie de Voltaire, le trouve pédant, fat. Louis XV est de l’ancienne roche, il a un confesseur de l’Église catholique. Ces Capétiens sont désuets ; ils n’ont pas compris les temps nouveaux : ils ne traitent pas Voltaire (et les autres philosophes) en directeur de conscience : « Aucun prince ne commencera la guerre, disait Frédéric II, avant d’en avoir obtenu l’indulgence plénière des philosophes. Désormais ces messieurs vont gouverner l’Europe comme les papes l’assujettissaient autrefois. » L’impératrice russe Catherine II ne dira pas autre chose à propos de son long compagnonnage avec Diderot : « Tout au long de ces années, j’ai fait semblant d’être l’élève et lui le maître sévère. »
Une nouvelle race d’écrivains
Voltaire est libéral, mais pas démocrate : « J’aime mieux obéir à un seul tyran qu’à trois cents rats de mon espèce. » Son régime idéal est le despotisme éclairé. Le despotisme éclairé par la philosophie. Il est une réinvention du roi-philosophe de Platon. Il se rêve despote du despote. D’où ses démêlés tumultueux avec Frédéric II, qui supporte mal sa tutelle. Il inaugure une nouvelle race d’écrivains, qu’on appellera un siècle plus tard « intellectuels », qui ont pour caractéristique commune d’aduler les despotes (on dira bientôt « tyran » ou « dictateur »), mais seulement quand ils sont étrangers : allemands, italiens, russes, algériens, égyptiens, africains, vietnamiens et même chinois. Déjà, à l’époque de Voltaire, Quesnay faisait l’éloge du Despotisme de la Chine (1767) ! Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Ces despotes sont tous éclairés, progressistes, humanistes. Ils sont l’avenir du monde. L’horizon indépassable. Encore plus loués, louangés et flattés lorsqu’ils sont les ennemis de la France. Cette xénophilie militante s’étend à leurs peuples. Ceux-ci sont fiers, dignes, et ont les vertus viriles qu’on reproche au peuple français d’avoir perdues ; ou qu’on lui interdit de posséder. Ils se battent toujours pour la liberté. Eux aussi sont encore plus dignes d’éloges quand ils se révoltent contre la France.
Voltaire est le père de tous ces futurs « intellectuels ». Leur maître. Leur modèle indépassable. Le père de générations successives de destructeurs, « déconstructeurs », nihilistes, amoureux insatiables de la table rase. Dans Les Origines de la France contemporaine, Taine a bien saisi la place éminente que tient Voltaire dans la généalogie de l’esprit français qui conduit à la grande saturnale de la Révolution française. Au XVIIe siècle, les classiques utilisent un langage épuré, abstrait, qui par sa clarté devient universel. Avec La Rochefoucauld, La Bruyère, Racine, Descartes, Boileau, l’honnête homme est déjà de nulle part et de partout. Il est français parce qu’il est universel ; universel parce que français. Mais le dogme monarchique et religieux est à l’époque encore intact.
Enfin vint Voltaire. Ou plutôt l’esprit scientifique du monde revisité par Voltaire. Descartes et Newton apportés, transcendés, simplifiés, épurés par Voltaire. La raison, sacralisée par la science, corrode tout, mine tout, détruit tout. La tradition est balayée. Le dogme religieux ne s’en remettra pas. La monarchie suivra. Il suffira qu’au pessimisme du XVIIe siècle succède l’optimisme du XVIIIe, pour que toutes les digues soient emportées. L’homme est partout le même, il a donc les mêmes droits partout. Dans les livres des philosophes, les Persans, les Chinois, les Grecs, les Byzantins, les Turcs, les Arabes, les ouvriers, les bourgeois, les chevaliers du Moyen Âge parlent et pensent tous comme un Parisien du XVIIe siècle qui fréquente les salons de Madame du Deffand. Personne ne s’en étonne.
Le premier témoin du déclin de la France
Voltaire est le premier à avoir connu, subi, souffert sans doute, le déclin de la France à la fin du siècle de Louis XIV. Les défaites de la guerre de Succession d’Espagne, la montée en puissance de l’Angleterre, les concessions du traité d’Utrecht, les ouvertures de la Régence vers les puissances protestantes, autant de signes d’un détestable affaiblissement. Voltaire sera le premier théoricien du « déclinisme » français avec son « siècle de Louis XIV », conçu comme un monumental reproche à son successeur. Voltaire sera également le premier intellectuel — d’une interminable lignée — qui ira chercher à l’étranger – Angleterre, mais aussi Prusse, voire Russie – un modèle et un maître, voire un protecteur contre la « canaille » française.
Seul Rousseau, une fois encore, a compris ce qui se trame ; seul Rousseau a dénoncé l’entourloupe : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux ; tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Voltaire ne peut déchoir dans la mémoire collective, car, tel un roi, il est porté par les générations successives des écrivains et intellectuels qui se glorifient à travers lui. Le voltairien est le soutien solide de la République radicale ; l’ancêtre de Ferney est la figure tutélaire des « couches nouvelles » de Gambetta, de cette élite bourgeoise qui a compris qu’il est des Républiques douces à l’argent. Encore un siècle et on retrouve notre Voltaire en aïeul des libéraux-libertaires qui ne sont sortis de leurs chimères révolutionnaires de Mai 68 que pour mieux endosser les habits de la cossue bourgeoisie mondialisée. Toujours au nom de la liberté, du progrès, du cosmopolitisme. Un joyeux agnosticisme tonitruant les anime qui n’épargne que les monothéismes juif et musulman ; au nom des crimes du passé de l’odieuse Église catholique : toujours et encore « écraser l’infâme », même lorsque l’infâme est à terre.
Cette alliance entre la « philosophie » et l’« argent », entre les intellectuels de la liberté et les capitalistes libéraux, donnera ses fruits politiques les plus éclatants lors de la Révolution, comme l’a si bien analysé Edmund Burke : « C’est pourquoi l’alliance des auteurs en question avec les capitalistes n’a pas peu contribué à affaiblir dans le peuple les sentiments de haine et d’envie que lui inspirait cette forme de richesse […] ils attiraient, à force d’exagération, les haines les plus fortes sur les fautes de la cour, de la noblesse et des prêtres. Devenus une espèce de démagogues, ils servirent de chaînon pour unir, au service d’une même entreprise, l’opulence et la misère, le faste odieux des uns et la turbulence affamée des autres […] l’alliance des gens d’argent et des gens de lettres explique la furie universelle avec laquelle on a attaqué l’ensemble du patrimoine foncier de l’Église et des communautés religieuses tout en protégeant avec un soin extrême, contrairement aux principes mêmes qui sont invoqués, des intérêts d’argent qui tirent leur origine de la seule autorité de la Couronne5. »
Cette alliance a déjà vaincu avant la Révolution. Voltaire a connu de son vivant la déchristianisation de la société française. Une déchristianisation profonde, inéluctable, qui commença par les hautes sphères de la société pour s’étendre jusqu’au peuple. Ses amis en plaisantaient : « Vous voyez la Terre promise et vous n’y entrerez pas », lui écrit Madame du Deffand. Lui-même en riait : « Cela est pourtant fâcheux ; de quoi nous moquerons-nous ? »
Voltaire « écrasa l’infâme ». Ce n’est ni la Révolution, ni la Terreur, ni Robespierre, mais Louis XV lui-même, pourtant profondément catholique, qui donnera les premiers et décisifs coups de ciseaux dans la millénaire robe sans coutures de l’Église, en expulsant la congrégation des Jésuites en 1764, à l’exultation des philosophes, pour la plupart anciens élèves ingrats de ces mêmes jésuites.
Voltaire et Diderot n’avaient pas été les seuls à sortir des collèges jésuites. Toutes les élites, pendant des siècles, avaient été éduquées par les émules d’Ignace de Loyola. Avec l’expulsion des Jésuites, le rapport de force bascule. L’école ne cessera plus d’être un enjeu majeur de la guerre idéologique. Qui éduque les enfants tient les cerveaux de l’élite. Qui tient les cerveaux de l’élite domine les esprits du pays. Les élèves rebelles deviennent les maîtres. Les persécutés, les persécuteurs. Les vaincus, les vainqueurs. C’est la Révolution avant la Révolution. La Révolution sous l’Ancien Régime. La Révolution avec la bénédiction de l’Ancien Régime.
Cette victoire idéologique et culturelle n’est pas le fruit du hasard ni du seul talent littéraire de Voltaire. Elle est le produit d’une organisation de fer, quasi militaire, d’une lutte inexpiable menée contre les adversaires de la « philosophie ». Une guerre imaginée, orchestrée, conduite par Voltaire lui-même. « Je voudrais que les philosophes puissent faire un corps d’initiés et je mourrais content », écrit-il à d’Alembert ; « Ameutez-vous et vous serez les maîtres : je vous parle en républicain, mais aussi il s’agit de la République des lettres oh ! la pauvre République. »
Il donne l’exemple. Il poursuit de sa vindicte tous ceux qui osent le contredire, le contester, l’affronter. La postérité a conservé le souvenir de ses altercations avec Jean-Jacques Rousseau. Son mépris, sa morgue contre celui qui « donnait envie de se mettre à quatre pattes ». On sait moins que la lutte intellectuelle se doublait d’une chasse à l’homme judiciaire et policière. Il n’hésite pas à susciter des lettres de cachet contre ses ennemis ; il fait tout pour qu’on enferme Fréron à la prison de Bicêtre ; s’en réjouit quand ses souhaits sont exaucés : « Vous avez enterré Fréron, vous étoufferez les autres insectes dans leur naissance. » Il écrit au duc de Richelieu : « Nous avions besoin autrefois qu’on encourageât la littérature et aujourd’hui il faut avouer que nous avons besoin qu’on la réprime. »
Il revient à l’historien Augustin Cochin le grand mérite d’avoir exhumé la face noire de ce qu’il appelait la « secte philosophique. » Elle prend forme et force pendant les années 1770. La « République des lettres » chère à Voltaire intimide jusqu’à la cour. L’Encyclopédie de Diderot impose ses thèmes et ses lois ; deux ou trois salons parisiens, dirigés par des amies ou des alliées de Voltaire, animent un débat intellectuel biaisé d’où les adversaires de la « philosophie » sont ostracisés ou ridiculisés ; l’Académie française a été conquise de haute lutte avec l’entrée de Duclos, et surtout de d’Alembert. En province se multiplient les académies dans les grandes villes et les sociétés littéraires dans les bourgades, sur le modèle parisien. La correspondance au sein de ce petit monde est incessante ; elle unifie et rassemble l’armée des philosophes, petits et grands, au sein des « foyers de Lumières ». La meute se ligue et se lève à volonté contre le clergé ou la cour, contre tel ou tel qui a cru s’attaquer à une coterie locale et se retrouve déchiqueté de toutes parts.
« De 1765 à 1780, le monde littéraire et politique subit une Terreur sèche, dont l’Encyclopédie est le Comité de salut public et d’Alembert le Robespierre. Sa guillotine est la diffamation, l’“infamie”, comme on dit alors, mot lancé par Voltaire, qui s’emploie dès 1775 dans les sociétés de province : “Noter d’infamie est une opération bien définie, qui comporte toute une procédure, enquête, discussion, jugement, exécution enfin, c’est-à-dire condamnation publique au mépris, encore un de ces termes de droit philosophique dont nous n’apprécions plus la portée. Et les têtes tombent en grand nombre : Fréron, Pompignan, Palissot, Gilbert, Linguet, l’abbé de Voisenon, l’abbé Barhélemy, Chabanon, Dorat, Sedaine, le président de Brosses, Rousseau lui-même, pour ne parler que des gens de lettres, car le massacre fut bien plus grand dans le monde politique6…” »
La révolution intellectuelle a précédé la révolution politique selon un cheminement qui sera théorisé plus tard par le communiste italien Gramsci. C’est l’Ancien Régime qui a élevé, protégé et choyé en son sein le serpent philosophique qui le tuera. Des années après la Révolution, le comte de Ségur évoquera dans ses Mémoires le climat qui régnait dans les hautes sphères de la société : « La gravité des anciennes doctrines nous pesait. La riante philosophie de Voltaire nous entraînait en nous amusant […] La liberté, quel que fût son langage, nous plaisait par son langage ; l’égalité, par sa commodité […] Si l’inégalité durait encore dans la distribution des places et des charges, l’égalité commençait à régner dans les sociétés. En beaucoup d’occasions, les titres littéraires avaient la préférence sur les titres de noblesse […] Les institutions restaient monarchiques, mais les mœurs devenaient républicaines […]. Nous préférions un mot d’éloge de d’Alembert, de Diderot, à la faveur la plus signalée d’un prince… »
Un climat de guerre civile froide
Voltaire a forgé ce climat de guerre civile froide propre à la vie intellectuelle française. Les Jacobins traiteront leurs adversaires en criminels à exécuter ; les communistes, en ennemis de classe à ostraciser. Le sectarisme des progressistes perdure jusqu’à aujourd’hui ; leur propension à judiciariser, psychiatriser, animaliser les conflits politiques ; à refuser à leurs adversaires leur liberté, leur raison, jusqu’à leur statut d’être humain parfois. Leur faculté sidérante à se poser en victimes alors qu’ils sont bourreaux. Leur réécriture fallacieuse de l’Histoire. Tout est dans Voltaire, à la fois père tutélaire et matrice expérimentale.
Les « philosophes » ont reproché aux pères de l’Église d’avoir asservi la raison à la théologie ; mais ils ont, eux, asservi Dieu à la raison. Au moins, la raison a-t-elle pu se rebeller et s’émanciper de la théologie. Tous les pays occidentaux ont connu une sécularisation de l’espace public comparable à celle de la France ; mais seul notre pays voltairien a poussé la déchristianisation aussi loin et avec une telle hargne vengeresse, provoquant désert spirituel, anomie sociale et contrôle quasi totalitaire des esprits par une élite sectaire et intolérante.
Sans doute les deux phénomènes sont-ils intimement liés : parce qu’ils voulaient détruire l’Église et la religion catholique, et non pas seulement desserrer son étau parfois étouffant, Voltaire et les siens ont dû la remplacer. Pour la remplacer, l’imiter. Les adversaires de l’Église ont fondé une contre-Église ; les ennemis des prêtres ont prêché ; pour mieux dénoncer les persécutions et les excommunications, ils ont persécuté et excommunié.
Voltaire était drôle mais méchant ; talentueux mais arrogant ; esprit supérieur qui use de sa liberté pour balayer ceux qui ne sont pas à son niveau. Ses défauts de caractère altèrent son génie. Son sourire est toujours ironie ; sa tolérance toujours mépris ; ses moqueries toujours sarcasmes. Il blasphème ou insulte. Il a pour l’éternité ce masque de vieillard amer et revêche dont l’a affublé le sculpteur Houdon ; et arbore à jamais cet « hideux sourire » qu’évoque Musset. « Le rire qu’[il] excite n’est pas légitime : c’est une grimace […]. Un rictus épouvantable, notait déjà Joseph de Maistre.
D’autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le vice. Sodome l’eût banni7. »
Son talent souverain a corrodé pour toujours l’esprit français de cette aigreur hautaine et grimaçante. L’Église n’avait pas tort de refuser les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons.
Voltaire le notait lui-même : « Un esprit corrompu ne fut jamais sublime. »
Notes
1. Madame de Genlis décrivant l’ambiance à Ferney.
2. Collini, un secrétaire de Voltaire.
3. Voltaire parlant sans doute d’expérience.
4. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886.
5. Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France, 1790.
6. Augustin Cochin, Les Sociétés de pensée et la démocratie moderne, 1921.
7. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821.
Voir aussi
Voltaire, cet inconnu, ce mythe, ce sectaire
« Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire »
Le côté sombre des Lumières
La vision pessimiste de l’homme développée par les Lumières
1 commentaire:
Quelle crapule.
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