
Le libre arbitre n'existe pas pour les philosophes des Lumières
L’homme étant déterminé, il s’ensuit que le libre arbitre n’existe pas. Ainsi, dit Spinoza, les hommes "« se trompent en ce qu’ils pensent être libres et cette opinion consiste uniquement pour eux à être conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles il sont déterminés » [3]. « La liberté, telle que plusieurs scolastiques l’entendent, écrit Voltaire, est en effet une chimère absolue » [4].
Les rares êtres éclairés, c’est-à-dire les philosophes, se voient chargés d’établir les meilleurs règles sociales et politiques pour l’ensemble du genre humain, qui lui, doit rester dans l’ignorance. « Le vulgaire ne mérite pas qu’on songe à s’éclairer :» écrit Voltaire [5]. « La vérité, dit-il encore, n’est pas faite pour tout le monde. Le gros du genre humain en est indigne » [6].
Doutes sur l'unité du genre humain
La diversité des individus que les philosophes et les naturalismes observent les conduit à douter de l’unité du genre humain. « Il n’est permis qu’à un aveugle de douter que les blancs, les nègres, les albinos, les Hottentots, les Lapons, les Chinois, les Américains ne soient des races entièrement différentes », écrit Voltaire [7].
L’idée que tous les hommes puissent descendre d’Adam et Eve est bien sûr rejetée par ces philosophes. « Comment se peut-il, écrit Voltaire, qu’Adam qui était roux et qui avait des cheveux, soit le père des nègres qui sont noirs comme de l’encre et qui ont de la laine noire sur la tête » [8] ? Voltaire est d’ailleurs très sévère pour les nègres : « leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses » [9].
Les juifs ne sont pas mieux lotis : « Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent » [10]. L’abbé Grégoire, illustre révolutionnaire, dresse lui aussi un portrait peu flatteur du peuple juif : « La plupart des physionomies juives sont rarement ornées des coloris de la santé et des traits de la beauté (..). Ils ont le visage blafard, le nez crochu, les yeux enfoncés, le menton proéminent... lls sont cacochymes et très sujets aux maladies, et exhalent constamment une mauvaise odeur » [11].
Buffon, célèbre naturaliste français, présente quant à lui un tableau de l’ensemble des peuples du monde. Certains n’ont rien à envier aux nègres ou aux juifs de Voltaire, comme les Lapons, et surtout les paysans français du « plat pays », qui sont « grossiers, pesants, mal faits, stupides, et leurs épouses, presque toutes laides » [12]. Voltaire partage avec Buffon la même aversion pour les paysans français qui sont « des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux... parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées et par conséquent peu d’expressions... ; se rassemblant certains jours dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne comprennent rien... Il faut convenir surtout que les peuples du Canada et les Cafres qu’il nous a plu d’appeler sauvages, sont infiniment supérieurs aux nôtres » [13].
Les différences entre les « espèces » d’homme sont dues à de multiples causes comme le climat, la race, l’organisation sociale, etc... Par exemple, certains auteurs estiment que la sagesse ou la barbarie des moeurs de certains peuples est liée à leurs caractères physiques.
En tout état de cause, cette détermination de l’homme se fait toujours, au plus profond de lui-même, à son insu. Nos pensées, écrit le baron d’Holbach, « se sont à notre insu et malgré nous arrangées dans notre cerveau, lequel n’est que l’esclave de causes qui malgré lui et à son insu agissent continuellement sur lui » [14].
L'homme une machine qu'il faut régler, remodeler en homme nouveau
L’homme n’étant qu’une pure matière, une machine que l’on peut régler, sans que son consentement intervienne, l’intention des « Lumières », réalisée par la révolution de 1789, est de former des citoyens nouveaux, qu’il s’agit d’éduquer conformément aux souhaits des philosophes. Selon G. Gusdorf, « ce remodelage procédant du dehors au dedans suscitera l’homme nouveau selon les voies et moyens d’une pédagogie totalitaire, dont on retrouve les linéaments dans les Traités d’Helvétius, de d’Holbach, de Condorcet, de Bentham et dans l’oeuvre réformatrice des législateurs révolutionnaires. L’intention des Lumières est orientée vers la formation en série de citoyens coulés dans le même moule, ce qui conduirait à une dépersonnalisation générale » [15].
La réalisation politique de cette philosophie sous la Révolution
L’homme étant le produit d’impulsions indépendantes de sa volonté, toute modification de son environnement entraînera une évolution des comportements. Comme l’on ne peut agir sur le climat ou d’autres facteurs naturels [16], il convient d’agir sur la société, et tout spécialement sur l’organisation politique. La République, investie d’une mission éducative, exclura de son sein les réfractaires à l’ordre nouveau. La République a pour but de changer l’homme.
Conformément à cette conception, le bouleversement radical du système politique existant est destiné en réalité à changer l’homme en profondeur. C’est le but avoué des révolutionnaires. « Le peuple français, écrit Fouché, ne veut pas plus d’une demi-instruction que d’une demi-liberté ; il veut être régénéré tout entier, comme un nouvel être récemment sorti des mains de la nature » [17].
Le conventionnel Rabaut Saint-Etienne est tout aussi explicite : « il faut faire des Français un peuple nouveau, lui donner des moeurs en harmonie avec ses lois » [18]. On comprend dès lors en quoi la Révolution française réalise le projet des « Lumières », et prend dès l’origine un caractère mystique très marqué. La Révolution française, à vocation universelle, a pour mission de régénérer la France, et ensuite le monde entier.
L’Etat n’a plus pour but d’assurer le bien commun de la cité, mais d’éduquer les Français à la République. Il s’agit de se débarrasser des derniers vestiges de l’ancien monde catholique, qui fait que la Révolution a hérité de l’Ancien Régime des hommes corrompus. Cette républicanisation se fera par l’éducation, premier devoir de l’Etat. La politique n’est que l’éducation des hommes faits.
L’Etat est investi d’un rôle éducatif
Ainsi, on crée en octobre 1794 l’École normale qui, comme son nom l’indique, est destinée à dicter la norme. Selon les propres termes des créateurs de cette école, son but est de former « un très grand nombre d’instituteurs capables d’être les exécuteurs d’un plan qui a pour but de régénérer l’entendement humain dans une République de vingt-cinq millions d’hommes que la démocratie rend tous égaux » [19].
Xavier Martin souligne fort justement que ce plan « s’intéresse moins au contenu des connaissances, qu’à une restructuration de l’intelligence elle-même, à des fins quasiment exprimées d’uniformisation et de conditionnement » [20]. De multiples fêtes laïques, plus ou moins obligatoires sont aussi créées afin de déshabituer les Français aux fêtes religieuses. Le calendrier républicain relève du même esprit. La culture devient l’enjeu de la conquête de l’esprit public. Par exemple, en matière de théâtre, un arrêté du Directoire dispose que « tous les directeurs, entrepreneurs et propriétaires des spectacles (...) seront tenus, sous leur responsabilité individuelle, de faire jouer, chaque jour, par leur orchestre, avant la levée de la toile, les airs chéris des Républicains, tels que la Marseillaise, "Ça ira, "Veillons au salut de l’empire et le Chant du départ. Dans l’intervalle des deux pièces, on chantera toujours l’hymne des Marseillais, ou quelque autre chant patriotique » [21].
Cette éducation républicaine n’est pas facultative. Elle doit pénétrer jusqu’au plus profond de l’être. Aucune intériorité individuelle ne doit résister à l’empreinte des idées nouvelles, comme Jean-Jacques Rousseau l’avait prescrit : « S’il est bon de savoir employer les hommes tels quels sont, il vaut mieux encore les rendre tels qu’on a besoin qu'ils soient,- l’autorité la plus absolue est celle qui pénètre jusqu’à l’intérieur de l’homme, et ne s’exerce pas moins sur la volonté que sur les actions » [22].
Pour que cette éducation soit bien faite, la famille doit être écartée. « Helvétius, quant à lui, écrit Xavier Martin, tenait que la meilleure éducation était celle qui le plus éloignait les parents de leur enfant, n’étant point même à conseiller que celui-ci revît ceux-là "dans les vacances et les jours de congé". Il s’attachait, pour en convaincre, à démontrer la supériorité de l’éducation publique (...) sur la domestique ». À la veille immédiate de la Révolution, l’abbé Grégoire, dans le dessin philanthropique utilitaire de régénérer les juifs, expose que leurs enfants, si l’on sait les soustraire à l’éducation parentale, « recueilleront, même sans le vouloir, des idées saines qui seront le contrepoison des absurdités dont on voudrait les repaître au sein de leur famille ». Le ton était donné. L’hostilité à la famille, sous le rapport de l’éducation, se voudra guerre ouverte, au faîte de la Révolution [23]. La légalisation de visites domiciliaires, même nocturnes, cherchera à détruire l’écran familial entre l’individu et l’État.
Seuls les hommes régénérés ont droit à la protection des lois.