mercredi 20 novembre 2024

Face à la dépendance aux écrans : ces parents qui reprennent les choses en main

En France, les 3-17 ans passent en moyenne 3 heures par jour devant les écrans. Les enfants reçoivent leur premier smartphone en moyenne à l'âge de 9 ans et 9 mois. Quant aux notifications, un enfant en reçoit en moyenne 236 par jour.
 
Pour évoquer les dangers d'une utilisation inappropriée des portables ou des jeux vidéo et le risque de dépression chez les enfants, nous avons lancé un appel à témoignage auprès de nos abonnés. Deux cents parents nous ont répondu. Leurs retours sont sans appel : l'écrasante majorité se sent dépassée par la gestion des écrans au sein de leur famille. Nous sommes partis à la rencontre de ceux qui ont su trouver des solutions.

Dans cette grande maison des rives bordelaises, l'ambiance est calme, apaisée. Nous sommes le mercredi après-midi, soit le jour des enfants. Il est 16 heures et le jeune Aymeric, qui est en CE1, est à son cours de poney avec son père. Seuls Alexis, en troisième, et sa mère, Caroline, sont présents pour le moment. On n'entend ni télé allumée ni jeux vidéo. Pas l'ombre d'un smartphone à l'horizon. Celui de la mère se trouve dans un petit panier, dans l'entrée. « Si les enfants n'ont pas encore de portable, on essaye de s'appliquer des règles avant qu'Alexis n'ait le sien en première. On cherche à favoriser le mimétisme », précise Caroline. En montrant l'exemple à son adolescent, les règles à respecter devraient être plus facilement appliquées, estime-t-elle. Caroline fait partie des 200 abonnés qui ont répondu à notre appel à témoignage début septembre. La question portait sur la gestion des écrans dans les familles. Beaucoup nous ont confié leur détresse et leurs dilemmes. Sans en faire une généralité, la grande majorité des parents se dit dépassée, perdue face à cette technologie et ce panel d'applications. Certaines familles ont déclaré mener une « guerre quotidienne » avec leurs enfants, comme Martin *, qui n'arrive pas à mettre de limites à son adolescent malgré les conseils de psychologues. « Il ne veut simplement pas poser le téléphone après l'heure accordée. Concrètement, que puis-je faire? » questionne désespérément l'homme d'une quarantaine d'années, originaire de Metz. Pour certains, la bataille est parfois poussée jusqu'à la rupture familiale. Paul *, de la région parisienne, en a fait les frais. Ce quadragénaire, dont la deuxième fille est complètement « scotchée » à son portable, nous a confié que les disputes à répétition ont finalement fini par atteindre son couple. Après avoir essayé de nombreuses solutions données par des professionnels, sans résultat, les parents viennent de prendre la décision de se séparer pendant un temps. Pour sortir de cette voie en apparence sans issue, nous avons décidé de donner la parole aux familles qui semblent toucher du doigt l'équilibre entre l'utilisation des écrans, qui peut être positive à certains égards, et le développement de leurs enfants. Nous les avons rencontrés pour voir comment ils parviennent à trouver un juste milieu au coeur du foyer familial. Pour les deux parents de Bordeaux, l'éducation de leurs enfants a été le fruit de « plusieurs tâtonnements », selon Alexandre. Les écrans, qui sont un réel enjeu éducatif aujourd'hui, ont pris une place centrale dans ces questionnements. D'autant qu'ils sont tous les deux professeurs - en classe préparatoire pour Caroline et dans le secondaire pour Alexandre. De par leur expérience en tant qu'enseignants, ils ont eu l'occasion d'observer l'incidence des smartphones sur la concentration de leurs élèves. « Les réseaux sociaux favorisent la sécrétion de dopamine - l'hormone du plaisir - pour un moindre effort, explique Caroline. D'où la difficulté de demander à un enfant qui vient de passer une heure devant les jeux vidéo d'apprendre ses verbes irréguliers en anglais ou de faire un exercice de maths », avance-t-elle. Dans leur salon, il n'y a pas de télé, mais les livres, eux, sont omniprésents. Une grande bibliothèque recouvre le mur principal de la salle à manger, la table est remplie de bandes dessinées. « Nous sommes une famille de lecteurs », sourit Caroline. Mais aimer lire, cela ne s'apprend pas tout seul, précise-t-elle, citant Michel Desmurget, un chercheur français spécialisé en neurosciences cognitives. Sur les conseils de l'ouvrage Faites les lire! , elle a transmis cette passion à ses enfants grâce à la lecture partagée. Elle commence le livre avec eux, ils le terminent seuls. Aymeric est encore un peu petit pour lire tout seul, et Alexis est désormais un peu trop grand. Du coup, ils profitent de ce moment à deux pour discuter.

Un sevrage qui demande des efforts

« J'essaye de les nourrir le plus possible, poursuit Caroline. Pour cela, je les accompagne régulièrement dans leurs activités. » Elle se souvient de sa première conversation avec Alexis au sujet des écrans, quand il était en CP. Caroline l'a jugé assez mature pour discuter de ce qu'il pourrait voir sur internet. Et l'alerter : « Un jour, tu tomberas sur des images qui ne sont pas belles, qui te choqueront et que tu ne voudras pas voir. Il faut que tu sois prêt à te protéger, à dire non et tu pourras venir nous en parler. » « On ne peut pas éviter que nos enfants soient confrontés à internet, mais on peut les préparer à prendre du recul par rapport à ce qu'ils vont rencontrer comme images ou comme informations », analyse-t-elle aujourd'hui. De son côté, Alexandre, qui n'est pas particulièrement fan des Monopoly ou autres jeux de société, a cherché à faire découvrir à ses fils ce qu'il aimait : la randonnée. Comme beaucoup d'enfants, ils n'appréciaient guère marcher. Aymeric a malgré tout commencé à y prendre plaisir en jouant à la guerre avec des pommes de pin. La lecture partagée, les puzzles, un panel de jeux, du sport, des séances cinéma, des expositions.... « Plus l'enfant est nourri, plus son cerveau s'enrichit. Mais, bien sûr, tout ça ne s'est pas fait du jour au lendemain. C'est parce qu'on lui a demandé des petits efforts chaque jour depuis la petite enfance qu'il pourra fournir des efforts plus tard », considère la maman.



Des règles strictes... prises en commun

La plupart des familles qui ont répondu à notre appel à témoignages nous ont expliqué mettre en place des règles standard comme l'interdiction d'utiliser un téléphone à table ou le soir dans sa chambre, jusqu'aux limites du temps d'usage des écrans par jour et par enfant. Chez Emmanuel, qui vit en Israël depuis plusieurs dizaines d'années avec sa femme et ses sept enfants, la question de l'écran est très réglementée. La maison n'a pas de télé, mais un ordinateur commun au milieu de la pièce à vivre. Chaque enfant reçoit en CE1 un utilisateur assorti de 30 minutes de connexion, à organiser avec les six autres enfants. Pour cela, il avait acheté en 2012 une application à 30 dollars, TimesUpKidz, qui permettait de fermer la session une fois le temps écoulé. « Cela m'évite d'avoir les supplications «Papa, encore cinq minutes'' », fait savoir Emmanuel. Désormais, il utilise le contrôle parental de Windows pour réguler le temps d'ordinateur des enfants - Windows Family Safety. Côté téléphones, chacun de ses enfants en reçoit un dès la cinquième. Là encore, il contrôle le temps d'écran avec Family Link. Il garde toutefois certaines applications illimitées, comme le téléphone, les e-mails, les SMS, Spotify, la calculatrice, Duolingo. « Tout cela fonctionne très bien », juge-t-il aujourd'hui. Et pourtant, il a plusieurs adolescents à la maison, entre 14 et 20 ans. Selon lui, l'école lui apporte un réel soutien sur le sujet. Les enfants sont inscrits dans un collège et lycée où le smartphone est interdit en primaire et lors des deux premières années du collège, et rangé dans une armoire à l'entrée de la classe à partir de la quatrième. « Mon fils de 17 ans vient de partir en voyage en Pologne avec sa classe, et l'école avait demandé que les portables restent à la maison. Ils ont adoré cette expérience et ont pu profiter pleinement de leur escapade. Tous les parents se sont prêtés au jeu. » Grâce à leur religion, Emmanuel et sa famille profitent aussi de 24 heures sans écran lorsqu'ils font shabbat. « C'est une réelle bouffée d'air frais,commente-t-il. On en profite pour jouer à des jeux de société, on passe des moments en famille exceptionnels. Tout le reste attendra demain. » À Paris, Christopher, un quadragénaire qui a travaillé pour une grande entreprise de Tech, a longtemps été en lien avec la Silicon Valley. Heureux père de trois enfants, dont l'aînée a 14 ans, il s'est logiquement questionné avec sa femme Elizabeth au sujet des écrans. Il nous a expliqué avoir été notamment interpellé par le témoignage de certains collègues. « Ils m'ont confié qu'ils étaient particulièrement méfiants vis-à-vis de cette technologie au point de les interdire chez leurs enfants. » Papa de Sophie, Charlotte et Alexandre, il a décidé de mettre en place des règles avant de donner un smartphone à son aînée, estimant que les écrans pouvaient aussi receler certains aspects bénéfiques, comme garder contact avec ses amis, par exemple. En effectuant ses recherches, il a eu l'idée d'un contrat établi avec l'aide de sa fille. Il lui a demandé de faire un objet de recherche portant sur l'utilisation responsable d'un smartphone. Ils regardent ensemble la fonctionnalité d'Apple pour les iPhones qui s'appelle Temps d'écran.

Rester vigilant mais tolérant


Sa jeune fille de 14 ans s'est prêtée au jeu et est revenue avec ses recommandations : dix minutes de YouTube par jour; cinq minutes de TikTok; vingt minutes de Snapchat; dix minutes de Pinterest... Christopher a toutefois refusé certaines applications telles que Facebook ou Instagram : « Papa et Maman estiment qu'Instagram incite les gens à se concentrer sur l'apparence physique. Nous n'aimons pas non plus les likes, car ils poussent les gens à mesurer leur propre estime de soi en fonction de l'approbation des autres », est-il écrit dans le contrat. Une fois le bout de papier signé par tous les parties, Christopher a placé un contrôle parental qu'il consulte, en compagnie de sa fille Sophie, une fois par semaine, grâce à la fonctionnalité Temps d'écran d'Apple. Pour le moment, « le système tient », nous confie Christopher. Mais il reste extrêmement vigilant. Un jour, avec sa femme, Elizabeth, ils se sont aperçus que Sophie se connectait à une application de codage de l'école dès qu'elle se levait. En regardant de plus près, ils ont constaté que leur fille s'était constitué un réseau autour de projets de design de logo. Sans qu'ils s'en rendent compte. « Elle se connectait très régulièrement pour voir si quelqu'un demandait ses conseils », nous raconte-t-il. Le contrat a été amendé et l'application ajoutée. Outre le contrat et la pédagogie, Christopher et Elizabeth ont mis en place une autre règle spatiotemporelle qui consiste à placer les portables dans l'entrée pour la nuit. Tous les chargeurs ont été placés au même endroit dans le vestibule. Ils s'appliquent également cette règle à eux-mêmes. Depuis, Christopher dort mieux. De nombreux lecteurs du Figaro ont également fait mention de l'école comme d'un vecteur de cette dépendance. Certains se désolent des devoirs en ligne sur les ordinateurs, des tablettes fournies par l'Éducation nationale et des groupes d'élèves sur WhatsApp, qui ne facilitent pas leur tâche. « Lorsque mon fils est dans sa chambre à faire ses devoirs sur son ordinateur, je ne sais pas s'il travaille réellement ou s'il est en train de jouer à un jeu », déplore Georges. Une autre abonnée a insisté pour que son fils n'effectue plus ses exercices scolaires sur l'écran. Donc plus aucun devoir tout simplement.

Se déconnecter pour prendre du recul


Marie-Agathe et son mari, qui vivent dans l'Ain, ont fait le choix du hors contrat calqué sur leurs valeurs familiales catholiques. La maman de sept enfants assure : « Sans l'école, on ne s'en serait sûrement pas sorti. » Si le lycée tient une tolérance zéro quant aux écrans, Marie-Agathe et son mari ont néanmoins décidé de donner un smartphone un peu plus tôt à leurs enfants : dès la première pour Jules et en terminale pour Bastien. Les parents voulaient éviter que leurs enfants ne se retrouvent perdus dans la jungle des réseaux sociaux une fois à la fac. Marie-Agathe les a accompagnés pendant un temps dans la découverte des smartphones grâce à l'application Family Link. Ce samedi, en cette fin de matinée ensoleillée du mois d'octobre, parents et enfants sont dans la cuisine pour préparer le déjeuner. Marie-Agathe s'attelle à la découpe des pommes de terre tandis que certains enfants mettent la table ou préparent la salade. Autour d'une omelette aux cèpes, on discute du sujet « écran ». Du côté des jeunes, le smartphone n'a pas manqué, assure Jules, l'aîné de 20 ans, qui fait aujourd'hui ses études en droit. « À l'école, personne n'en avait. Pour sortir, on se donnait simplement rendez-vous les uns et les autres », justifie-t-il. Charlotte, la troisième de la fratrie et qui est actuellement en première, se satisfait pour l'instant d'utiliser le WhatsApp de sa mère afin de discuter avec ses camarades de classe. Étant mère au foyer, Marie-Agathe met son portable à disposition de ses enfants en fonction de leurs besoins. Avec toutefois une légère surveillance. À la fin du repas, Bastien, le deuxième de la fratrie, s'empresse d'aller enfiler son uniforme de scout avec ses deux soeurs. Ils partent camper pour la nuit. Le jeune homme de 18 ans a eu un portable il y a tout juste six mois. Les scouts n'autorisent bien évidemment pas les smartphones. Ce que Bastien apprécie : « Cela me permet de me concentrer sur ce qui m'entoure, comme les personnes ou encore la nature, commente-t-il. Je me suis rendu compte que le téléphone nous rendait moins sociables », admet-il alors. En camp scout, « j'ai pu voir le bien que cela faisait d'oublier son téléphone pendant trois semaines, ainsi que les problèmes de la vie », ajoute-t-il. Après notre venue, avec son mari, ils ont décidé de resserrer les vis en imposant une nouvelle règle : plus de portables dans les chambres, pour toute la famille, y compris les parents. « Pour le moment, les enfants jouent le jeu, on espère que ça dure! » espère Marie-Agathe. Si les stratégies de ces familles sont différentes sur plusieurs points et ont été adaptées en fonction des besoins de leurs enfants, un point les réunit toutefois : chacun essaye de s'appliquer, aussi en tant que parent, des règles à suivre afin d'éviter le mimétisme. « Les adultes d'aujourd'hui ont vécu une enfance sans écran. Ils sont donc capables, s'ils le souhaitent, de prendre du recul et de se rapprocher de ce qu'ils ont vécu il y a vingt ans », analyse Caroline, avant d'ajouter : « Je veux que mes fils puissent avoir la même enfance. » En repoussant l'arrivée du smartphone, Caroline et Alexandre, de Bordeaux, ont souhaité leur offrir ce qu'ils appellent un espace « de liberté » par rapport aux écrans. Un espace pour jouer, lire, s'ennuyer, se perdre dans le bel imaginaire des enfants. Un espace qu'ils pourront garder en mémoire et où ils pourront se réfugier lorsqu'ils seront plus âgés.
 
* Les prénoms ont été changés.


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