dimanche 14 janvier 2024

Emmanuel Todd : « On est à la veille d’un basculement du monde »

Mise à jour du 14 janvier  


Mise à jour du 12 janvier

 

(E. Todd oublie une raison de l'assimilation plus réussie des  immigrés en Allemagne : une grande partie de ces immigrés sont d'Europe y compris Ukraine...)


Billet du 5 janvier

Emmanuel Todd, démographe, historien et sociologue publie un nouveau livre. Parmi ses faits d’armes éditoriaux, l’annonce, en 1976, dans La Chute finale, de la dislocation de l’URSS entrevue dans l’indice de mortalité infantile. Quarante-sept ans plus tard, pour ce qu’il dit être son dernier livre (« la boucle est bouclée »), il prédit La Défaite de l’Occident (Gallimard) dans le contexte du conflit en Ukraine.

L’auteur ne déclare pas la victoire de la Russie de Poutine, mais certains liront son livre sans pouvoir se défaire de cette idée. Les causes de ce déclin, selon lui, sont multiples : fin de l’État-nation ; recul de l’industrie, celle qui permet la fabrication des armes livrées à l’Ukraine ; « état zéro » de la matrice religieuse et d’abord du protestantisme ; hausse de la mortalité infantile aux États-Unis (plus élevée qu’en Russie), tout comme celle des suicides et des homicides. La conscience de ce reflux entraînerait un « nihilisme » qui trouverait son expression dans les guerres et la violence. A contrario et en dépit des sanctions occidentales, la Russie, elle, a « une économie et une société stabilisées », nous dit Todd. Le principal handicap russe serait son taux de fécondité, d’où l’urgence, pour Poutine, de gagner la guerre dans les cinq ans. Au regard de ce tableau contrasté, l’auteur entend nous persuader, en somme, que l’agresseur russe est en fait l’agressé, que l’impérialisme poutinien n’est qu’un souverainisme défensif, face à une Otan offensive. Beau joueur, il a accepté d’accorder au Point – journal européen et libéral – son premier entretien, qui fut parfois tendu, mais toujours instructif.

Le Point.—  Dans La Chute finale (1976), vous avez prédit le déclin de l’URSS en partant, notamment, du taux de mortalité infantile. Aujourd’hui, vous annoncez la défaite de l’Occident. Sur quels éléments vous appuyez-vous pour affirmer cela?

Emmanuel Todd.—  Les choses doivent être considérées à deux niveaux. Il y a le niveau économique qu’on observe actuellement. C’est-à-dire que la globalisation a mis non pas l’Occident en général mais spécifiquement les États-Unis en état d’incapacité de produire les armements nécessaires à l’Ukraine. Les Américains ont envoyé les Ukrainiens à la catastrophe durant l’offensive d’été avec un matériel insuffisant.

Je consacre tout un chapitre au dégonflement de l’économie américaine, où je démontre le caractère largement fictif de son produit intérieur brut avec l’aggravation continuelle de son déficit commercial. Je montre également que les États-Unis produisent moins d’ingénieurs que la Russie. Je pense que c’est la capacité à produire du dollar à coût zéro qui empêche le redémarrage de l’industrie américaine.

— Quel est le second niveau?

— Il est beaucoup plus profond, et c’est ce qui est tout à fait nouveau dans mon analyse. C’est l’effondrement de ce qui a fait l’ascension de l’Occident et, particulièrement, du monde anglo-américain, c’est-à-dire le protestantisme avec ses valeurs de travail et de discipline sociale. Je constate que la vaporisation du protestantisme aux États-Unis, en Angleterre et dans l’ensemble du monde protestant a fait disparaître ce qui constituait la force et la spécificité de l’Occident. La variable centrale est la dynamique religieuse. Après l’état actif puis « zombie », on peut parler d’un état zéro de la religion en Occident. J’utilise la date du mariage homosexuel comme indicateur ultime du passage du stade « zombie » de la religion au stade zéro.

— Poutine a-t-il conscience de cet état zéro de la religion à l’Ouest?

— Je me suis efforcé d’analyser son discours. Et j’ai essayé de comprendre l’attitude du reste du monde vis-à-vis de l’Occident. Quand on observe l’entourage de Joe Biden, on voit un groupe de dirigeants qui n’est plus associé par aucun système de croyance commune collective d’origine protestante.

— Vous notez, à ce propos, une surreprésentation des Noirs et des Juifs au sein du cabinet de Biden, lequel Biden est catholique d’origine irlandaise [et huguenote française d'où son nom « Robinette »...] . Pourquoi partir de la souche pour expliquer une orientation géopolitique?

Mon analyse est plus fine. Je constate que la matrice protestante a disparu au sommet du pouvoir américain. Ce que je pense apporter en tant qu’historien, c’est une vraie acceptation de ce qu’a été la dynamique du protestantisme en Occident. Le protestantisme « zombie » aux États-Unis, c’était la Grande Amérique, de Roosevelt à Eisenhower. C’était une Amérique qui gardait toutes les valeurs positives du protestantisme, son efficacité éducative, son rapport au travail, sa capacité d’intégration de l’individu à la collectivité.

— Déjà, en 2002, dans Après l’empire (Gallimard), vous faisiez le constat d’un déclin de l’Amérique…

— Je l’ai écrit à une époque où tout le monde s’excitait sur l’hyperpuissance américaine. Depuis, il y a eu le reflux. Dans Après l’empire, comme dans La Chute finale, je suis sur un modèle rationaliste de la géopolitique. À titre personnel, je ne considère pas qu’un objectif de puissance soit complètement raisonnable. Je n’aime pas la guerre, mais on peut considérer que les logiques d’État, que le pouvoir, l’argent et les ressources naturelles sont des objectifs rationnels. Dans La Défaite de l’Occident, j’intègre en plus les tréfonds irrationnels et religieux de l’existence humaine. Le livre s’interroge sur la nature d’une dynamique géopolitique au sein de la première puissance du monde, qui perd son sens de l’orientation religieuse et qui connaît une hausse de la mortalité, spécifiquement dans les États de l’intérieur républicain ou trumpiste. La nouveauté est que le pays bascule dans un nihilisme et dans la déification du rien. Je parle de nihilisme au sens de volonté de destruction, mais aussi de négation de la réalité. Il n’y a plus de traces de la religion, mais l’être humain est toujours là. Il est toujours confronté à la question du sens de l’existence humaine.

— Il est pourtant évident que la destruction, en février 2022, était du côté russe. Il ne nous viendrait pas à l’esprit de faire en première instance le procès des Américains…

— Je suis très conscient du fait qu’il y a le choc de la guerre. La Russie est entrée en guerre. Je comprends que les gens ne voient que ça, puisqu’il y a une violence de la guerre qui interdit de se poser des questions sur la dynamique générale des systèmes. Et la réalité de cette dynamique, c’est que, désormais, la mortalité infantile russe est largement inférieure à la mortalité infantile américaine ! C’est la société russe qui progresse, même si l’espérance de vie – c’est l’héritage du soviétisme – reste faible pour les hommes russes. J’ai balisé l’ensemble du champ et je me suis dit : « Non, l’instabilité du système, elle n’est pas là où est la guerre. Elle est au cœur du système occidental. » Attention : la défaite de l’Occident n’est pas la victoire de la Russie. L’Occident se défait lui-même.

— Il est néanmoins difficile de voir un lien direct entre cette crise américaine et le conflit en Ukraine. Il y a comme deux sujets, dans votre livre, que vous cherchez à corréler…

— Je crois que les gens ont une vision très exagérée de ce que sont les États-Unis et de ce qu’est la pensée géopolitique américaine d’un point de vue intellectuel. Cela me gêne de le dire, mais les idéologues néoconservateurs autour de Biden et de Trump sont médiocres. Dans mon livre, je fais démarrer l’histoire à l’effondrement de l’Union soviétique. Cet effondrement a été mal interprété. C’était un processus endogène lié au développement de la Russie que j’ai compris avec la hausse de la mortalité infantile et la baisse de la fécondité. Cet effondrement soviétique a masqué le fait que les États-Unis, dès 1965, étaient engagés dans un déclin industriel et intellectuel. C’est ce paradoxe d’une expansion occidentale déclenchée par l’effondrement du pilier soviétique qui a cherché à isoler la Russie, alors même que le cœur du système s’effondre. On le découvre aujourd’hui avec des Américains pris au piège en Ukraine. Leur industrie ne suit plus, et on les voit contraints de faire la quête pour trouver des obus de calibre 155.

— Le hiatus fondamental entre nous n’est-il pas que vous voyez Poutine comme un souverainiste alors qu’il est un impérialiste…

— Moi, je lis les textes de Poutine. Je sais les préoccupations des Russes. Je suis démographe. Cette matière empêche de dire n’importe quoi. Quand on voit que la population russe est à peine supérieure à celle du Japon, on ne peut pas entrer dans le délire général. Ce pays fait 17 millions de kilomètres carrés! Comment est-ce que les Russes pourraient avoir envie d’accroître leur territoire ?

— La dynamique expansionniste est aussi vraie chez Xi ou Erdogan, au nom d’une nostalgie ou d’une légitimité historique…

— D’accord, si cette peur avait été logique et sincère, il aurait fallu chercher l’entente avec la Russie. Le pays qui aurait pu permettre à l’Occident de garder sa prééminence, c’est la Russie, si on l’avait intégrée.

— Schröder et Chirac ont tenté de l’«arrimer» à l’Europe dans les années 2000…

— Oui, mais cela a été cassé par les Américains. Éviter le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie était un des objectifs américains. Ce rapprochement aurait signé l’éjection des États-Unis du système de pouvoir européen. Les Américains ont préféré détruire l’Europe plutôt que sauver l’Occident. L’Otan est déjà en train de perdre cette guerre. Je pense que le jeu de l’Allemagne est beaucoup plus subtil qu’on ne l’imagine actuellement, car il y a une stabilité des masses industrielles, démographiques et sociologiques en Europe. La Russie et l’Allemagne finiront par se retrouver dans l’entente. La paix sera retrouvée. L’histoire dira si je suis l’héritier de Marx et de Weber combinés ou de Woody Allen – ce qui n’est déjà pas si mal.

— Pour Poutine, être russophone revient à être russe. Selon ce principe, la Hongrie pourrait envahir une partie de la Serbie ou de la Roumanie au motif qu’elle souhaite protéger les minorités magyarophones…

— Vous êtes dans quelque chose qui est de l’ordre du débat moral. Moi, cela ne m’intéresse pas. Quand je lis La Guerre des Gaules, je ne me demande pas si Jules César est gentil ou méchant.

— Les Russes eux-mêmes agissent selon une morale qui leur est propre. Poutine a expliqué qu’il fallait ramener les russophones du Donbass, qui vivent sous le joug des «nazis» de Kiev, dans le giron russe… Est-ce rationnel?

— Je fais une analyse détaillée de la conception de la souveraineté des nations selon les Russes. Ce qui ressort de l’obsession russe, c’est la souveraineté des grandes nations et uniquement des grandes. Il ne serait jamais venu à l’idée des dirigeants russes de penser que cette doctrine de la souveraineté s’appliquait à l’Ukraine. Il y a un article de Poutine, de juillet 2021, sur les liens historiques avec l’Ukraine, la différence entre la nouvelle Russie et la petite Russie. Mais ce qui m’intéresse, et qui me permet d’expliquer la facile avancée des forces russes dans le sud de l’Ukraine et plus difficile dans le nord du pays, c’est la dualité ukrainophone-russophone. Ce que personne n’aurait pu anticiper, c’est la fuite vers la Russie des classes moyennes russophones. L’Ukraine russophone a perdu ses classes moyennes, soit une charpente organisationnelle et structurante. Ces gens avaient le choix entre des nationalistes ukrainiens voulant éradiquer leur langue et une Russie qui redémarre économiquement. [Au 15 février 2023, il y avait 2,8 millions de réfugiés ukrainiens en Russie, plus que n'importe quel autre pays.]

— Évacuons donc les arguments moraux. Pouvez-vous entendre les arguments juridiques, c’est-à-dire le droit international, auquel la Russie s’est pourtant longtemps dite attachée?

La Russie et Poutine sont considérés comme responsables de cette guerre par 99,99 % du commentaire officiel en Occident.

Le boulot est fait. On n’a pas besoin de moi pour dire cela.

— Reconnaissez que le droit international a été bafoué.

—  Je n’ai pas à le reconnaître ou à ne pas le reconnaître. J’ai ma compétence, qui est une compétence d’historien. J’ai été accusé dans des journaux d’être un agent du Kremlin. Bonjour le compliment ! Moi, je me bats pour que l’Occident reste pluraliste. Si on cherche mes valeurs, ce sont des valeurs de vérité et de pluralisme. On est dans un monde complètement poutinophobe et russophobe, où il est entendu depuis le début que tous les torts sont du côté de la Russie. Je présente une vision historique. Je reconnais qu’elle est, sans être morale, radicalement différente.

— En vous lisant, on a presque envie d’aller vivre en Russie… Vous présentez le pays comme une «démocratie autoritaire». C’est osé, quand on sait le sort des minorités, notamment LGBT, ou encore celui de l’opposant Navalny, qui croupit en prison…

—  J’accepte d’aller où vous voulez me mener et où je ne voulais pas aller. Qu’ont apporté aux Ukrainiens la dénonciation irréfléchie des Russes et le refus de penser leurs motivations ? Une destruction de leur nation, que les Occidentaux sont d’ailleurs en train de laisser tomber. La logique dépassionnée qui est la mienne aurait permis de négocier des solutions intermédiaires. Le discours unanimiste tout comme les injonctions idéologiques et morales mènent au désastre. J’affecte au concept « autoritaire » autant de poids qu’à celui de «démocratie». Tous les politologues de Russie sont d’accord pour dire que les Russes soutiennent Poutine.

— Des baromètres de popularité – faisons-leur le crédit de l’honnêteté… – ne font pas une démocratie…

— C’est une démocratie autoritaire. La démocratie libérale ajoute le respect des minorités. On est à la veille d’un basculement du monde, et ce qui est imposé à l’Ukraine est abominable. Alors, à quoi cela sert-il de se battre sur des mots ? J’avais besoin de concepts. « Oligarchie libérale nihiliste » pour l’Occident et «démocratie autoritaire» pour la Russie. Je ne masque rien des élections raisonnablement trafiquées dans le cas de la Russie. Je renvoie cela à l’anthropologie du pays et à un tempérament communautaire qui persiste.

— De même, vous soulignez l’existence d’un antisémitisme en Ukraine, à raison, mais vous ajoutez qu’il est quasi inexistant en Russie…

— Je cite Vladimir Chlapentokh, juif né à Kiev. Il fut l’un des fondateurs de la sociologie empirique en langue russe à l’époque brejnévienne. Confronté à l’antisémitisme du soviétisme, il émigra aux États-Unis. Il explique qu’une des particularités du régime de Poutine est qu’il est le premier régime russe dans l’histoire à ne pas utiliser l’antisémitisme pour gouverner. Ce que sont les Russes dans le détail, en revanche, je suis incapable de le dire. En Israël, il y avait près de 1 million d’habitants d’origine russe, dont 100 000 sont retournés en Russie.

— Vous avez vu, comme nous, Poutine recevoir le Hamas après le 7 octobre et Lavrov, son ministre des Affaires étrangères, dire de Zelensky: «Hitler aussi avait du sang juif.»

— Je suis d’origine juive. J’essaie juste de comprendre pourquoi les Russes sont en train de gagner cette guerre. Les faits me donnent raison, même si vous essayez de me faire passer pour un monstre.

— Pas du tout, on a juste l’impression que vous appliquez à la Russie ce que vous reprochez à d’autres, dans l’analyse, s’agissant de l’Ukraine…

Sur Gaza, j’ai écrit un post-scriptum dans mon livre pour montrer comment les Américains expriment leur nihilisme également sur ce terrain en empirant toujours les conflits. Je parle peu d’Israël. Les Russes ont un problème de survie nationale en raison de leur faible démographie. En pareil cas, ils ne choisissent pas leurs alliés. Churchill disait après l’invasion de l’Union soviétique : « Si Hitler envahissait l’enfer, je ferais au moins une référence favorable au diable à la Chambre des communes. » Les États-Unis font à la Russie le cadeau de leur attitude complètement irresponsable concernant Gaza. Mais les Russes sont gênés, car il y a maintenant un élément humain important entre la population israélienne et la Russie.

— Les Ukrainiens doivent-ils craindre le retour de Trump même si, rappelons-le, c’est lui qui a commencé à armer l’Ukraine en 2017?

— Si les Occidentaux se donnaient la peine de lire le site de l’agence Tass, ils verraient que, pour les Russes, cela ne fait aucune différence. Car la Russie est en guerre avec l’Amérique, et ils ne tiennent pas compte des changements de gouvernants.

— Les anciens pays du bloc soviétique ont une dette vis-à-vis de la Russie, expliquez-vous. Il y aurait des acquis positifs, selon vous, pour une classe moyenne qui s’est élevée grâce à la «méritocratie communiste». Peut-on franchement parler de «méritocratie» en URSS?

— Ce qui est commun au protestantisme et au communisme, c’est l’obsession de l’éducation. Le communisme implanté en Europe de l’Est a développé de nouvelles classes moyennes. Et ce sont ces classes moyennes qui ont ensuite décrété qu’elles étaient la démocratie libérale en action et que les Russes étaient des monstres. Je m’autorise, avec ironie, à diagnostiquer dans l’attitude des classes moyennes d’Europe de l’Est une certaine inauthenticité, car ce sont les méritocraties fabriquées par le communisme qui ont mené leurs pays dans l’Otan et mis leur prolétariat entre les mains du capitalisme occidental, tout en faisant de leurs pays une périphérie dominée, comme elle l’était entre le XVIe siècle et le XIXe siècle.

— Pour finir, il est assez peu question de la France dans votre livre. Existons-nous encore?

— Je fais de la géopolitique, donc je ne vois pas la France. Si je veux montrer que mon âme est pure, j’ai ramené l’Angleterre au niveau de la France ! Mais je dirais que c’est plus grave pour l’Angleterre. La pulvérisation des élites anglaises est terrible. L’Angleterre est encore moins puissante que la France. Les Anglais n’ont pas vraiment l’arme nucléaire. Ils ne sont même pas capables de se faire détester en Afrique, comme nous. Les classes dirigeantes anglaises étaient un modèle pour les classes dirigeantes américaines. La folie belliciste actuelle des Anglais a certainement eu une très mauvaise influence sur les Américains.

 

Source : Le Point

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