lundi 1 novembre 2021

La Norvège défend l’environnement et les hydrocarbures… avec l'argent du pétrole et du gaz

Alors que le Premier ministre du Québec, François Legault, se vante d’interdire toute exploration et exploitation des hydrocarbures au Québec (voir le gisement Old Harry), la Norvège  joue résolument sur les deux tableaux : l’environnement (elle bénéficie d'un fort secteur hydroélectrique comme le Québec) et le pétrole pour maximiser ses chances de profiter de la conjoncture.


 

Le professeur Alejandro Varela pousse la porte de la salle et jette un œil. Il grimace. « Il y en a quatre qui ne viennent plus », dit-il. Il salue son collègue installé sous un écran géant noirci de formules mathématiques. Le cours de géophysique est désert. Seuls trois étudiants y participent, deux Italiens et un Ghanéen. Ils recopient les équations énoncées en anglais par l’enseignant. Celui-ci parle à voix basse, mais chacun l’entend dans cet amphi oublié conçu pour une centaine de personnes. « On sera bientôt plus nombreux que nos élèves », souffle Alejandro, Vénézuélien de 47 ans, titulaire d’un doctorat de géologie obtenu au Texas, employé depuis plus de dix ans à Stavanger, berceau de l’industrie pétrolière norvégienne. L’université est l’une des meilleures du pays, mais, pour lui, la rentrée s’annonce catastrophique. Les maîtrises spécialisées dans les hydrocarbures n’attirent que 35 postulants. Trois fois moins qu’il y a cinq ans ! Pourtant, il se démène. Il a rebaptisé sa discipline : plus question d’y faire apparaître « pétrole » ou « gaz », seules les « sciences de la Terre » y sont mentionnées. Mais rien ne bouge. « On nous a prévenus qu’il fallait remonter les courbes, sinon on risque de fermer le département », poursuit Alejandro.

Le désamour s’explique : sensibles [sensibilisés] à l’urgence climatique, les jeunes boudent les métiers polluants. Sauf qu’il frappe un lieu emblématique. C’est ici, sur les côtes de Stavanger, que l’ex-compagnie américaine Esso a entrepris, en 1966, ses premiers forages. Et que la folie de l’or noir a suivi, avec la découverte du gisement géant Ekofisk et la ruée des multinationales. C’est aussi ici que se bâtit la richesse d’un pays de 5,3 millions d’habitants, devenu le premier producteur de pétrole d’Europe de l’Ouest et le troisième exportateur mondial de gaz, derrière la Russie et le Qatar. Un demi-siècle plus tard, Stavanger et ses 140 000 âmes ont oublié les boîtes de sardines décorées de leur Viking moustachu, jadis l’unique ressource du coin. Le baril a transformé la vie des habitants des petites maisons de bois colorées. Le salaire moyen avoisine les 10 000 euros [14 300 $ canadiens] mensuels, et le sandwich aux crevettes roses, les 15 euros [21,4 $ canadiens]. Alors, au fond du fjord, derrière les façades de verre de l’université, les malheurs d’Alejandro illustrent le dilemme norvégien : comment défendre son statut de champion des hydrocarbures face au défi écologique ? Côté pile, tout va bien. La Norvège affiche de grandes ambitions environnementales : 70 % des voitures vendues sont électriques ; les véhicules essence ou diesel disparaîtront des catalogues en 2025 ; 93 % de l’électricité provient des barrages, et le chauffage au fioul est banni depuis l’an passé. Quant aux taxes sur les émissions de CO2, le pays prévoit de les quadrupler à l’horizon 2030. Objectif ? Atteindre la neutralité carbone en 2050, conformément à l’accord sur le climat.

Côté face, c’est plus compliqué. Les autorités protègent les puits, pourtant responsables d’un tiers des émissions. Pas question de fermer les robinets : la manne représente 14 % du PIB, plus de 40 % des exportations et près de 200 000 emplois. Et qu’importe si l’Agence internationale de l’énergie préconise l’arrêt immédiat des développements de nouveaux gisements afin de respecter les critères de 2050. Certes, la classe politique s’accorde à penser que l’ère pétrolière s’achèvera un jour, mais ce jour appartient à un horizon lointain.

Tentation. À la chambre de commerce de Stavanger, un homme incarne la procrastination norvégienne : Ulf Rosenberg, une carrière consacrée à l’énergie, influent conseiller de la ville et tromboniste à ses heures perdues. Il déplie une carte constellée de pastilles noires. On y dénombre 37 champs récemment découverts — y compris en mer de Barents, la nouvelle province pétrolière et gazière arctique — et prêts à jaillir au cours des deux prochaines années. « Il y en a pour au moins 30 milliards d’euros d’investissements, affirme-t-il, enthousiaste, 45 milliards en comptant large. » Il désigne deux pépites sous-marines, l’une toute au nord, Wisting, l’autre à l’ouest, Noaka : « Si les autres ont des réserves de 100 millions de barils, ces deux-là peuvent en atteindre 500 millions. » Abandonner le pétrole et le gaz ? « Pourquoi ? Vous voulez dépendre de Poutine et de l’Algérie ? » répond-il. Avant d’ajouter, se voulant rassurant : « On n’augmente pas nos investissements, ils restent stables. »

Et ce n’est pas le nouveau gouvernement travailliste issu des élections de septembre qui entend freiner le rythme. « On se concentrera sur les petits champs », a tout de même précisé le Premier ministre Jonas Gahr Store, un francophile, ancien de Sciences Po Paris. Un engagement qui laisse perplexe. « Ils ont besoin d’une grosse découverte pour maintenir l’activité, alors ils accorderont de nouvelles licences d’exploration », regrette l’expert Jon Evang, de l’Institut Zero, organisme chargé de conseiller la nouvelle équipe au pouvoir sur la stratégie environnementale. « Ce n’est plus “fore, bébé, fore”, poursuit-il en reprenant le credo des lobbys pétroliers, mais “fore encore un petit peu plus”. » 

Autre symptôme du malaise : la lenteur avec laquelle le pays procède à la fermeture de sa dernière mine de charbon, dans l’archipel arctique du Svalbard. Une échéance fixée à 2023 vient enfin de tomber. Mais, d’ici là, l’exploitant a reçu l’autorisation de gonfler sa production. Résultat, sur la scène politique, les positions se crispent. Le nouveau gouvernement a échoué à rallier le Parti socialiste de gauche, pourtant candidat à la coalition. « On demandait la fin de l’exploration, mais ils veulent encore produire pendant vingt à vingt-cinq ans », souligne la députée Kari Elisabeth Kaski, 34 ans, connue pour avoir arraché, il y a deux ans, l’interdiction des projets de forage au large des îles Lofoten, où se trouve la plus grande barrière de corail en eaux froides. « Il va falloir que l’on pousse au Parlement en menaçant de ne pas voter le budget. »

Statu quo. En face, les partisans du statu quo soignent leurs arguments. Et usent d’une tactique : jouer sur les deux tableaux. Oui, il faut continuer, mais en participant à la transition verte, affirment-ils. À Stavanger, au siège de la compagnie nationale Equinor (ex-Statoil), détenue à 70 % par l’État, les professions de foi écologiques s’enchaînent. L’énergie éolienne ? Une capacité de 12 à 16 gigawatts, essentiellement en mer, arrivera sur le marché d’ici à 2030, soit l’équivalent de 13 réacteurs nucléaires. L’hydrogène ? Des projets se développent dans le nord de l’Angleterre et en Allemagne. La capture et le stockage de dioxyde de carbone ? Un partenariat voit le jour avec Shell et Total. « Mais on veut que tout cela soit profitable, nuance Philippe Mathieu, un Français chargé de la stratégie du groupe. Et, pour assurer le financement, nous avons besoin de l’argent généré par nos activités d’hydrocarbures. »

Du coup, l’affaire risque de traîner. Le plan d’Equinor prévoit qu’en 2030 la moitié des investissements ira aux énergies renouvelables. On en est loin. Pour l’heure, 5 % leur sont alloués.

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[L]e pays peut compter sur un fabuleux trésor : son fonds souverain — le plus élevé du monde —, estimé à 1 162 milliards d’euros, alimenté par les taxes pétrolières et prospérant via ses placements en actions auprès de 8 800 entreprises, au point de détenir 1,5 % de la capitalisation boursière de la planète. Une simple remontée des cours et ses réserves gonflent de 100 milliards d’euros ! Or ce magot — quatre fois le PIB du pays —, destiné à payer les retraites des futures générations, personne n’entend y toucher. Il réconforte. « Après la guerre, on était le pays le plus pauvre d’Europe, explique Ingrid, venue d’Oslo en famille visiter le musée du pétrole à Stavanger. On tient à notre niveau de vie. » Puis, se tournant vers son fils qui s’extrait d’une capsule sous-marine exposée : « Tu te souviens des intérêts dégagés cette année par notre fonds ? » « Plus de 10 % », répond-il sans hésiter.

À Oslo, le ministre du Climat et de l’Environnement, Espen Barth Eide, est, lui, catégorique. « Si demain la production pétrolière s’interrompt, cela n’empêchera pas le fonds d’augmenter, même lentement. » Mais, là encore, on le pare d’une identité verte pour masquer ses origines fossiles. « Nous souhaitons qu’il investisse dans des firmes engagées dans une stratégie zéro carbone », poursuit le ministre. Un bas de laine gorgé d’or noir qui sert à donner des leçons de vertu. Ainsi va le paradoxe norvégien… « Bien sûr qu’on a une responsabilité morale, admet l’ex-vice-ministre de l’Énergie Tony Christian Tiller, 40 ans, fier de se rendre en bus à son bureau. D’ailleurs, nos taxes sur le carbone remontent aux années 1990, quand d’autres subventionnaient encore leurs industries fossiles. »

[…]

Pétrole : 1er producteur en Europe
Les plus grands producteurs de pétrole brut en 2019, en millions de barils par jour


Gaz : 3e exportateur mondial
Exportations nettes de gaz naturel en 2019, en milliards de mètres cubes


(Source : BP Statistical Review of World Energy 2020.)

Le pétrole brut et le gaz naturel représentent 42 % de la valeur totale des exportations norvégiennes de marchandises en 2020.

Source : Le Point

Voir aussi 

The Guardian : nous avions tort au sujet du pic pétrolier (2012) 

Quarante-neuf prédictions écoapocalyptiques qui ne se sont jamais réalisées  

Côte d'Ivoire : « Découverte majeure » de pétrole et de gaz naturel (2021)

Alaska : gisement géant de 1,2 milliard de barils (168 millions de tonnes de brut) (2017)

Chine : découverte du plus grand gisement de pétrole de schiste jamais découvert (2021)

Turquie : découverte de 405 milliards de mètres cubes de gaz naturel en mer Noire (2021)

Abou Dhabi : 22 milliards de barils de pétrole non conventionnel récupérables ont été découverts (2020)

Mexique : l'une des dix « découvertes [de pétrole] les plus importantes au monde au cours des 15 dernières années » (2018)

Bahrein : découverte du plus grand champ pétrolier jamais découvert sur le territoire (2018)

« Urgence climatique » — Le point de rupture à nouveau reporté ? (Pas grave, les gens oublient)

Greta La Science Thunberg devant le Congrès : « Même avec 1 ° C, un nombre inacceptable de vies perdues »

Climat et élèves en grève : « On ne veut pas mourir dans 10 ans » (m-à-j)

Allemagne — les élèves qui ne manifestent pas pour le climat « ont un problème ».

Québec — consommation d’antidépresseurs a augmenté de 68 % chez jeunes filles au cours des 5 dernières années
 

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