samedi 13 mars 2021

Les manuels et programmes d'Histoire nationale du Québec (de 1832 à nos jours)


 

Préconisant une approche à la fois chronologique et thématique qui couvre la période allant de 1832 jusqu’à nos jours, cet ouvrage collectif porte sur la dualité idéologique qui teintera la création des programmes et des manuels scolaires, mais également la querelle des écoles historiographiques de Québec et de Montréal.

Les auteurs présentent la pensée des tenants de la bonne entente avec le conquérant britannique et le Canada anglais ainsi que celle de ceux qui ont une vision plus nationaliste du parcours historique des Québécois, prônant l’affirmation et l’émancipation de la nation.

Un livre profond et accessible sur l’un des volets les plus importants de l’histoire des idéologies au Québec depuis le début de l’enseignement de l’histoire nationale.


L’Histoire nationale du Québec
Entre bon-ententisme et nationalisme, de 1832 à nos jours

sous la direction de Félix Bouvier et Charles-Philippe Courtois
aux éditions du Septentrion
à Québec,
à paraître le 30 mars 2021,
384 pp,
ISBN 978-2-89791-226-0


Préface de Denis Vaugeois

Félix Bouvier et Charles-Philippe Courtois me parlaient depuis des années de leur ambitieux projet de retracer l’évolution des programmes et des manuels d’histoire nationale. Avec ténacité, ils ont gardé le cap, secondés par quelques proches collègues, jusqu’à l’aboutissement que constitue ce monumental ouvrage. Le résultat est étonnant. Il permet de faire un survol original de l’évolution du Québec à partir d’un aspect en bonne partie méconnu, les programmes d’histoire, les manuels scolaires et les idéologies qui les sous-tendent bien souvent.

Ce travail colossal m’a ramené aux difficultés qui ont accompagné les débuts du ministère de l’Éducation (MEQ) dans les années 1960. À mon avis, on les a trop facilement oubliées. Si seulement leurs conséquences s’étaient limitées à cette pagaille interminable entourant les programmes d’histoire, ce serait un moindre mal, mais c’est tout le système scolaire qui a été contaminé. Cette affirmation en surprendra plusieurs ; aussi, je sens le besoin de témoigner du contexte général de l’époque et du cas particulier des programmes d’histoire.

Acteur et témoin

J’ai vécu intensément la naissance du MEQ. J’ai fait partie de la première équipe. J’étais bien préparé. Je n’étais pas arrivé par hasard. Un rapport publié au début des années 1950 par Jean-Marie Beauchemin, secrétaire général de la Fédération des collèges classiques, annonçait des perspectives intéressantes pour les laïcs dans le monde de l’enseignement. J’avais décidé, contre l’avis de plusieurs de mes professeurs, d’y faire carrière. Mes activités de jeunesse m’y avaient préparé et j’avais en outre l’exemple de deux amis qui avaient choisi, l’année précédente, pédagogie-lettres. André Marchand et Paul É. Langlois étaient des pionniers. Ils m’ont beaucoup inspiré.

Après un an à l’École normale Jacques-Cartier où j’ai eu d’excellents professeurs, j’ai poursuivi mes études à l’École normale secondaire de l’Université de Montréal et obtenu une licence en pédagogie. Inscrit à la Faculté des lettres de l’Université de Montréal, j’ai obtenu une licence ès lettres en mai 1959 qui m’a conduit, quelques années plus tard, à une scolarité de doctorat en histoire à l’Université Laval.

Mon expérience de l’enseignement a été extrêmement diversifiée. J’appartenais à une première génération de laïcs préparés à l’enseignement. La demande1 était forte. Le monde de l’éducation était en effervescence. On ouvrait des sections classiques dans le secteur public, on créait des cours tels précommerce ou prégénie, qui serviraient de passerelles entre le cours secondaire public et l’université. Les cours de perfectionnement se multipliaient. À Trois-Rivières, Gilles Boulet, avec l’accord des autorités gouvernementales, a créé le Centre des études universitaires qui offrait des cours crédités par certaines facultés. À l’École normale Duplessis, où j’ai enseigné pendant six ans avec énormément de plaisir et de satisfaction, tout le personnel enseignant, recruté en quelques semaines, avait un diplôme universitaire, sauf le « principal » en provenance du séminaire où il avait été « maître de salle ». En effet, pour un certain temps encore, le clergé conservait les postes de direction.

Le MEQ a été créé dans la controverse. Il faut s’en souvenir, on partait de loin, et pire, c’est parti tout croche. Ce nouveau ministère suintait l’improvisation. Le sous-ministre Arthur Tremblay, imperturbable, naviguait à l’estime. Poussé au pied du mur et à court d’arguments, il lançait parfois, l’air moqueur : « Faites confiance à mon pifomètre. »

Il n’a fallu que deux ou trois ans pour que l’équipage quitte le navire. De la vingtaine de chefs de division recrutés en 1965, il n’en restait pas plus que trois ou quatre en 1968.

Pour sauver les apparences, on avait lié la création du ministère à la publication de l’imposant rapport Parent. Axé sur de généreux objectifs d’accessibilité et d’égalité, celui-ci allait rapidement entrer dans la légende, un peu comme Refus global. Je me souviens très bien de ce cher Henri Tranquille qui avait organisé le lancement de ce manifeste dans sa librairie et qui m’affirmait, au moment de la publication de sa biographie, que l’évènement était à peu près passé inaperçu. Il faudra plusieurs années avant que cette prise de position ait un certain impact, me disait-il, l’air contrit. Ce fut un évènement fabriqué a posteriori comme le sera en quelque sorte la grève de l’amiante de 19492.

Le rapport Parent a surtout servi de prétexte à un grand ménage, une espèce de règlement de comptes. « Ce qui existait antérieurement n’était plus bon. »

Point final ! Programmes et manuels ont été passés à la trappe en moins d’une nuit. Puis ça a été une entreprise de démolition des institutions : écoles de métier, instituts de technologie, collèges classiques, écoles normales, etc. Les édifices étaient mis en vente. Une deuxième vie les attendait. Heureusement, car recyclés, ils ont rendu possibles les premières étapes de la Révolution tranquille, tout comme les clercs et les religieuses qui ont accepté calmement leur sécularisation.

La défunte Direction générale des programmes et des examens

Dès la création du ministère en mars 1964, un organigramme est rendu public et des concours sont lancés. Les fonctionnaires issus du département de l’Instruction publique (DIP) sont en partie tablettés ou écartés des postes de direction. Il faut du neuf. Le recrutement va bon train. Contrairement à ce qu’on dit souvent, l’héritage de Duplessis était riche de talents prometteurs. Les candidatures arrivent de partout. À l’été 1965, l’édifice, situé rue Monseigneur-Grandin à Sainte-Foy, se remplit peu à peu. Au cœur du ministère était prévue une direction générale des programmes et des examens composés de « divisions » qui correspondaient aux diverses disciplines. Le directeur général, Jean-Marie Joly, de retour d’un stage d’études aux États-Unis, était un homme solide, calme et d’une grande culture. Un responsable des arts et un responsable de la musique côtoyaient un responsable des mathématiques, du français langue maternelle ou langue seconde, de la physique, etc. Avec Joly, il n’y aurait pas de chaises vides ; toutes les disciplines, de la maternelle à l’université, auraient leur responsable.

Durant l’hiver 1964-1965, les concours affichés pour des postes au MEQ alimentaient nos conversations. Munis de diplômes universitaires, mes collègues de l’École normale Duplessis étaient sceptiques : « Les jeux sont faits. Ces concours sont là pour la frime ! » Par ailleurs, le ministère offrait des stages à l’étranger qui semblaient sérieux. Le ministre Paul Gérin-Lajoie avait en effet amorcé une féconde coopération franco-québécoise. J’ai présenté ma candidature, de même que deux ou trois de mes collègues. J’étais allé en Europe à deux reprises et, comme on dit, je n’en étais pas revenu ! On m’a proposé un poste à l’École normale de jeunes filles de Besançon. J’avais déjà enseigné à des jeunes filles au Collège Saint-Maurice de Saint-Hyacinthe et à l’École normale Christ-Roi. J’avais survécu. J’étais partant, c’est le cas de le dire.

Au printemps 1965, j’ai triomphé à Tous pour un sur un sujet en histoire, « Frontenac et son temps ». Cette émission télévisée était très populaire et très exigeante. La veille de la troisième émission, j’ai reçu un appel de Jean-Marie Joly. Il voulait me féliciter et me souhaiter bonne chance. Avant de raccrocher, il m’a dit : « Des membres de jury se demandent pourquoi vous n’avez pas présenté votre candidature pour la division de l’histoire. On vous connaît par le Journal Boréal Express, etc. » Un peu frondeur, je lui ai dit : « Vous savez, nous, en région, on s’est dit que ce genre de concours, c’est arrangé d’avance ! » — « Monsieur, vous êtes dans l’erreur. Et comme nous avons le droit de solliciter des candidatures, vous êtes invité à la prochaine séance. » J’étais ébahi et vraiment mal à l’aise. « Très bien, j’y serai. »

Ce matin-là, je suis arrivé auréolé d’une victoire remportée la veille à Tous pour un. Quelques jours plus tard, on m’a proposé le poste de chef de la Division de l’histoire. Adieu, chères étudiantes de Besançon ! En septembre 1965, me voilà fonctionnaire ! Je partageais un bureau avec le géographe Maurice Saint-Yves qui poursuivra sa carrière à l’Université Laval car, comme tous les autres chefs de division, il n’est pas resté longtemps au ministère.

Au printemps 1965, le ministère avait expérimenté de nouveaux types d’examens « objectifs », qui pouvaient être traités par d’énormes ordinateurs de première génération. Ce fut un désastre. Je le raconte dans les Entretiens avec Stéphane Savard (p. 154). Expert en docimologie, Jean-Marie Joly était catastrophé. De multiples défis attendaient les chefs de division qui prenaient leur poste les uns après les autres, mais en tête venait la réussite des prochains examens du ministère de juin 1966. Il ne fallait pas que l’histoire se répète.

Nous avons vécu cette période en pleine grève des professionnels du gouvernement. Les négociations étaient dans l’impasse. Leur syndicat a hésité à nous embrigader ; certains d’entre nous ne semblaient pas être de vrais « professionnels ». Louis Belzile, peintre, George Little, musicien, Roland Vachon, diplômé du MIT, Beaudoin, diplômé en arts graphiques, etc. Les professionnels du gouvernement ont décidé de faire un tri : lui, oui ; lui, non ! Je ne me souviens pas si j’avais été considéré comme un professionnel, mais de toute façon, nous avons fait bloc. Nous allions sauver les examens, quitte à franchir des lignes de piquetage. On nous a insultés, on nous a bousculés, mais les examens ont été sauvés. Nous avions maîtrisé les monstres informatiques. Toutefois, le mal était fait : les élections avaient eu lieu le 5 juin et les libéraux de Jean Lesage avaient subi une raclée, du moins en nombre de sièges. En toute franchise, aucun d’entre nous n’a versé la moindre larme. La population avait rendu son verdict : la réforme scolaire ne passait pas. Daniel Johnson, chef de l’Union nationale, avait fait campagne sur ses ratés. Il avait même osé demander la tête d’Arthur Tremblay !

L’Opération 55

L’affaire des examens du ministère avait laissé des cicatrices, mais à vrai dire, tout allait mal au MEQ. Commençons par la fin. Ce que les gens appelaient le « péril jaune » faisait référence à la couleur des autobus scolaires. C’est une longue histoire qui n’est pas vraiment connue. Je la résume dans Histoire populaire (tome 5, 2008) de Lacoursière (p. 90), sous le titre « Opération 55 ».

Pour corriger un écart entre les subventions reçues par l’Ontario en soutien à l’enseignement technique et professionnel, le Québec a décidé in extremis d’accepter des fonds du fédéral, même dans le domaine de l’éducation, ce qui était contraire à l’esprit de la Constitution, mais en faisant passer l’argent par le biais du « travail », dit une compétence mixte de la Constitution canadienne de 1867. Le calendrier imposé par le fédéral était serré. Le programme touchait à sa fin. Beaucoup d’argent était en cause. Le Québec s’est lancé à l’aveuglette. On a donné un nouveau sens au mot « polyvalence », approche ou principe par ailleurs favorisé par le rapport Parent. L’école dite polyvalente est devenue par magie une école où cohabiteraient le général et le professionnel (c.-à.-d. le travail), ce dernier secteur pouvant accepter l’argent du fédéral et le mettre dans un fonds commun. Le rapport Parent recommandait un régime de tutorat qui a été oublié en cours de route. Hélas, trois fois hélas ! Peut-être ce régime de tutorat aurait-il permis de limiter les dégâts issus de ces horreurs que deviendront les polyvalentes ? L’appartenance à une classe d’élèves n’existait plus. Les titulaires d’autrefois n’avaient plus leur raison d’être, et on espérait qu’une forme de tutorat permettrait de gérer un régime d’options. En effet, les élèves devaient changer constamment de locaux et de groupes. Et la cerise sur le gâteau : les architectes n’avaient pas été informés !

En effet, il fallait faire vite. L’équipe des programmes et des examens a vu surgir des écoles géantes distribuées sur le territoire au profit des « organisateurs » libéraux. La réforme scolaire devenait peu à peu une réforme de béton et de briques. La résistance des chefs de division s’organisa. On nous a littéralement brisés. Notre direction générale a été décapitée. Dorénavant, nous serions limités aux niveaux élémentaire et secondaire. Le frère Untel, Jean-Paul Desbiens, responsable de l’accouchement des cégeps, nous a suppliés, avant que notre direction générale rende l’âme, de préparer des projets de cours pour son réseau. Ils ont été « improvisés » en deux fins de semaine. L’éducation physique s’est retrouvée sur un pied d’égalité avec la philosophie.

En histoire, des universitaires sont venus dire qu’ils préféraient que leurs étudiants soient « vierges » de toutes connaissances historiques. Ça ne s’invente pas ! Il n’y aura donc pas de cours d’histoire du Canada ou du Québec au cégep. En vérité, les défenseurs des écoles de Québec et de Montréal s’affrontaient et tenaient leur bout. Pour l’instant, c’était sur la forme ; plus tard ce serait sur le fond, et ça ferait tache d’huile.

On chuchotait que Jeanne Lapointe, membre de la commission Parent et professeure à l’Université Laval, avait eu beaucoup d’influence au moment de la rédaction du rapport concernant les programmes d’histoire. En tant que chef de la Division de l’histoire, cela m’importait peu. Pour ma part, je retenais du rapport Parent son insistance sur la valeur de formation de l’histoire et je précisais que « l’état d’urgence pour que s’impose la vraie réforme scolaire était non pas celle des autobus, mais celle des programmes ». Le transport scolaire était devenu un gouffre financier en plus d’abrutir les jeunes, matin et soir. Quant au coût, le sous-ministre Tremblay avait eu cette remarque aussi laconique que sinistre : de toute façon, c’est le ministère des Transports qui paie. En somme, ces polyvalentes étaient mal conçues et mal situées. Et les programmes d’histoire dans tout ça ?

DIP devient RIP

Je n’ai jamais compris cette rage qui animait les premiers responsables du ministère. Je l’ai dit précédemment : en une nuit, il a été décidé que programmes et manuels du défunt DIP n’étaient plus valables. Ça sentait la vendetta ! Est-ce qu’ils étaient si mauvais ? Celles et ceux qui ont pris les commandes à partir de 1965 reniaient en quelque sorte les programmes qui les avaient formés. En gardaient-ils de si mauvais souvenirs ? On a d’ailleurs tort de tout faire commencer avec la mort de Duplessis. Le vent de changement qui soufflait sur le Québec ne s’est pas levé en une nuit. La victoire des libéraux en 1960 était aussi celle des poètes et des chansonniers, des intellectuels, des cinéastes, en fait d’une jeunesse de plus en plus instruite et ouverte sur un monde en ébullition. L’heure était à l’affirmation, à la décolonisation.

En septembre 1965, cette vingtaine de chefs de division devaient mettre en place, en claquant des doigts, de nouveaux programmes qui permettraient de préparer de nouveaux manuels. Rapidement, j’ai recruté à gauche et à droite pour former des comités chargés d’esquisser de nouveaux programmes. Ils seraient forcément provisoires, mais ils permettraient de marquer des étapes. C’est ainsi qu’est né le fameux Document C dont traite Michel Allard dans ce livre. Ses souvenirs sont plus précis que les miens, et je n’ai rien à ajouter sauf que ce document qui tenait à la fois du programme et du manuel n’a pas généré de manuels comme il est suggéré dans le chapitre 6. Il les a précédés, sans plus.

Histoire 1534-1968 est paru à l’automne 1968. Il s’agissait d’une commande des Éditions du renouveau pédagogique, alors dirigées par André Dussault et Pierre Tisseyre. Le mandat était de mettre à jour un « classique » signé de deux clercs de Saint-Viateur (CSV), Paul-Émile Farley et Gustave Lamarche. Ce travail avait été mis en chantier au début de 1968 alors que j’avais quitté mon poste à la Division de l’histoire pour codiriger le Centre franco-québécois de développement pédagogique créé dans la foulée des accords Peyrefitte-Johnson qui avaient fait suite à la visite du général de Gaulle. Habilement, Dussault et Tisseyre ont organisé un grand lancement, distribuant gratuitement des exemplaires d’Histoire 1534-1968. De nombreux professeurs l’ont adopté avec empressement en lieu et place du manuel qu’ils espéraient vainement. Pourtant, Jacques Lacoursière et moi, nous pensions pouvoir faire mieux, d’où le titre temporaire que nous avions proposé. Une nouvelle entente a été conclue avec les CSV qui nous ont donné carte blanche. Nous voulions nous affranchir de l’édition originale du Farley-Lamarche, mais il n’était pas question pour autant de nous aligner sur un programme du ministère. L’objectif que nous avions avec Jean Provencher et Claude Bouchard, c’était de réaliser une bonne synthèse. Pour ma part, je ne voulais plus rien savoir du ministère. J’étais amer, et je le suis resté. Mais nous avions une folle envie de faire du beau travail et de mettre à contribution ce que nous avait appris l’expérience du Journal Boréal Express. La nouvelle édition a été préparée rapidement. L’équipe était bien rodée, et l’objectif était d’offrir aux enseignants et au grand public un incontournable ouvrage de référence ; ce serait Canada-Québec : synthèse historique. De leur côté, trois collègues historiens, Denis Héroux, Robert Lahaise et Noël Vallerand, tout en ignorant délibérément le Document C, se sont lancés dans la production d’un manuel en deux tomes, le troisième n’ayant jamais été complété.

Par la suite, surtout dans la foulée du programme de 1982, plusieurs manuels ont vu le jour. En tant que directeur du Centre éducatif et culturel (CEC), je serai l’éditeur de celui qui, pour moi, était le plus important d’entre eux, celui que signeront Louise Charpentier, René Durocher, Paul-André Linteau et Christian Laville. Le sort réservé à ce manuel a renforcé ma méfiance envers le MEQ. Il a été refusé sur avis du Comité catholique qui avait survécu au défunt département de l’Instruction publique. Les auteurs, révisionnistes dans l’âme, faisaient un lien entre la propagation des épidémies et la présence des missionnaires ; en outre, ils attribuaient l’arrivée tardive des laïcs dans le monde de l’enseignement à la présence massive des communautés religieuses. J’avais fait racheter par le CEC les droits de ce manuel dont la préparation avait épuisé les ressources financières des éditions du Boréal Express. Son directeur, Antoine Del Busso, avait été impliqué dans la préparation de Canada-Québec : synthèse historique et savait que la place était libre pour un vrai manuel, fidèle au nouveau programme de 1982. Les auteurs avaient mis la barre haute et vidé la caisse. Del Busso avait tout juste pu faire imprimer un prototype à des fins de promotion.

Au CEC, je souhaitais occuper tous les champs du programme, et il manquait un bon manuel pour compléter notre série de livres d’histoire du primaire qui s’inspirait outrageusement du Journal Boréal Express. Une transaction a été conclue puis, confiant dans le travail éditorial de Del Busso et la réputation des auteurs, j’ai fait imprimer 10 000 exemplaires. Il nous a fallu les faire corriger ! J’ai bien failli y laisser ma peau. Les membres du C. A. étaient éberlués et paniqués. Le CEC se remettait de deux ou trois ans de grève et n’avait pas besoin de ce pépin.

La Nouvelle Histoire du Québec et du Canada des quatre auteurs évoqués a trouvé sa clientèle à côté des nombreux manuels que présente Alex Bureau au chapitre 6. Soudainement, les enseignants avaient un vaste choix. Pour autant, Canada-Québec : synthèse historique gardait quelques fidèles, mais en nombre insuffisant pour combler les attentes de son éditeur, Le renouveau pédagogique.

En 1987, je quittais le CEC avec l’intention de démarrer une nouvelle maison d’édition sur le modèle du Boréal, cédé à Del Busso en 1977. L’éditeur du Renouveau pédagogique était prêt à se départir de Canada-Québec : synthèse historique. Malgré les multiples mises à jour qu’il avait subies, il avait pris de l’âge. Il m’a fallu plus d’un an pour faire naître une toute nouvelle édition totalement révisée et enrichie d’un intéressant cahier en couleur. Gilles Herman, futur éditeur chez Septentrion, a ainsi eu en 2000 l’occasion de faire son apprentissage tout en suivant un cours accéléré en histoire du Québec. Pour ma part, en relisant systématiquement la production des dernières années, je m’offrais une mise à niveau dont j’avais bien besoin tout en distribuant à chacune et chacun ses mérites sous forme de gloses qui accompagnaient le texte de base.

En effet, pendant une vingtaine d’années, l’historien Vaugeois était devenu tout simplement amateur d’histoire. Je gardais mes distances du MEQ et, surtout, je me tenais loin de la controverse entourant les programmes d’histoire. Celle-ci me donnait des cauchemars, tiraillé que j’étais entre les faits et les interprétations. Dans mes rêves, j’essayais désespérément d’amener mes étudiants à intégrer les réalités sociales actuelles dans une perspective historique, puis je cherchais à leur permettre d’interpréter ces réalités à l’aide de la méthode historique alors que je voulais bien leur donner les moyens de construire, puis de consolider, leur conscience citoyenne à l’aide de l’histoire. Bien sûr, je me moque de ce que je lisais sur cette réforme par compétences. Je suis résolument un disciple de Claude Lévi-Strauss : « Le choix relatif de l’historien n’est jamais qu’entre une Histoire qui apprend et explique moins, et une Histoire qui explique plus et apprend moins. »

Historiens et « pédagogistes »

Pendant des années et jusqu’à ce débat de 2006 sur l’enseignement de l’histoire du Québec au secondaire, j’ai navigué entre les adeptes de l’histoire sociale et les partisans de l’histoire traditionnelle. J’étais convaincu que les disputes sur l’histoire nationale qui semblaient opposer fédéralistes et nationalistes étaient, pour les uns ou pour les autres, une erreur. L’histoire n’a pas à être au service d’une cause, ce qui est cependant généralement admis en théorie, bien que la pratique soit souvent plus forte que la raison. Il ne faut pas être très futé pour s’en rendre compte. Les meilleures intentions du monde ne suffisent pas et la tentation de teinter le récit est omniprésente. Mais il n’y avait là qu’une partie du problème. Il m’a fallu beaucoup de temps pour constater le rôle joué par les didacticiens.

Sur mon chemin de Damas, j’ai croisé Joseph Facal. J’aime lire ses textes. Il est toujours lumineux, souvent audacieux et courageux. En ouvrant son essai intitulé Quelque chose comme un grand peuple (Boréal, 2010), je n’avais pas d’attente particulière, simplement une certaine curiosité. Elle a été à son comble quand, en page 205, moqueur, Facal annonce un « détournement d’avions et [une] prise d’otages ». Il ne m’a fallu que quelques lignes pour être ramené sur terre avec, cependant, un atterrissage en catastrophe. C’est un Éric Bédard révolté qui était aux commandes : « Les pédagogistes [sic], ce sont ceux qui n’accordent d’importance qu’aux processus d’apprentissage, non plus à la matière même des apprentissages ; ce sont ceux qui forment des professionnels de la gestion de classe, non plus les maîtres d’une discipline3» Ite missa est. Allez ! Tout est dit ! Facal résume sèchement : « [P]our enseigner l’histoire, l’historien de métier sera présumé moins apte que le diplômé en pédagogie ayant une formation d’appoint en histoire. »

Un jour, j’ai laissé tomber la réserve que je m’imposais. Mon intervention a pris la forme d’une lettre envoyée au Devoir en mai 2006. J’ai retrouvé mon brouillon. « Le ministère fait fausse route en associant histoire et éducation à la citoyenneté. L’histoire doit être enseignée pour ses mérites propres. » En bref, voulait-on vraiment taire ce qui dérange et montrer tout bêtement aux jeunes à être de gentils citoyens ?

Un peu pour me moquer et caricaturer, j’avais plutôt envie d’inciter les jeunes à devenir des citoyens exigeants, capables de contester. Surtout, avec les années, je les sentais de plus en plus individualistes. Le fameux « bien commun » qu’on nous enseignait au collège classique s’était estompé, évanoui. Chacun pour soi, et « toujours plus ». Les fameuses chartes ne se préoccupaient que des droits individuels. Dans ce contexte, l’histoire devenait de plus en plus importante. Le récit d’une histoire nationale s’imposait. Une histoire ouverte et inclusive. Ce qu’a été tout naturellement l’histoire de la société québécoise, héritée de la Nouvelle-France et même, plus précisément, d’une Amérique franco-amérindienne.

Félix Bouvier et Charles-Phillippe Courtois, avec leurs collègues, nous livrent un survol savant et franc de l’évolution des programmes et de ce qui entoure souvent idéologiquement l’enseignement-apprentissage de l’histoire nationale. Plutôt que de commenter leur travail, j’ai senti le besoin de témoigner et de livrer ma version des faits, surtout du fouillis qui a suivi la création du MEQ4. L’intention était bonne, les objectifs tout à fait louables, mais pour livrer la marchandise, il fallait davantage qu’un « pifomètre ». Il n’était surtout pas nécessaire de faire table rase ! Le temps a peu à peu arrangé les choses. C’est entre autres ce que nous démontrent patiemment Bouvier et Courtois avec leur équipe.

Denis Vaugeois

décembre 2020

Notes

1. En septembre 1955, je n’ai pu résister au plaisir de narguer les autorités de mon collège en acceptant la charge de professeur en éléments latins (Stéphane Savard, Entretiens, Boréal, 2019, p. 47-49). L’année suivante, je retournais à l’université. Je ne voulais pas m’habituer à toucher un salaire, si mince fût-il. Des prêtres enseignants me faisaient parfois réaliser que je gagnais le salaire de dix prêtres. Je gagnais 3 000 $ et eux, 300 $.

2. Dans sa monumentale histoire du syndicalisme, Jacques Rouillard écrit : « Il y a tout un mythe qui s’est développé face à la grève de l’amiante. C’est un exemple de résistance à Duplessis, mais, dans une perspective plus longue, son importance s’efface. » Voir Jean-François Bérubé, « Il y a 50 ans : la grève de l’amiante. Quand l’amiante ose », Voir, 11 février 1999. Autrement dit, il faut se méfier d’une histoire écrite par ses acteurs, ce qui s’applique aussi dans mon cas. Évidemment.

3. Éric Bédard, « La nouvelle guerre des éteignoirs », Argument, 9 (1), automne 2006. L’article de Bédard était juste et solide. Avec l’abolition des écoles normales, les gens qui y enseignaient sont passés à l’université. Mais les facultés de pédagogie dans les universités n’avaient pas leurs lettres de noblesse. Pour s’affirmer, les professeurs de pédagogie se sont mis à ne plus valoriser les disciplines à enseigner, mais plutôt la didactique. La marche était haute (Entretiens, op. cit, p. 160-161 ; voir aussi la référence à Julien Prud’homme).

4. Parmi tous les ouvrages qui font le procès du MEQ, je retiens celui de Louis Balthazar et Jules Bélanger, L’école détournée, Boréal, 1989. Les auteurs dénoncent un nivellement par le bas et plaident pour un retour à l’exigence. Les débuts du ministère laissent songeurs.


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