vendredi 19 juillet 2019

Les causes de la « Révolution tranquille » en matière d'éducation, ses conséquences

Gilles Paquet


Dans l'ouvrage collectif La Révolution tranquille en héritage, sur lequel nous reviendrons, Gilles Paquet, économiste à l'Université d’Ottawa, revient sur les causes et les effets de ce que l'on nomme un peu rapidement la « Révolution » tranquille, cette vache sacrée d'une certaine gauche québécoise.



Extraits (les intertitres en gras sont de nous) :


« 

La démographie explique à peu près les deux tiers de tout.


David Foot

[...]


[Q]uelle a été la source des changements [issus de la « Révolution » tranquille] ? à quoi peut-on attribuer les dérapages s’il y en a eu? et quel est le degré d’inachèvement des travaux enclenchés, quel déblocage est nécessaire ?

À ces trois questions, les réponses sont claires : le changement a souvent été déclenché par la démographie; les dérapages sont venus d’un étatisme excessif; et le déblocage ne peut venir que d’une nouvelle gouvernance.

Les grands faits qui caractérisent l'époque de la Révolution tranquille
• l’urbanisation du Québec dans la décennie des années 40 a été phénoménale: il s’est urbanisé autant de gens dans cette décennie que dans tout le siècle qui a précédé ;

• entre 1951 et 1966, il va naître deux millions de Québécois : en 1966, grosso modo, un Québécois sur trois aura moins de quinze ans; beaucoup de jeunes: plus de personnes à l’école qu’au travail, sans pouvoir, mais avec beaucoup de temps libre et de grands espoirs (ce qu’on nommera l’esprit de 1968) ;

• entre 1870 et 1957, le taux de croissance de la valeur ajoutée par année-personne est comparable à celui de l’Ontario ;

• entre 1935 et 1955, le taux de croissance de la production industrielle au Québec dépasse celui de l’Ontario; entre 1946 et 1958, le niveau du revenu personnel par habitant au Québec progressait de plus de 5 % par année et gagnait sur celui de l’Ontario ;

• les années 50 ont été la seule décennie du XXe siècle où les migrations interprovinciales ont donné un solde positif au Québec ;

• au cours des deux décennies antérieures à 1967-1968, les inscriptions à tous les ordres d’enseignement augmentaient très rapidement;

• les changements dramatiques dans le régime des relations de travail (en particulier dans le secteur public) ont eu un impact sur la montée des corporatismes, sur la détérioration du climat social et sur l’explosion salariale dans la période subséquente;

• il y a eu aussi dans tout le monde occidental (et au Québec aussi fortement qu’ailleurs), dans l’après Seconde Guerre mondiale, la montée d’un grand relativisme moral qui n’a pas été sans rappeler le vent idéologique ayant soufflé sur le monde atlantique à la fin du XVIIIe siècle enclenchant alors ce qu’on a nommé la Révolution atlantique (Godechot-Palmer)[1] ;

• il y a enfin l’arrivée sur la scène occidentale de l’idéologie des droits de la personne (dans la foulée de la Déclaration des Nations Unies de 1948) et de la légitimité de demandes illimitées vis-à-vis de l’État — qui vont amener le citoyen à réclamer de l’État dit providence qu’il soit l’instrument de la réalisation de toutes sortes de gratifications, et à se déresponsabiliser relativement de sa propre condition; cela est pleinement rendu par le slogan de Mai 68 : « Soyez réaliste, demandez l’impossible ! »
[…]

De ces faits stylisés, je conclus que les chromos Grande Noirceur et Révolution tranquille sont indûment réducteurs  pour caractériser l’avant et l’après 1960 au Québec si l’on cherche une explication persuasive et non pas seulement une fabulation inspirante.

[...]

La Grande Noirceur et les héritiers de la Révolution tranquille vus dans le cahier-manuel d'éthique et de culture religieuse pour la 1re secondaire des éditions La Pensée (p. 56)



La démographie comme moteur des changements

Le système d’éducation québécois a subi de nombreuses transformations dans les années 60. La grande cause de ces transformations est cependant moins le volontarisme des politiciens et des bureaucrates qu’une grande vague démographique dont les effets ont commencé à se faire sentir dès avant 1960. C’est pour répondre aux besoins criants de cette grande vague démographique qu’on va devoir commencer à construire tout un réseau d’écoles et d’institutions sanitaires déjà sous le régime Duplessis. L’État va être le grand improvisateur de ces transformations forcées, pour parer au plus urgent, parce que le privé et le « sans but lucratif » sont débordés. La grande cause du dérangement sera cependant démographique.

Sans aucun doute, les accompagnateurs politico-bureaucratiques de ce mouvement vont y mettre du leur : on va voter bien des lois scolaires dans les années 60 — allongeant l’âge de fréquentation scolaire obligatoire, ramenant plus de 1 000 commissions scolaires à une soixantaine, et les obligeant à assurer l’enseignement secondaire, etc. Mais cet ajustement avait déjà commencé dès les années 40, et s’était poursuivi avec force dans les années 50, en proportion de l’augmentation de la clientèle réclamant des institutions supplémentaires. Dans les années 60, on répond seulement aux goulots d’étranglement subséquents qui se matérialisent.

En effet, les baby-boomers ne mourant pas en arrivant à l’adolescence, on va inventer, en cascade, les cégeps pour prendre le relais des polyvalentes en 1967, et l’Université du Québec, créée en décembre 1968, pour prendre le relais des cégeps : une cascade d’établissements pour accueillir l’énorme vague d’étudiants que les institutions existantes n’auraient su accueillir, et qu’une population québécoise dont le revenu croît vite n’aurait pas accepté qu’on sacrifie.

Quantité oui, mais qualité laissant à désirer

La « démocratisation de l’éducation » est le slogan qu’on utilisera pour décrire la mise en place de ces nouvelles structures d’accueil dans les années 60. La population était favorable à la réforme des structures (vague démographique oblige, des réformes s’imposaient), mais elle n’a pas été impressionnée par la qualité du produit des nouveaux établissements (polyvalentes, cégeps). La grogne a commencé dès les années 60.

[...]

Au début, en éducation, il fallait évidemment travailler à la hache, et faire face au problème « quantitatif » de la horde démographique. Un appareil d’État a semblé être le seul mécanisme capable de parer au plus urgent.

[…]

L'État monopole et sa bureaucratie s'accrochent après l'urgence

Mais une fois le gros du choc démographique passé, l’appareil d’État n’a pas voulu lâcher prise, même quand il est devenu clair que tous les intervenants (professeurs, parents, étudiants) se considéraient mal servis par le monopole public qui imposait un régime pédagogique inadéquat.

L’impact de ce monopole d’État et de sa bureaucratie a été catastrophique, diront les économistes et sociologues qui ont écrit un livre noir accablant[2]. Mais rien ne saurait mieux exprimer la faillite que les spectaculaires taux de décrochage scolaire et les dénonciations de Jean-Paul Desbiens (dit frère Untel) qui, dans sa préface au livre de Migué et Marceau, a dit son amer désappointement avec verve, mais aussi avec la légitimité de celui qui avait lancé un débat important sur l’éducation au Québec à la fin des années 50[3].

[...]

Parents désorganisés, fugaces et dociles contre syndicats et bureaucrates conservateurs

Desbiens dénonce, dans la préface du livre de Migué et Marceau, l’incurie des parents (qui « ne constituent pas une force organisée, sauf en cas de crises pointues et localisées ») et de l’opinion publique (« fugace, distraite, facilement manipulable en cette matière ») mais surtout « une Sainte-Alliance entre les politiciens, les syndicats d’enseignants et les bureaucrates en faveur du maintien et de l’extension du monopole.

« Les clientèles captives sont moins rétives, moins malcommodes que les clientèles libres » (p. xiv).

[…]

Centralisation, jacobinisme et volonté de programmation citoyenne

La tendance à la centralisation, à la bureaucratisation et au jacobinisme demeure hégémonique, et le débat récent autour du cours d’éthique et de culture religieuse — l’imposition d’une religion d’État, disent certains — révèle clairement un certain césarisme.

Dans une société pluraliste et une démocratie libérale, la vision du monde à saveur républicaine — qui statue que l’État doit incorporer les valeurs de la communauté politique, constituer une sorte de personne en plus grand et en plus important et définir la manière morale pour la communauté de fixer ses droits — est oppressante. Le monopole public de l’éducation est naturellement amené à imposer l’uniformité (au nom d’un égalitarisme abusif), et donc à rendre impossible la variété requise, au nom d’une certaine programmation citoyenne.

[…]

C’est condamner le monde de l’éducation à un arrimage ni très heureux ni cohérent entre un système d’éducation bureaucratique et un environnement bariolé, mais aussi, disent certains, à la médiocrité et à la production systématique du décrochage scolaire et de l’analphabétisme.

Les sociétés qui ont choisi la variété et la concurrence dans l’éducation ont des résultats énormément plus impressionnants[4].

[…]

Sainte-Alliance à saveur étatiste, corporatiste et syndicaliste

Ce n’est pas un problème strictement d’éducation non plus que proprement québécois, puisque d’autres juridictions ont aussi été détournées de leurs trajectoires originales par d’autres formes de Sainte-Alliance à saveur étatiste, corporatiste et syndicaliste. La force d’inertie de ces arrangements est robuste: ils savent résister aux assauts et, ce faisant, préserver des «systèmes scolaires» fort coûteux, inefficients et non viables à long terme même au niveau universitaire[5].

C’est là le côté sombre des monopoles d’État créés au nom d’idéaux tout aussi fumeux que sacrés chez les bien-pensants (bien commun, démocratie, égalitarisme, pallier l’ignorance ou l’incurie des citoyens-parents, etc.) et embaumés comme « acquis sociaux ».



[1] Peter H. Amann, The Eighteenth-Century Revolution: French or Western?, Boston, Heath, 1963.

[2] Jean-Luc Migué et Richard Marceau, Le Monopole public de l’éducation, Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1989; Gilles Gagné (dir.), Main basse sur l’éducation, Québec, Nota bene, 1999; Gilles Paquet, Pathologies de gouvernance, Montréal, Liber, 2004, chapitres 12 et 13.

[3] Jean-Paul Desbiens, Les Insolences du frère Untel, Montréal, Éditions de l’homme, 1960; Jean-Paul Desbiens, préface à l’ouvrage de Migué et Marceau, Le Monopole public de l’éducation.

[4]  Gilles Paquet, Pathologies de gouvernance, p. 127.

[5] Gilles Paquet, « Ontario Higher Education as Governance Failures », Optimum Online, vol. 40, no 1 (2010), p. 60-66.


La Révolution tranquille en héritage
Collectif
chez Boréal
à Montréal
paru le 4 octobre 2011,
304 pages
ISBN-13 : 978-2-7646-2115-8

Voir aussi

Le « mythe » de la Révolution tranquille

Héritage de la Révolution tranquille : lent déclin démographique du Québec ?

Révolution tranquille : Entre imaginaire et réalité économique et sociale

Du Grand Rattrapage au Déclin tranquille : déboulonner la prétendue Révolution tranquille

Baisse relative du nombre de diplômés par rapport à l'Ontario après la Grande Noirceur

Grande Noirceur — Non, l'Église n'était pas de connivence avec le gouvernement et les élites

La Grande Nouérrceurrr : portrait de famille monochrome, rictus, pénurie francocentrique et ânonnements (5 pages)

La Grande Noirceur, revue et corrigée

Le « mythe » de la Révolution tranquille

2 commentaires:

Josick a dit…

Et la Révolution sous nos yeux pour l'Europe.

Pour une école libre a dit…

Josick, sur la révolution de l'immigration nous avions publié notre recension de cette ouvrage il y a plus de deux ans (cet ouvrage peu politiquement correct a tardé à trouver un traducteur en France) :

http://www.xn--pourunecolelibre-hqb.com/2009/08/limmigration-en-europe-les-chiffres-les.html