mercredi 28 septembre 2011

La Grande Noirceur, revue et corrigée

Éric Bédard est historien et professeur agrégé à la TÉLUQ. Il coanime Autour de l'histoire sur la chaîne VOX et a collaboré à la série Enquêtes diffusée sur Historia. Il a reçu pour son étude sur Les Réformistes, une génération canadienne-française au milieu du XIXe siècle (Boréal, 2009) le Prix de la présidence de l'Assemblée nationale ainsi que le prix Clio-Québec.  Cet historien vient de sortir un ouvrage qui remet en question la vision que certains ont du Québec de la prétendu Grande Noirceur.

En effet, les Québécois n’aiment guère leur passé, du moins celui d’avant 1960. Dans les débats publics, toute évocation un peu aimable du Québec d’auparavant est rapidement suspecte de sympathie envers la « Grande Noirceur ». Or, c’est moins un retour aux sources que la possibilité d’un recours aux sources qui fait cruellement défaut à la société québécoise, selon Éric Bédard. Les débats, les doutes et les erreurs des devanciers devraient pouvoir éclairer davantage le présent et l’avenir.

En onze études brèves portant sur la culture et la politique québécoises au xxe siècle, l’auteur montre que le glorieux récit de la Révolution tranquille, largement fondé sur le rejet du passé, masque des réalités historiques paradoxales. Il découvre des thèmes religieux dans la pensée felquiste, par exemple, et du socioconstructivisme chez un pédagogue jésuite des années 60. Pendant qu’au Canada anglais le trudeauisme débouchait en fin de compte sur un patriotisme sentimental, au Québec les indépendantistes vidaient peu à peu leur projet de son contenu national…

Mario Dumont s'entretient avec l'historien Éric Bédard


Dans le succès populaire de la chanson Dégénérations (vidéo ci-dessous), comme naguère dans la réhabilitation partielle de Maurice Duplessis par René Lévesque, Éric Bédard décèle une exigence semblable à celle qu’il ressent: celle d’assumer plus sereinement notre passé, pour préserver la possibilité d’échapper aux dogmes du présent, et éviter de devenir étrangers à nous-mêmes. Comme Éric Bédard le dit « En écoutant [la première fois] les premiers couplets, j’ai été saisi. Cette déférence envers les ancêtres qui avaient labouré la terre, surmonté la misère, fait des enfants tranchait tellement avec l’air du temps. Enfin, me dis-je, on se référait au passé sans emprunter les chemins de l’autodénigrement ou de la honte de soi. »


Comme l’a montré la recherche historique des dernières décennies, le Québec d’avant 1960 s’urbanisait et se syndiquait au même rythme que l’Ontario; une bourgeoisie canadienne-française considérait le relèvement économique comme une condition essentielle de la reconquête nationale; Duplessis mit en place un excellent réseau de collèges techniques et fit construire plusieurs centaines d’écoles pour se conformer à la Loi sur l’instruction obligatoire (qu’il avait combattue); les femmes à la tête des congrégations féminines dirigèrent d’énormes établissements; les militants de l’Action catholique des années 1940 et 1950 furent souvent à l’origine de réformes introduites durant la Révolution tranquille; une vie culturelle dynamique prit son envol bien avant la mythique Révolution tranquille; les extrémistes de droite d’avant 1960 furent probablement moins nombreux que les maoïstes des années 1970.


La Grande Noirceur et les fruits de la Révolution tranquille dans un cahier d'activités ECR
 Page 56 — cahier-manuel d'éthique et de culture religieuse Entretiens II pour la 1re  secondaire des éditions La Pensée (autres pages ici)

Pour les jeunes parents du milieu ouvrier qui achetaient leur premier pavillon alors que, dans les années 1930, ils avaient grandi dans les taudis de Saint-Henri, le Québec des années 1950 était rempli de promesses. Pour certains, « progressistes », il y eut sans doute une «Grande Noirceur», mais pour d’autres, il n’en fut rien. L’appréciation du passé par ceux qui l’ont vécu est très subjective. Quant à la société globale, les recherches historiques les plus sérieuses vont toujours dans le même sens: si nos élites se méfièrent de l’État jusqu’en 1960, le Québec d’avant la Révolution tranquille ne fut pas isolé du reste du monde qu'ils s'agissent des mutations scientifiques, techniques, industrielles, politiques ou culturelles.


Éric Bédard sur le rôle de l’historien dans la société :
« Il s’agit d’expliquer le passé en tant que tel, d’expliquer comment les gens du passé voyaient les choses et non pas comment ils auraient dû voir les choses. »



Recours aux sources
par Éric Bédard
aux éditions Boréal
280 pages
Montréal, septembre 2011
ISBN : 9782764621097
À 27,95 $


Voir aussi

Êtes-vous catho-laïques ? (Mathieu Bock-Coté sur cet ouvrage)

Le « mythe » de la Révolution tranquille

Héritage de la Révolution tranquille : lent déclin démographique du Québec ?

La Grande Nouérrceurrr : portrait de famille monochrome, rictus, pénurie francocentrique et ânonnements (5 pages dans un cahier ECR utilisé en classe)

Révolution tranquille : Entre imaginaire et réalité économique et sociale

1 commentaire:

Durandal a dit…

Décidément, La « Grande Noirceur » a mal à son mythe. Après Les origines catholiques de la Révolution tranquille et Duplessis, son milieu, son époque, Recours aux sources vient consolider cette nouvelle historiographie, plus mature & factuelle, mieux balancée, en rupture avec le métarécit progressiste biaisé hérité des années 1960-1970. Il reste maintenant à démystifier l’autre phase de la soi-disant Grande Noirceur, la période s’étalant de 1840 jusque vers 1930.

Une chose que je constate avec étonnement, chez les professeurs de français au cégep (archi-gauchistes évidemment), c’est qu’ils admettent volontiers que ce qu’ils appellent « l’idéologie de conservation » a permis de sauver le peuple canadien français de la dissolution au XIXe siècle. Leur argument est que ce « repli rétrograde mais nécessaire » (ou ce conservatisme salutaire) aurait été dépassé par le début du XXe siècle, et par conséquent que le clergé et les traditionalistes seraient coupables d’avoir maintenu le Canada Français dans un état d’arriération inutile, artificiel et injustifié. Leurs attaques basses et vicieuses contre le traditionalisme se concentrent donc sur la production littéraire des années 1910-1950. On passe d’ailleurs vite sur cette matière : l’essentiel est de faire acquiescer les élèves que les idées et la culture de cette époque sont répugnantes.

Quant à la production « littéraire » et « artistique » (j’insiste sur les guillemets) des années 1960-1980, elle est longuement examinée, exaltée et défendue sous toutes ses coutures (et déconfitures).

Malheureusement, on tient trop à nos mythes historiques. Cela fait un demi-siècle que les médiévistes ont mis en pièces l’image tronquée du Moyen Âge obscure, barbare, ignorant et sanguinaire. Pourtant cette image reste celle que les gens ordinaires ont de cette époque. Les mythes sont trop utiles. Il y a une coupure entre le milieu des historiens et le grand public.

Ces travaux sont bons pour la dignité intellectuelle de ceux qui en ont assez pour se poser des questions et aller chercher l’information, et contribuent à l’exercice du devoir de mémoire envers nos ancêtres. Mais même si on rejette la Grande Noirceur dans une partie du milieu académique, ça restera un mythe populaire jusqu’à ce qu’il n’existe même plus de peuple pouvant perpétuer ce mythe populaire.