vendredi 8 avril 2016

Rémi Brague : Y a-t-il un islam des Lumières ?

Extraits d’un article du Point (de Paris) paru le 18 novembre 2015.

Rémi Brague (ci-contre), vous avez affirmé que l’islam a un « lien génétique avec la violence »...

– Je récuse l’image biologique, qui n’est pas de moi. J’ai simplement rappelé que les assassinats de Paris avaient un précédent. Le Prophète avait fait la même chose lorsqu’il n’était plus persécuté à La Mecque, mais au pouvoir à Médine. Il avait envoyé des assassins tuer trois chansonniers, l’équivalent des journalistes à l’époque. Les tueurs de Charlie Hebdo s’inspiraient d’une manière trop littérale de celui que le Coran appelle le « beau modèle ». Ils ont dû se dire que, puisque le Prophète l’avait fait, c’était licite. Je souhaiterais que ces événements invitent à une réforme ou à une reconsidération des sources de l’islam, sur lesquelles je suis moins optimiste que Tahar Ben Jelloun.


Le 26 novembre 2013, le pape a écrit que « l’affection envers les vrais croyants de l’islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence ». Rémi Brague, dans un article de la revue « Commentaire » (printemps 2015), vous faites part de votre perplexité sur le jugement du pape.

– Je suis en effet perplexe. Car qui a le droit de dire ce qu’est le véritable islam ? Si quelqu’un le peut, ce n’est certainement pas un non-musulman. Que dirait-on si le dalaï-lama disait : « Voici le vrai christianisme et voici le faux » ? L’un des graves problèmes des musulmans est justement qu’il n’y a personne pour dire ce qu’est le « vrai islam ». L’absence d’une autorité centrale relativise toujours la légitimité de celui qui parle. Car les gens de l’État islamique disent aux « modérés » : c’est vous, les mauvais musulmans ; vous êtes des tièdes, des traîtres, etc. Quant à leur drapeau noir [voir encadré ci-dessous], c’est une sorte de citation de celui de la révolution qui, en 750, a renversé la dynastie des Omeyyades pour instaurer le califat des Abbassides. En revanche, brûler vif quelqu’un, comme le pilote jordanien, c’est trahir une déclaration du Prophète. Car le feu, c’est l’enfer, et seul Dieu a le droit d’y avoir recours. Du coup, l’islam acceptera la décapitation, ce qui n’est d’ailleurs pas très sympathique non plus. « Contextualiser », comme on le clame ? Mais qui va pouvoir dire que le même contexte ne peut se reproduire si certains musulmans prétendent que l’islam est menacé ? Si le Prophète est le « bel exemple » dans telle circonstance, même conjoncturelle, pourquoi ne pas l’imiter ?

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Ce malheur ne s’exprime-t-il pas à travers le fossé entre les intellectuels de culture musulmane et ces musulmans que l’islam des Lumières n’intéresse pas ?

– Je suis heureux que vous parliez de l’islam des Lumières. La première lumière à faire aujourd’hui concerne les origines mêmes de l’islam. Vous avez évoqué le récit traditionnel sur la naissance du Coran, dicté à Mahomet, puis mis par écrit sous le calife Othman. Or, plus aucun savant n’accepte ce récit, qui est plein de contradictions. On découvre des sources des récits coraniques dans les textes apocryphes juifs et chrétiens. La date réelle de la rédaction du Coran est controversée. On y voit de plus en plus une œuvre collective. Et même le cadre de toute cette histoire n’est peut-être pas uniquement le Hedjaz [la région ouest de l’actuelle Arabie saoudite]. Il y a là tout un travail à faire. Quelques musulmans s’y attellent déjà. Souhaitons qu’ils soient plus nombreux et qu’on les écoute dans leur communauté.

L’islam des Lumières est-il une fiction pour vous ?

– Il l’est, hélas !, en grande partie. Le fameux hadith sur le devoir de chercher le savoir, même en Chine, est en fait un éloge des gens qui vont chercher, justement, des hadiths... Il y a eu des gens éclairés et éclairants, mais sans grande influence sur la société. Notamment parce que la philosophie, qui a joué un grand rôle dans le décollage intellectuel de l’Europe, n’a jamais été institutionnalisée en islam. Farabi, Avicenne, Averroès étaient d’immenses philosophes, mais la philosophie n’était pas leur métier. Il y avait des écoles où l’on enseignait le droit islamique, mais pas les sciences profanes. Ainsi, la prétendue « plus vieille université du monde », la Zitouna de Kairouan, n’était pas une université en notre sens. En Europe médiévale, tous les juristes, médecins, théologiens avaient commencé par faire un peu de philosophie. Les Arabes ont eu au VIIe siècle la chance de s’emparer des régions les plus fécondes intellectuellement. Les grands penseurs de l’Antiquité tardive, philosophes, astronomes, médecins, venaient d’Égypte ou de l’actuelle Turquie, d’Irak, de Syrie et de Perse. Les Arabes ont « ramassé la cagnotte » en parvenant à unifier ces cultures par une même langue et en traduisant les textes philosophiques et scientifiques du syriaque ou du grec à l’arabe, pour ensuite les prolonger.


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Dans votre article consacré au « vrai islam », vous affirmez que celui-ci n’est pas qu’une religion, mais aussi une législation constituant une totalité organique. Peut-on aider les musulmans à dissocier les deux pour s’adapter à la laïcité ?

– Ce n’est évidemment pas aux non-musulmans de procéder à ce que certains appellent la « réforme de l’islam ». Elle ne peut venir que des musulmans eux-mêmes. Notre erreur est de projeter sur les autres notre vision de ce qu’est la religion, vision issue du christianisme. Nous disons aux musulmans : nous acceptons votre religion, mais sans la charia. Sans comprendre que l’islam est un système de normes où l’unique législateur légitime est Dieu. Comment voulez-vous qu’à leurs yeux les lois de la République fassent le poids ? Mettons-nous à leur place. Je ne partage pas leur raisonnement, mais il a sa cohérence. Si dans le Coran il est dit deux fois aux femmes de se voiler, M. Hollande y peut-il quelque chose ? Tant que les musulmans ne procéderont pas à une autre lecture de leurs sources, le Coran et les hadiths, nous serons dans une impasse. Si le Coran a Dieu pour auteur, une loi humaine peut-elle s’y opposer ? Répéter que l’islam doit se soumettre aux lois de la République n’est pas très crédible.

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Faut-il interdire le voile à l’université ?

– Le problème est de savoir ce que l’on entend par cette « interprétation » dont tout le monde parle. Saint Paul a demandé aux femmes de prier voilées. Mais il n’était qu’un homme vivant dans une culture qui avait des habitudes vestimentaires déterminées ; on peut donc remonter de la lettre (se voiler) à l’intention (s’habiller décemment). Tandis que l’auteur de l’injonction de se voiler dans le Coran est censé être Dieu lui-même qui, éternel et omniscient, a prévu tous les cas. La seule « interprétation » possible sera alors celle du sens du mot « voile » : légère mantille ? foulard ? prison noire ambulante ? Si c’est Dieu qui le demande, il n’est pas commode de passer outre ses ordres. En tant que professeur d’université, je ne vois pas comment on pourrait y interdire le foulard si les étudiantes sont majeures...

Est-ce que cette progression de l’islam en Europe est le signe d’un déclin spirituel de l’Occident, comme l’affirment certains ?

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– Osons poser les bonnes questions. Vous pensez que les immigrés vont vous submerger ? Mais vous n’avez pas d’enfants. De quoi vous plaignez-vous ? Vous craignez et enviez à la fois ces gens qui « y croient » tellement qu’ils se font sauter ? Mais vous crachez sur vos propres traditions religieuses. De quoi vous plaignez-vous ?

Si l’islam doit se réformer, l’Occident doit lui aussi procéder à une « réforme intellectuelle et morale », comme disait Renan. L’Occident dispose en lui des ressources spirituelles nécessaires. Encore faut-il qu’il accepte d’y puiser.


Incidemment, parce que Tahar Ben Jelloun, le romancier, a prétendu dans le même numéro du Point qu’« Il n’y a jamais eu de drapeau noir dans l’islam », on trouvera ci-dessous quelques faits sur l’étendard noir de Daech :

– Seuls les hadiths (qui relatent paroles, faits et gestes attribués au prophète), et non le Coran, font mention d’un étendard du prophète, de couleur blanche, noire ou jaune.

– La bannière noire est citée dans plusieurs prophéties évoquant la fin des temps et le retour du Mahdi (envoyé d’Allah).

– Un hadith est plus souvent rappelé : « Du Khorassan (Afghanistan) émergeront les bannières noires que nul ne pourra refouler...».

– Selon les hadiths, le prophète a ainsi combattu à différents moments en brandissant des étoffes noires ou blanches. Ce qui explique pourquoi salafistes et djihadistes utilisent aujourd’hui ces deux couleurs (les talibans afghans arborent une bannière blanche).

- « Ce drapeau a retrouvé un rôle prééminent durant le VIIIe siècle, alors qu’il était employé par le chef de la révolution des Abbassides Abou Mouslim qui dirigea une révolte contre le clan et le califat des Omeyyades », selon M. Difraoui.

- « La couleur noire est évidemment l’emblème de la révolte (...), le symbolisme est assez clair », confirme Constant Hames, islamologue français.

– Le texte en blanc sur fond noir en haut du drapeau est le début de la « chahâda » (« Il n’y a de dieu que Dieu »), premier pilier de l’Islam et profession de foi des musulmans. Au centre, le sceau du prophète, — ou prétendu tel — en forme de cercle. Trois mots y sont inscrits, dans une calligraphie rudimentaire, dans le style koufique : Allah (Dieu), Rasoul (prophète), Mahomet, qui doivent être lus de bas en haut.

– Le sceau est celui que l’on retrouve au bas de missives adressées « aux rois de la Terre » et attribuées à Mahomet — dont l’authenticité est d’ailleurs discutée —, qui appellent les souverains d’Éthiopie, de Perse, de Byzance, du Bahreïn et d’Égypte à embrasser l’islam.

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Ali Harb : « L’islam ne peut pas être réformé »

François Jourdan : Islam et christianisme, les impasses du dialogue interreligieux actuel


Ali Harb : « L’islam ne peut pas être réformé »

Ali Harb (ci-contre) est un écrivain et philosophe libanais. Il est professeur de philosophie à Beyrouth. Nous ne partageons pas tous ses constats ou opinions ; mais son éclairage en direct du Levant nous paraît intéressant pour la lumière qu’il projette sur l’islam, philosophique et politique.

Quelle relation l’islam entretient-il avec le terrorisme qui sévit actuellement partout dans le monde ? 

Depuis les attentats du 11 septembre, cette question fait souvent la une de la presse et déchaîne des polémiques passionnées, voire haineuses. Certains affirment que le terrorisme est une aberration n’ayant aucun rapport avec l’islam en tant que tel ; ils sont traités d’aveugles. D’autres pensent que cette religion, aux antipodes du christianisme, est fondamentalement violente ; ils sont qualifiés d’islamophobes. 

Les deux camps font parfois référence à tel ou tel verset du Coran, espérant par ce moyen démontrer la barbarie de l’islam ou bien sa nature tolérante. Mais procéder ainsi, c’est oublier qu’une religion ne peut jamais être réduite à un livre fondateur, puisqu’elle est avant tout une pratique millénaire qui s’est cristallisée en une multitude d’institutions et de formes culturelles ; c’est comme ramener tous les régimes communistes au seul Capital de Marx.

Un tel retour aux textes fondateurs pour y déterrer l’essence d’une religion, Ali Harb refuse de le pratiquer. Selon cet écrivain et philosophe libanais, une simple lecture du Coran montre que celui-ci dit tout et son contraire. Il faudrait donc adopter une méthode différente, aborder l’islam sous un autre angle : en tant que doctrine du salut, c’est-à-dire comme un système de pensée qui, à l’instar du christianisme et du judaïsme, mais également des « religions » du XXe siècle telles que le communisme et le fascisme, prétend détenir la vérité absolue. Pareille approche dévoile un potentiel terroriste bien réel inhérent à l’islam, idée que Harb développe dans son dernier ouvrage, Le Terrorisme et ses créateurs : le prédicateur, le tyran et l’intellectuel.


Il semble que la définition implicite du terrorisme qui sous-tend les thèses de votre livre est assez large, qu’elle s’applique autant à des actes de violence qu’à des systèmes de pensée…

— En effet, je pense que le terrorisme est surtout une attitude intellectuelle, celle de l’homme qui se croit le seul possesseur de la vérité absolue, le seul autorisé à parler en son nom. Cette vérité pourrait relever du domaine religieux, politique, social ou moral ; elle pourrait concerner Dieu, la nation, le socialisme, la liberté ou l’humanisme. Le terrorisme est également une manière d’agir : celui qui se croit l’unique possesseur de la vérité se comporte avec l’autre, le différent ou l’opposant, en ayant recours à une logique de l’exclusion, que ce soit au niveau symbolique — le takfir et l’excommunication, la déclaration de quelqu’un comme traître à la patrie — ou au niveau physique — l’éradication, le meurtre. La devise du terroriste : pense comme moi, sinon je t’accuse et te condamne. C’est en ce sens que le terrorisme est perpétré par le prédicateur détenteur d’un projet religieux, le tyran porteur d’un projet politique, ou l’intellectuel promoteur d’un projet révolutionnaire pour transformer la réalité. Le prédicateur excommunie, le tyran condamne et déclare quelqu’un comme traître, l’intellectuel théorise et le militant ou le jihadiste agit et tue. D’ailleurs, le sort de toute pensée fanatique, de toute doctrine sacrée, est de se transformer en un régime totalitaire ou en une organisation terroriste. Ainsi, des régimes laïques tels que le stalinisme, le nazisme et d’autres, théocratiques, comme le régime de Khomeiny ou le mouvement des Frères musulmans, sont sur un pied d’égalité.


Le terrorisme islamiste a-t-il subi l’influence de ces régimes totalitaires ?

— Les promoteurs des nouveaux projets religieux ont sans doute été influencés par les exemples de Franco, d’Hitler et de Mussolini, par leurs moyens de gouverner et leurs techniques de contrôler les hommes en les mobilisant et les remodelant pour en faire un troupeau scandant inlassablement un même slogan. Ce dualisme du dirigeant déifié et de la foule qui l’adore est une création assez récente. Mais d’un autre côté, les régimes totalitaires, malgré la modernité et la laïcité de leurs projets, sont une rémanence de la pensée religieuse, comme en témoigne la sacralisation de leurs doctrines et de la figure du dirigeant unique.

Dans quel sens dites-vous qu’un musulman modéré et tolérant est une chose qui n’existe pas ?

— Toute religion monothéiste est en soi, de par sa définition même, un réservoir inépuisable de pratiques violentes. [Note du carnet : nous croyons modérément dans cette idée reçue quant aux pratiques violentes à moins d’admettre que toute personne militante, même athée, peut paraître violente ne fût-ce qu’en paroles ou par son refus du compromis.] C’est l’une de ses potentialités toujours présentes, une sorte de virus logé au sein de ses gènes culturels. Tant que la religion est fondée sur l’exclusion de l’autre, sur le dualisme du croyant et de l’impie, du fidèle et de l’apostat, il est impossible de la comprendre autrement. Dans l’islam, la violence est encore accrue par un dualisme supplémentaire, celui de la pureté et de la souillure. C’est le scandale de la pensée religieuse islamique : le non-musulman est un être souillé, impur ; c’est une des plus viles formes de violence symbolique. De là vient mon affirmation qu’il n’y a pas de musulman fidèle aux dogmes et pratiques de sa religion qui soit modéré ou tolérant, sauf s’il est hypocrite, ignorant de sa doctrine ou en a honte. L’exemple le plus flagrant est la relation entre sunnites et chiites. L’ouverture de ces deux groupes, l’un vis-à-vis de l’autre, ne s’est pas faite, après des siècles de conflits et d’hostilité, grâce à de prétendues valeurs de modération et de tolérance qui seraient inhérentes à leurs doctrines, mais à cause de leur intégration dans les institutions de la société moderne : l’école, l’université, le marché économique, l’entreprise… Et lorsque chacun a régressé vers sa doctrine originelle, le conflit a éclaté de nouveau, mais d’une manière encore plus cruelle et destructrice, comme en témoignent actuellement les guerres dévastatrices entre les milices sunnites et chiites, ce qui me fait dire que nous sommes en présence de deux « religions » plus hostiles l’une à l’autre qu’envers l’Occident ou Israël. Tel est le sort de celui qui tient radicalement à préserver la pureté de son identité et de ses origines : exercer le racisme, l’extrémisme et la violence sous leurs formes les plus horribles. Ainsi, les jihadistes sunnites et chiites sont pareils, tous étant fondamentalement takfiristes, mus par la vengeance et la volonté d’éradiquer l’autre.

Vous dites que les religions ne deviennent tolérantes qu’après leur défaite. La seule solution pour nos sociétés serait-elle donc de vaincre l’islam comme l’Europe a vaincu le christianisme durant le siècle des Lumières ? Ou bien l’islam peut-il être réformé ?

— L’islam ne peut pas être réformé. Les tentatives de réformes qui se sont succédé depuis plus d’un siècle, que ce soit au Pakistan, en Égypte ou ailleurs, ont toutes échoué et n’ont engendré que des modèles terroristes. C’est pourquoi je ne compte pas sur le renouveau du discours religieux réclamé par certains musulmans et même certains laïques. La seule issue est la défaite du projet religieux tel que l’incarnent les institutions et les pouvoirs islamiques avec leurs idées momifiées et leurs méthodes stériles. Par ailleurs, je suis très critique à l’égard du concept de « tolérance », l’un des scandales de la pensée religieuse en général, puisqu’il implique une sorte d’indulgence de la part du croyant envers l’autre différent de lui, tout en considérant en son for intérieur que cet autre est un pécheur, un impie et un renégat, ou même une honte pour l’humanité. Ainsi, la tolérance annule toute possibilité de dialogue ; seule la pleine reconnaissance d’autrui permet à quelqu’un de briser son narcissisme, de dialoguer avec l’autre, de l’écouter et d’en tirer bénéfice afin de créer des espaces de vivre-ensemble d’une manière fructueuse et constructive.


Peut-on comprendre la montée actuelle du terrorisme comme un signe du dynamisme et de la vitalité de l’islam, ceci étant donné que vous considérez la violence comme une des potentialités inhérentes à toute religion monothéiste ?

— Parler de la vitalité du phénomène religieux nous ramène à une formule célèbre attribuée à Malraux et concernant le « retour du religieux ». La religion est évidemment de retour, mais c’est un retour terrifiant qui a transformé le jihadiste en un prince terroriste, en un monstre et un bourreau. Mais il ne faut pas se laisser ensorceler par des mots tels que « retour » ou « vitalisme ». Tout phénomène ou activité possède deux aspects : initialement bénéfique, il peut dégénérer et produire des effets nocifs si l’on ne réussit pas à le modifier pour le faire évoluer. C’est ce qui arrive actuellement en France : son modèle social et économique, le meilleur en Europe, s’est usé et a maintenant besoin d’être renouvelé, ce que la France semble incapable de faire. Pour toutes ces raisons, je dis que le projet religieux de l’islam, ainsi qu’il a été reformulé il y a plus d’un siècle, n’exprime ni vitalité ni créativité ; il se réduit à une simple régression vers le passé, une réaction, motivée par un désir de vengeance contre l’Occident qui a réveillé la civilisation islamique de son sommeil. Je dis également que le projet de l’islam contemporain a échoué partout où des islamistes se sont emparés du pouvoir, et que des organisations terroristes comme Daech et ses semblables travaillent eux-mêmes à leur propre destruction et à celle du projet religieux en général. J’entends par là que les sociétés arabes devraient traverser tous ces malheurs, ces catastrophes, ces massacres et ces guerres civiles afin de se convaincre que l’islam n’est plus valable pour construire une civilisation développée et moderne. Il n’y a pas de réconciliation possible entre l’islam et la modernité ou l’Occident. Le projet islamiste d’établir un califat et le règne de la charia est une régression par rapport aux acquis de la civilisation. La seule issue, s’il y en a une, pour sortir de cette impasse, c’est d’accomplir un travail d’autocritique, de désislamisation, afin de retirer le qualificatif d’« islamique » à nos partis politiques, nos États et nos sociétés. Seulement alors serons-nous capables de s’ouvrir à l’autre, de traiter avec notre tradition et le monde qui nous entoure d’une manière constructive et créative, et de contribuer ainsi au progrès de la civilisation.


Quelle est la nature de la relation entre le terrorisme et les régimes arabes qui se prétendent laïques ?

— Les régimes arabes n’ont jamais été ni laïques, ni démocratiques, ni progressistes. Ces mots ne sont que des slogans vides de sens dont la fonction est de légitimer la prise du pouvoir. Ces régimes engendrent le terrorisme qui, à son tour, leur fournit une raison d’être, une justification pour se maintenir au pouvoir et exercer encore plus d’oppression.


Pourquoi dites-vous que les élites intellectuelles ont contribué à la montée du fondamentalisme religieux ?

— Ils y ont contribué de deux manières. Premièrement, par l’échec de leurs projets de modernisation et de réforme. Leur attitude était utopique. Ils se sont comportés avec les idées qu’ils ont proposées d’une manière simpliste, les prenant pour des vérités absolues, des modèles préétablis n’ayant besoin d’aucune modification pour pouvoir s’appliquer à la réalité. Tandis qu’une idée, en passant d’une personne à une autre, d’une société à une autre, doit subir une sorte de transformation créative afin qu’elle puisse être efficacement implémentée dans un domaine ou un autre. Deuxièmement, certains intellectuels ont soutenu les régimes despotiques, dans leurs deux versions laïque et théocratique, sous prétexte que ceux-ci luttaient contre l’hégémonie des grandes puissances étrangères et à leur tête les États-Unis. Le plus fameux parmi ceux qui ont défendu cette position est probablement Chomsky, qui considère que la crédibilité de l’intellectuel se mesure en fonction de son opposition à la politique des États-Unis. Il a tracé le chemin à beaucoup d’intellectuels arabes qui se sont ainsi jetés dans les bras des tyrans.

Source : L’Orient littéraire (Beyrouth, Liban)

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